Phénoménologie de l'amour

Jean-Luc Marion, Le phénomène érotique, Grasset, 2003

L'amour nous en parlons toujours, nous l'expérimentons souvent, mais nous n'y comprenons rien, ou presque.

L'amour ne dérive pas de l'ego, mais le précède et le donne à lui-même.


Non seulement nous n'avons plus de concept de l'amour, mais nous n'avons même plus de mot pour le dire. "Amour" ? Cela sonne comme le mot le plus prostitué - à strictement parler le mot de la prostitution ; d'ailleurs, nous en reprenons spontanément le lexique : on le "fait" comme on fait la guerre ou des affaires, et il ne s'agit plus que de déterminer avec quels "partenaires", à quel prix, pour quel profit, à quel rythme et combien de temps on le "fait". Quand à le dire, le penser ou le célébrer - silence dans les rangs [...] Déclarer "je t'aime" sonne, dans le meilleur des cas, comme un obscénité ou une dérision, au point que, dans la bonne société, celle des instruits, plus personne n'ose sérieusement proférer un tel non-sens. p12-13

Il faut saluer la tentative de Jean-Luc Marion (phénoménologue spécialiste de Descartes) d'une philosophie et d'une phénoménologie de l'amour qui était bien nécessaire. Nécessaire à la philosophie, qui a eu trop de mépris pour l'amour charnel depuis le Banquet de Platon. Nécessaire à l'amour sans doute, de nous donner des mots pour le dire. Ce n'est pas que le résultat soit complètement satisfaisant, sa valeur étant surtout de mettre en musique, si on peut dire, quelques aspects du témoignage de la psychanalyse sur l'amour, donner une description phénoménologique du "désir de désir" de Lacan, du désir comme désir de l'Autre, ou bien que "l'amour c'est donner ce qu'on n'a pas", etc. La littérature ou certaines chansons d'amour peuvent être bien supérieure à la philosophie en cette matière, mais il n'est pas inutile de tenter de remonter aux concepts eux-mêmes. On ne peut en rester au désir mimétique, à la rivalité ou la jalousie, "vérité romanesque" que René Girard oppose au "mensonge romantique".

"Il faut parler d'amour comme il faut aimer - en première personne [...] Je n'aime pas par procuration, ni par personne interposée, mais en chair et cette chair ne fait qu'un avec moi" p21. Il y a un certain courage à s'avancer sur ce terrain et il faut reconnaître que Jean-Luc Marion se mouille et parfois nous touche au plus intime. On peut penser qu'il donne un point de départ relativement solide même s'il faudra l'enrichir et le corriger par d'autres études phénoménologiques ou psychanalytiques. Malgré un style trop lourd et répétitif, on peut sentir à la lecture une certaine excitation érotique ou retrouver des pans entiers de sa propre expérience. Pas toujours.

Il y a souvent une grande part d'arbitraire dans les descriptions phénoménologiques, un manque de rigueur de l'expression, mais on a surtout l'impression parfois d'une grande naïveté et d'un parti-pris un peu trop dogmatique où, par exemple, le corps biologique ne compte plus vraiment, devenu entièrement chair pour l'autre, comme si les humeurs épousaient complètement les rapports amoureux sans y apporter de perturbations extérieures. Il faudrait donc être moins unidimensionnel, nuancer des jugements (comme l'impossibilité d'un auto-érotisme que le narcissisme dément, erreur du même ordre que lorsque Husserl prétendait qu'on ne pouvait se parler à soi-même). On ne peut ignorer le poids des souvenirs, de la persistance des références parentales, des pressions sociales diverses, des contraintes matérielles. L'amour n'est jamais pur quand il s'incarne.

Ce qui est le plus agaçant dans ce livre, c'est l'expression "réduction érotique", répétée à satiété ! C'est une expression qui se veut technique et qui ne signifie ni une véritable réduction, ni quoique ce soit d'érotique. C'est simplement la description de "l'attitude amoureuse" et de ce qu'elle implique en tant que telle. Le terme de réduction est un concept fondamental de la phénoménologie de Husserl, signifiant qu'on élimine les caractères contingents pour ne garder que l'intentionalité elle-même et ses déterminations subjectives dans l'abord de son objet (on se réduit à la relation amoureuse en tant que telle à l'exclusion de toute autre considération). On aurait pu se passer de ce leitmotiv monotone qui nuit à la compréhension et frise souvent le ridicule.

Il est difficile aussi de prendre au sérieux la sorte de confiance absolue dans la fidélité amoureuse dont l'auteur fait preuve malgré une infidélité constitutionnelle du désir, puisqu'il prétend qu'un amour malheureux est aussi accompli qu'un amour partagé et qu'on reste fidèle toute sa vie à tous ses amours ! Il y a bien là un fond de vérité, en plus d'une très grande consolation, mais qui reste tout de même un peu trop idéaliste, trop loin des réalités vécues. De même s'il est intéressant de revaloriser la jalousie, en soulignant que Dieu lui-même peut être jaloux, c'est ici une jalousie idéale sans commune mesure avec les jalousies maladives des amants.

L'erreur la plus manifeste me semble l'analyse de l'énamoration qu'il fait partir d'une décision arbitraire, tombée du ciel, de "l'avance de l'amant" entièrement gratuite et que rien ne semble justifier, pour découvrir à la fin qu'il tirait à son insu toute son assurance de l'autre, de façon encore plus mystérieuse et absolue. En fait, les choses se passent tout autrement, par petits pas, rapprochements progressifs, encouragements mutuels avant l'emballement final qui n'est dès lors plus du tout arbitraire, même s'il reste contingent et s'il est même toujours très improbable d'en réunir les conditions. Plutôt que moments logiques paradoxaux et bien séparés, on a donc une boucle de rétroaction positive, un ajustement mutuel, ce qui sauve la possibilité d'une véritable réciprocité où chacun est reconnaissant des avances de l'autre. Nous ne sommes pas condamnés à l'amour malheureux qui est un amour fou, d'aimer qui ne nous aime pas.

La philosophie de l'amour

Le désir précède le savoir. La philo-sophie n'est pas science des objets mais érotique de la vérité (de l'être de l'étant). On a bien besoin aussi d'une philosophie de l'amour pour "tous ceux qui aiment sans savoir ce que l'amour veut dire ni ce qu'il leur veut, ni surtout comment lui survivre" p10. En effet, l'expérience amoureuse (érotique) n'est pas sans une stricte rationalité qui ne doit pas être ravalée au sentimentalisme, à la pornographie, ni même à l'épanouissement personnel ! "Certes le désir et le serment, l'abandon et la promesse, la jouissance et sa suspension, la jalousie et le mensonge, l'enfant et la mort, tous ces événements échappent à une certaine définition de la rationalité [...] ils relèvent d'une autre figure de la raison, d'une plus grande raison" p15, d'une raison érotique !

Pour l'auteur, il n'y aurait fondamentalement qu'un seul amour et non plusieurs formes (divisées entre bienveillance et possessivité, générosité et narcissisme, amour et amitié, charnel et sublime) car ces différentes formes s'interpénètrent. Il est difficile de saisir la véritable portée de cette affirmation qui regroupe des formes très disparates alors qu'on comprend beaucoup mieux la primauté de l'amour et sa rationalité. En tout cas, il est important de souligner que l'amour n'est pas une passion facultative du sujet, une perturbation regrettable de ses facultés. L'homme se définit par ceci qu'il aime (contrairement aux animaux et aux machines), on ne peut arriver à l'amour à partir de l'ego, c'est l'amour qui nous donne naissance comme sujet (avant la culpabilité qui est curieusement absente ici ainsi que toute la cruauté de l'amour, la déchéance de l'amoureux transi, la détresse de l'abandon, sans parler des coups tordus de la castration recouverts pudiquement du voile de l'amour et d'une conscience transparente à elle-même en fin de compte).





Le manque à être

Le "connais-toi toi-même" de la philosophie tend vers l'auto-suffisance, l'amour-propre, voire le développement personnel et donc ce qu'on peut appeler la jouissance de l'idiot, jouissance solitaire, rêve d'une autonomie absolue que l'amour réfute. "L'amour ne dérive pas de l'ego, mais le précède et le donne à lui-même". Je ne suis qu'en tant qu'aimé (p44). Le lieu de la vérité est le lieu de l'Autre. Il me faut une assurance venue d'ailleurs, c'est pour cela que je suis suspendu à la question "m'aime-t'on?" qui "détermine originairement ce que je suis par ce pour qui je suis" p45, altérité radicale de l'ego à lui-même. Il y a donc remise en cause de la philosophie comme discours du M'être.

Je dois faire mon deuil de l'autonomie. 48

Je ne suis assuré de moi qu'à partir d'ailleurs. 73

A la question "M'aime-t'on ?", une réponse seulement affirmative ne suffit pas - seul l'excès qui surprend et surpasse suffirait. 79

Je ne peux pas très longtemps persévérer dans l'être si je n'obtiens pas vite une réponse positive à la question "m'aime-t'on?" 85

Ce qui me constitue, ce n'est pas ce que je fais mais mon désir, ce qui me manque, ce que j'attends. "Il ne se passe rien tant que j'attends ; à chaque instant, je peux dire : encore rien, toujours rien [...] Soudain, il se passe quelque chose ("ça y est, la voilà") [...] attendu mais imprévu" p59. Si le désir n'est pas assez décidé ("à quoi bon"), n'attendre plus rien de la vie c'est déjà ne plus exister vraiment.

La haine de soi

Non seulement nous devons faire notre deuil de l'autonomie, mais on se suffit si peu de soi qu'on ne pourrait éviter d'avoir une certaine haine de soi et de nos insuffisances, à trop bien se connaître ! C'est par l'amour de l'autre, qui nous sauve de la haine de soi, que nous pouvons devenir aimables et nous aimer nous-mêmes. C'est le désir de l'autre qui me fait vivre.

La connaissance de soi, non seulement ne va pas de pair avec l'amour de soi, mais elle l'interdit. 95

Il n'y avait simplement pas lieu d'aimer, car rien, surtout pas moi, ne mérite qu'on l'aime [...] mais j'en vaux bien un autre. 96

Autrui s'offre toujours d'abord comme celui que j'aime le plus haïr [...] qui me délivre de la haine de soi. 100
Celui que je hais et qui devrait m'aimer. 101

Je ne me découvre aimable qu'autant qu'autrui me dit et m'assure que je fais fonction d'amant [...] Je cesse de me haïr par la médiation d'autrui. 328

Je crois plus ce qu'il me dit que ce que je me suis jamais dit. 330

La déclaration d'amour (l'avance de l'amant)

On est là encore dans une certaine ambiguïté. Il est effectivement nécessaire de souligner, comme Jean-Luc Marion le fait, que l'amour n'est pas de l'ordre de la réciprocité marchande mais du don inconditionnel (voire de la déclaration de guerre). Seulement il ne faut pas pousser cette non-réciprocité à l'absurde jusqu'à rendre l'amour impossible. D'une part le don a aussi une réciprocité, même différée, et d'autre part on peut dire aussi, avec Lacan, que l'amour est toujours réciproque. On ne peut évacuer de l'amour le sentiment de reconnaissance. Ce qui est vrai, c'est qu'un don ne doit pas viser la réciprocité immédiate ou le calcul et qu'il reste toujours une dissymétrie dans l'amour.

Un tel amour heureux, réglé au plus près par la réciprocité, pourrait-il rester heureux ? En tout cas, il ne pourrait rester amour, puisqu'il relèverait d'emblée de l'échange et du commerce. 115

La souveraineté incomparable et imparable de l'acte d'aimer tire toute sa puissance de ce que la réciprocité ne l'affecte pas plus que le retour sur investissement ne l'infecte. 117

L'amour vient en aimant. 123

L'amant croit tout, endure tout. 139

La déclaration d'amour a donc ici toutes les apparences d'une avance unilatérale et arbitraire. C'est une avance qui peut d'ailleurs être provisoire, dans la pure séduction, alors qu'elle se fait dans l'amour avance définitive, décidée à tenir la distance (p136), mais il faut tout de même pour cela quelques assurances. En dehors d'une boucle de rétroaction positive, d'encouragements mutuels, on se demande bien quel "je" constitué pourrait décider d'aimer, ou ce qui distinguerait le véritable amour du délire érotomane (qui prétendra qu'une personnalité lui a fait un signe qui l'engage). Une avance trop unilatérale, et donc inconditionnelle, paraît même un obstacle à l'amour car l'autre perd toute particularité et toute initiative (il n'existe plus comme liberté ni comme désir). Alors que les avances constituent la drague, on constate au contraire dans l'amour la feinte de l'indifférence, le contraire des avances pour s'assurer du désir de l'autre.

La décision d'aimer

Je ne tombe pas librement amoureux (p150) et pourtant l'amour est toujours entièrement libre mais ce n'est pas une décision froide de la raison, une motivation rationnelle, plutôt une émotivité exceptionnelle qui nous saisit. Alors qu'Ethique et justice n'ont affaire qu'à l'universel, l'amour ne concerne qu'un événement singulier, toujours improbable voire qui semblait tout-à-fait impossible. Autrui ne me doit pas d'amour ("aimez-vous les uns les autres" ne serait donc qu'un voeux pieu).

Nul ne tombe amoureux involontairement ou par hasard. 151

L'instabilité des phénomènes amoureux ne provient donc jamais d'une pénurie de l'intuition, mais à l'inverse, de mon incapacité à lui assigner une signification précise, individualisée et stable. 154

Il s'agit de l'instant où je me dis que je ne suis pas encore amoureux, que je maîtrise encore mon désir, que j'y vais parce que je le veux bien, et autres mensonges auxquels je ne crois d'ailleurs plus vraiment. A cet instant, où il est juste trop tard, où c'en est déjà fait, où je suis fait pour autrui et par mon désir - je ne suis plus le même, donc je suis pourtant enfin moi-même, individualisé sans retour. 173

L'amour éternel

L'amour véritable est vécu dans une dimension d'éternité, événement irrémédiable et définitif, qui durera toujours, au moins dans le souvenir, et qui se traduit en serments de fidélité intenables autant qu'ineffaçables.

La conviction que cette fois-ci, il s'agit de la bonne, que cette fois-ci ce sera pour de bon et pour toujours. Au moment d'aimer, l'amant ne peut croire ce qu'il dit et ce qu'il fait, que dans un certain aspect d'éternité. 173

Ce qui a été dit, jamais ne pourra ne pas avoir été dit [...] En tentant, ne fut-ce qu'un instant de faire l'amour une fois pour toutes, j'ai déjà accompli cette unicité temporelle, j'ai séparé le temps qui ne passe pas du temps qui passe, j'ai, dans le temps, dressé de l'irrémédiable, ce qui une fois fut dit une fois pour toutes ne peut se défaire ni se renier. 175

La découverte de la chair

Ma propre chair dépend de l'autre qui me la rend présente, désirable et désirante, incarnation pour l'autre. La chair se constitue comme passivité, sensibilité qui vient de l'autre (se sentir senti), jouissance de la jouissance de l'autre (se voir dans son regard en même temps que sensation de plaisir ou de douleur). La jouissance de l'autre nous éblouit et nous comble car elle nous donne corps, présence pleine et entière, épanouissement des sens.

En tant que chair, je prends corps dans le monde ; j'y deviens assez exposé pour que les choses du monde aient barre sur moi, en sorte qu'elles me fassent sentir, éprouver, voire souffrir leur emprise et leur présence. 179

La douleur me prive de ma chair, comme le plaisir me la donne. 189

Dès lors, autrui me donne ce qu'il n'a pas - ma chair à moi. Et je lui donne ce que je n'ai pas - sa chair à lui [...] Chacun se découvre le dépositaire du plus intime de l'autre. 191

L'auto-érotisation n'a aucun sens. 194

Je ne jouis pas de mon plaisir mais du sien [...] Il faut infiniment plus qu'un plaisir, même démultiplié et violent, pour jouir. Il y faut la croisée des chairs. 201

Même s'il faut nuancer cette réfutation de l'auto-érotisme, on peut remarquer qu'en tant que jouissance de l'autre, la beauté essentiellement narcissique, ne devrait pas entrer en ligne de compte en amour (le phénomène de cristallisation du désir suffisant à parer l'aimée de tous les attraits).

Paroles d'amour

Les paroles d'amour sont des actes, brisant la séparation des chairs, déclarations performatives (engagements), poétiques, ou transgressives, expression du désir de l'autre.

Se parler pour s'exciter - mais faire sortir de nous-mêmes en tant que chairs érotisées par des mots, aussi, voire surtout par des mots. 228

Un amour commence quand chacun parle à autrui de lui et lui seul, et de rien d'autre. 230

Le processus d'érotisation ne dure qu'aussi longtemps qu'il dit encore ! 233

La fin de l'amour (la finitude du désir)

L'amour partagé, le désir satisfait, confronte le désir à sa finitude et l'angoisse d'un vide qui ne laisse pas de traces. Tout est à recommencer à chaque fois et menace de n'être plus que répétition mécanique, le passé écrasant le présent, l'indifférence finit par nous gagner malgré nous.

L'entretien érotique qui consiste à ne jamais conclure, va devoir inéluctablement conclure (ce qui ne signifie pas réussir, mais s'échouer). On peut nommer cette contradiction l'orgasme. 208

D'un coup, il n'en reste donc rien. 212
Il n'y a pas de mémoire de la jouissance : elle ne laisse aucune trace que je pourrais relever, décrire, interpréter. 215

Cette fin même atteste, plus que tout, l'automatisme de la chair érotisée : car ni moi, ni autrui comme volontés ne voulons que cela cesse ; nous voulons toujours plus recevoir chacun sa chair de la chair d'autrui ; pour autant, nous voulons aussi l'explosion finale, sans laquelle la croisée des chairs ne s'attesterait pas effectivement. 220

D'auxiliaire érotique, la chair devient un intermédiaire entre moi et autrui, puis un écran entre nous, faute de personne [...] Personne n'a fauté : il s'agit précisément d'un défaut de personne. L'aporie tient à la finitude même de la réduction érotique : l'érotisation finit par finir, et - voilà l'horreur - on n'en meurt pas. On ne meurt pas d'amour - voilà l'horreur. 241-242

L'équivalence des partenaires qui me les rend indifférents, me rend aussi anonyme. 246

A partir de la croisée des chairs, chaque phase érotique suscite aussitôt son moment négatif, inséparable et inévitable - ainsi l'éblouissante confusion de l'orgasme, l'automaticité de l'érotisation, la finitude et la suspension, le mensonge et la naturalisation, etc. 338

L'amour trompé

L'impossibilité de s'assurer de soi, de son propre désir, de sa sincérité, pousse inévitablement au mensonge de l'amant, d'autant plus qu'il prétendra dire la pure vérité. Nous sommes trompés par la finitude du désir et la contradiction d'un amour juré où il semble que tout sens s'annule et l'amour devenu de nouveau impossible.

Le menteur finit toujours par devoir convaincre quelqu'un qu'il ne ment pas, en lui disant justement face à face, les yeux dans les yeux, aussi sincèrement que possible "je te dis la vérité" ; d'ailleurs un menteur véritable se reconnaît le plus souvent à ce qu'il sait mentir ; et savoir mentir consiste à savoir dire "Tu sais bien que je ne sais pas mentir". 248

Le serment, que j'ai prétendu accomplir dans le passé, aujourd'hui ne vaut plus rien ; je sais que je me suis trompé - j'ai dit des faussetés, j'ai déçu l'attente d'autrui, je me suis illusionné moi-même. 251

Si autrui me ment, il m'a donc toujours menti - non seulement je n'ai plus ma chair, mais je ne l'ai jamais eue. 252

Une fidélité indéfectible

Malgré l'impossibilité de s'assurer de l'amour par des serments ou d'échapper à la finitude du désir, on resterait toujours fidèles à nos amours. C'est vraiment ce qu'on peut appeler une "bonne nouvelle", nous consolant de nos blessures d'amour, mais qu'il faut tout de même relativiser. Pourtant ce n'est pas notre propre fidélité que nous aurions en charge, c'est la fidélité de l'autre à qui nous donnons notre confiance et qui permet à l'amour de durer.

Puisque nous avons fait l'amour une fois, nous l'avons fait pour toujours et à jamais, parce que ce qui a été fait ne peut pas ne pas l'avoir été. 327

Je ne pourrai jamais faire que je n'ai pas tenté d'aimer, donc que je n'ai pas aimé. 291

Etrangement, au sens le plus radical, je ne peux pas ne pas rester fidèle même à ceux que j'ai abandonnés ou qui m'ont abandonné. 292

Il se fait le plus souvent qu'autrui ne sait lui-même pas s'il m'aime ou non [...] Mais moi à l'évidence, j'en sais beaucoup plus que lui sur lui [...] Je me découvre dès lors en charge de la fidélité d'autrui. 293

Chacun décide de la fidélité d'autrui, tandis qu'il ne sait rien de la sienne propre. 294

L'enfant qui reste

L'enfant représente une trace durable de notre amour et de nos serments éternels. C'est souvent lui qui maintient le lien entre les anciens amants, dans les familles recomposées, empêchant que l'amour ne meurt tout-à-fait, chair vivante qui survit à l'amour qui lui a donné naissance.

L'enfant incarne en sa chair un serment une fois et à jamais accompli, même si les amants l'ont depuis rompu [...] l'enfant défend le serment des amants contre les amants eux-mêmes. 306

Le serment rend possible l'enfant, mais seul l'enfant rend effectif le serment. 311

Avoir été aimé

A la fin de ce parcours à travers l'expérience érotique, nous devrions avoir gagné la certitude de notre existence en étant persuadés d'avoir été aimé. J'ai été aimé donc je suis. Retour à la philosophie, à la métaphysique, à Dieu. Il n'y aurait donc plus besoin d'aimer à nouveau ? Il suffirait de s'aimer à travers notre propre Dieu ? Certes, il faut bien survivre à l'amour. N'est-ce pas ce qu'on appelle devenir vieux, vivre avec ses souvenirs ?

"Toi, tu m'as aimé le premier" [...] Je comprends enfin que dans cette avance, autrui avait déjà commencé à se faire amant bien avant moi [...] Ce que je cherchais m'avait déjà trouvé et m'avait dirigé droit sur lui. 331

Personne ne peut prétendre, du moins sans se mentir, que personne ne l'aime ou ne l'a aimé. 332

En fait, il ne s'agit jamais pour moi de savoir si quelqu'un m'a aimé, m'aime ou m'aimera, mais de savoir qui et quand. 333


Jean Zin 08/03/04
http://jeanzin.fr/ecorevo/philo/marion.htm


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