Le retour au pays (du local au global, écologiser l'Europe)


Le basculement du monde

Ce qu'on appelle la pensée unique, et qui a gagné tous les médias ou presque, c'est l'impossibilité de penser autre chose, c'est le refrain There Is No Alternative (TINA) et que donc plus rien ne pourrait changer désormais, triomphe de l'idéologie dominante, du conformisme et du dogmatisme le moins questionné qui se prend pour la réalité des faits! Cette absence de toute dialectique tombe à l'évidence dans la bêtise la plus bornée, incapable de comprendre l'autre et complètement enfermée dans le moment présent sans pouvoir se projeter dans le futur. Il est vrai qu'on se croyait à la fin de l'histoire et qu'il n'y avait plus de discussion possible, on ne pouvait que dire oui au progrès du marché et de la mondialisation libérale. La seule chose qui nous resterait serait de s'adapter à un monde inhumain qu'il serait devenu impossible de transformer !

Seulement les faits apportent un démenti cinglant à ces vieilles rengaines. Le refus d'une constitution européenne trop libérale témoigne d'un retournement des mentalités qu'on ne veut pas voir et qu'on assimile trop rapidement à des nationalismes archaïques alors que c'est plutôt une sorte de localisme, l'émergence de ce qu'on peut appeler une écologie sociale avec l'exigence d'une meilleure qualité de vie, de protections sociales, d'une relocalisation de l'économie et de la reconstruction de l'Europe par le bas. Toutes choses qui n'ont rien de méprisable ni de xénophobe ni de rétrograde comme on le répète sans cesse pour se faire peur et ne pas remettre en cause ses anciennes certitudes.

L'archaïsme est plutôt du côté de ceux qui ne peuvent lire les événements du XXIème siècle qu'à l'aune de ceux du XXème et nous croient revenus en 1933 ! Ce qui est devenu ringard, ce sont plutôt les valeurs du libéralisme : la consommation, la concurrence, la "mobilité", le "progrès", une mondialisation marchande qu'on voudrait nous présenter comme éternelle alors qu'on sait trop bien que ce monde n'est pas durable. Sans doute, cela fait un choc lorsque les valeurs triomphantes de ces 30 dernières années s'écroulent soudain avec fracas, tout-à-coup passées de mode...

Les choses bougent et les européens ne sont déjà plus les retraités de l'histoire qu'ils ont été depuis la "dernière guerre". Certes l'histoire est le lieu des conflits et si l'Europe s'éveille, elle devra sans aucun doute faire face à de rudes batailles, même si ce ne sera sûrement pas des conflits armés cette fois. En effet, l'essentiel à comprendre c'est que la crise actuelle est le résultat de l'achèvement de la construction européenne. Pour la plupart des pays, il est devenu presque impossible de quitter l'Europe, et même l'Euro malgré quelques ruades bien compréhensibles. La constitution ne faisait qu'entériner cette situation, mais c'est bien pour cela qu'elle n'a pu en constituer le parachèvement. Au contraire, le constat de l'unification achevée est la meilleure justification du refus de son contenu, refuser de continuer les sacrifices consentis pour y aboutir. Après le moment de l'unité et de la négation de soi vient le moment de l'affirmation de soi dans nos différences. C'est une reprise en main par les peuples de leur destin, de leur vie concrète, dans ce cadre européen qui ne peut se limiter à être l'instrument de notre adaptation à la mondialisation.

Bien sûr, cela parait une totale utopie à nos élites, voire un pur fantasme de faibles d'esprits qui n'ont rien compris, mais il ne s'agit pas de prétendre que ce serait là une vérité objective, c'est le sens que nous voulons donner à l'événement, la lutte que nous voulons mener, et qui dépend des autres. La seule objectivité ici, est celle de notre volonté collective. Ce qui ne veut pas dire que ce sera facile. Comme en toute dispute, il y aura des phases de dramatisation, mais pour autant il serait bien étonnant qu'il en résulte l'éclatement catastrophique qu'on nous prédit. La peur du pire est toujours agitée mais on finira bien par s'accorder sur le meilleur, tout le monde y a intérêt. Les conditions actuelles ne sont guère favorables à une mobilisation européenne, ce sont nos représentants si peu représentatifs qui sont donc livrés à eux-mêmes pour l'instant, ce qui ne laisse rien présager de très bon. Les vacances sont hélas un obstacle tout-à-fait objectif qu'on ne peut absolument pas ignorer, du moins la rentrée pourrait être plus offensive surtout si on profite des mois d'été pour approfondir notre réflexion collective et se mettre d'accord sur ce qu'on doit faire. Le plus grand obstacle, c'est bien, en effet, d'arriver à déterminer un objectif commun, c'est l'enjeu de la lutte idéologique qui s'engage : constituer une autre Europe, une Europe des peuples après celle des marchands. Il ne s'agit d'ailleurs que de donner toute leur cohérence et leur portée aux revendications qui s'expriment déjà (refus des délocalisation et du dumping social, protections sociales, services publics). Ce n'est pas gagné pour autant, on peut du moins s'y préparer et tenter de saisir les chances qui se présentent, aussi ténues soit-elles car même si le plus probable est toujours qu'il ne se passe rien, notre situation n'est pas durable, ni l'Europe qu'on nous préparait. Le vent tourne et tout dépend de nous.


Pour une écologie des peuples européens


Un des plus grands malentendus, est d'avoir voulu faire de la vieille Europe une nouvelle Amérique. Le rêve européen de Jeremy Rifkin est vraiment attendrissant, il voudrait au fond que les européens aient, à peu de choses près, les mêmes valeurs que les américains pour faire mieux qu'ils ne font! Pour cela, il faudrait au moins que les européens reviennent à la religion sans doute mais surtout qu'ils oublient leur histoire dans un grand supermarché où tout le monde se mélange, chacun ne pouvant compter que sur lui-même. Il faudrait en premier lieu, au nom de l'efficacité minimale, abandonner notre pluralité de langues ! On ne peut nier que l'absence de langue commune soit un obstacle insurmontable à l'unité de Europe, véritable tour de Babel absurde où chaque document est traduit en plus de langues qu'il n'y a d'Etats. L'anglais vaincra, inévitablement (l'espéranto que certains voudraient lui opposer ne vaut guère mieux), mais il est aussi important de sauvegarder la diversité des langues et des cultures aussi longtemps qu'on le pourra. On voit ce qui distingue ici une technocratie utilitariste et marchande, d'une politique écologiste de préservation des diversités. Le modèle de l'Europe, ce ne sont pas les grands espaces vierges de l'Amérique mais l'équilibre fragile de milieux hétérogènes et la préservation d'une mémoire historique.

L'abandon du traité-constitutionnel ne peut pas signifier la fin de l'Europe mais sa reconstruction par le bas, ce qu'on peut appeler un retour au "pays". Beaucoup y verront une régression, un repli sur soi, une résurgence du nationalisme voire la peur de l'étranger et le refus de l'Europe. Ce n'est pourtant rien de tout cela et l'enjeu du moment est de faire apparaître le positif de ce négatif aveugle à ce qui s'est vraiment passé, à ce qu'il y a de nouveau dans ce prétendu retour d'un passé qu'on croyait enterré à jamais. Nous voulons faire l'Europe, abattre les barrières, rassembler tous les européens mais c'est une terre habitée de vieilles traditions, que nous devons continuer à cultiver en nous enrichissant de nos différences. Ce n'est certes pas l'habituel idéal européen de réussites techniques, de grandes réalisations industrielles et de conquête des marchés extérieurs.

L'Europe que nous voulons doit se faire avec ses habitants et les protéger d'une concurrence sauvage alors qu'on sacrifie bien légèrement des populations entières à "l'idée européenne" d'un marché ouvert à tous vents et une drôle de "modernisation" qui nous ramène en arrière, résurgence de la misère au coeur des sociétés les plus riches. Dès lors qu'on en est à la constitution, on peut légitimement éprouver un changement de priorité, qui n'est plus de nous unir coûte que coûte, mais que notre union soit profitable à tous. Il est obscène d'entendre nos élites accuser les classes populaires d'égoïsme face aux délocalisations (dont l'impact réel est certes surévalué, plutôt symbole de l'insécurité sociale) alors qu'elles ont déjà tant payé pour une monnaie unique en grande partie responsable du chômage de masse depuis plus de 10 ans. C'est comme si quelques gradés accusaient les conscrits de ne pas vouloir aller se faire massacrer pour leurs beaux yeux ! Pourquoi donc la hausse du niveau de vie des nouveaux entrants devrait-elle se faire au détriment des populations les plus fragiles ? Tout cela n'est pas si loin de fusions-acquisitions qui commencent par de belles promesses d'avenir radieux et se terminent par des licenciements peu de temps après. Le dumping social des pays de l'est peut bien avoir des avantages globalement et à long terme, mais pourquoi donc devrait-on en accepter les conséquences dramatiques pour ceux qui en sont personnellement touchés ? La participation au rattrapage des niveaux de vie devrait être financée plus collectivement!

L'Europe ne peut plus être un pouvoir anonyme supra-étatique homogénéisant l'ensemble de son territoire et broyant tout sur son passage, les hommes et les environnements, au nom de la circulation des biens, d'une concurrence libre et non faussée purement mythique. L'Europe a besoin d'une politique écologisée et devrait se constituer plutôt en fédération de territoires où s'expriment réellement démocratie et citoyenneté. Répétons-le, le retour au pays n'est pas le retour de la nation mais du local. Cela devrait être clair.

Les nations ont perdu beaucoup de leurs pouvoirs déjà avec l'imbrication des économies et peu importe qui achète nos maisons ou nous met au chômage, que ce soit un parisien ou un anglais, c'est le tissu local qui se défait et qu'il faut défendre par des régulations locales. Les Etats-Nations gardent malgré tout une certaine pertinence, même si on peut le regretter, pas tellement à cause de leur "glorieuse histoire" mais plus prosaïquement parce qu'il ne peut y avoir de démocratie sans média communs et donc sans une langue commune, on y revient. Il serait absurde de vouloir aller trop vite dans l'homogénéisation, de forcer l'allure sans les peuples et au mépris de la démocratie, de mettre la charrue avant les boeufs ! La politique c'est le débat public mais aussi le lien social, la philia, la filiation, la fidélité qui s'enracine dans les relations et les traditions locales. Un des mots d'ordre du mouvement pour la décroissance, c'est "moins de biens, plus de liens". Il ne faut sans doute pas aller trop loin dans ce sens, il ne faudrait pas revenir à un communautarisme trop pesant, mais à partir d'une certaine abondance, on peut effectivement baisser la pression concurrentielle et productiviste, privilégier le social au détriment du marché, car le marché ne peut marcher sans une société qui tient debout.


Ralentir, travaux !


Ce retour au pays, plus local que national, n'a rien de honteux : ni régression, ni repli sur soi, ni haine de l'étranger mais volonté de reconstruction d'une convivialité perdue, volonté de vivre ensemble, dans nos différences, volonté de solidarité et de protections sociales, d'une réappropriation de notre avenir au-delà d'un simple objectif de croissance qu'on attend comme le messie. On ne construira pas l'Europe en faisant place nette ni en l'ouvrant à tous vents comme un immense aéroport mais en la construisant avec ses habitants dans le respect de chacun.

Après l'appel du large, le déracinement des cultures, la fuite en avant toujours plus loin, vient le temps de poser ses valises, rentrer à la maison et construire pierre à pierre sa nouvelle demeure. Contrairement à ce que nous serinent depuis quelques années nos élites mondialisées, les civilisations ne sont pas faites par ceux qui partent et portent leurs messages au loin, les civilisations sont faites par ceux qui restent et cultivent leurs territoires ou améliorent patiemment leurs techniques. Après le temps de la globalisation vient le temps suivant de la dialectique historique, celui de la reterritorialisation, d'une relocalisation de l'économie et de la décentralisation du politique (de l'universalisme abstrait globalisant à l'universalisme concret du singulier). Il ne faut pas se cacher qu'un autre mouvement dialectique va en sens contraire, celui qui porte les anciens pays communistes à une vénération excessive du marché, mais cette Europe des peuples ne peut naître de négociations gouvernementales entre politiciens discrédités, qui plus est dans la crainte avouée de nouvelles consultations démocratiques (!), seule une assemblée constituante serait assez légitime pour exprimer toute sa diversité et lui donner forme. Rien ne presse plus que de prendre le temps de la démocratie au lieu de se défier du peuple et vouloir passer outre dans la précipitation au nom d'un processus déjà engagé et qui devrait continuer à courir comme un canard sans tête.

En attendant, le plus approprié serait d'organiser un Forum Social Européen occasion de discuter entre nous et de promouvoir un développement humain et local dans toute l'Europe, ce qui passe, tout au contraire des politiques libérales qu'on nous ressert alors que leur échec est patent, par un revenu garanti, des coopératives municipales et des monnaies locales, comme alternative à la globalisation marchande à l'ère de l'information et du savoir. Il ne suffira pas de faire marche arrière, ni de réguler un peu mieux le capitalisme salarial ni de mettre un coup d'arrêt à la casse sociale ou de baisser les taux d'intérêts, même si c'est bien le minimum, il s'agit de réintégrer l'économie dans le social et le territoire, d'inventer un nouveau modèle pour le troisième millénaire, d'écologiser l'Europe.

Pétition pour une constituante : http://europa-constitution.net

Jean Zin 03/06/05-15/06/05
http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/pays.htm


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