La condition historique
La condition historique, Marcel Gauchet, Entretiens avec F. Azouvi et S. Piron, Stock, 2003
- Situation historique
Sans partager ses positions politiques, j'ai une grande considération pour l'oeuvre de Marcel
Gauchet qui dirige la revue "Le Débat" et j'ai déjà rendu
compte de 3 de ses livres : "Le désenchantement du monde", "La religion dans la démocratie", "La démocratie contre elle-même". Le désenchantement du monde est un livre fondateur qui a donné
une vision de la religion complètement nouvelle, ayant permis de
relier historiquement les dimensions religieuses, politiques, psychologiques de la sortie
de la religion comme le passage de l'hétéronomie religieuse
à l'autonomie démocratique d'un sujet divisé où
l'hétéronomie se réintroduit par son inconscient et ses dépendances. C'est
à partir de cette matrice que Marcel Gauchet interprète les
évolutions politiques que nous vivons et les impasses de la démocratie
libérale post-totalitaire qui semble nous condamner à l'impuissance
collective d'une démocratie qui se détruit elle-même
au nom des droits de l'individu (des contrats marchands plutôt).
Cette grille de lecture est très éclairante, donnant du
recul sur les phénomènes que nous vivons même si on peut
y voir un certain unilatéralisme de l'explication, une vision trop
idéaliste de l'histoire. Tout ce qu'il admet comme "contingence historique"
est l'aveu de l'insuffisance d'une causalité purement idéologique
et des autres dimensions à réintroduire pour rendre compte
véritablement de l'histoire humaine, de ses causalités matérielles
et de ses capacités de reproduction. Il dégage tout de même
une surdétermination formelle s'imposant lentement, sur le très
long terme, une sorte d'entropie divine, de perte du sens et de l'unité
originelle. Hélas, on peut aussi n'y voir qu'une justification idéologique
de notre temps présent ! C'est le paradoxe de ces théorisations
qui embrassent la totalité du devenir humain tout en étant complètement
enracinées dans un moment très particulier de notre histoire,
un présent qui se donne des airs d'éternité. Pourtant,
cela ne disqualifie pas complètement la perspective qu'il met à
jour.
Même si Marcel Gauchet s'en défend, on peut donc voir
dans son entreprise la simple justification de la "société
de marché" comme résultat inéluctable de la sortie
de la religion et des expériences totalitaires, de la perte de toute
espérance dans une réconciliation révolutionnaire. La
position politique de la revue "Le débat" est d'ailleurs plutôt
à droite, on peut la qualifier de libéralisme conservateur,
pourtant Marcel Gauchet se prétend avant tout démocrate et
socialiste. La surprise de ce livre d'entretiens, c'est de découvrir
qu'il se réclame encore de Mai 68, qu'il vient de l'extrême gauche
dans la même mouvance que l'ancien "Socialisme ou Barbarie" (Lefort
et Castoriadis). Certes, le côté libertaire de Mai 68 qui rompait
avec le totalitarisme soviétique et signifiait historiquement la prise de conscience
de l'échec du socialisme étatique, a pu justifier la dérive
libérale d'une bonne partie des anciens soixante-huitards satisfaits
de leur réussite et de leur nouvelle lucidité. Il est tout
aussi surprenant de constater à quel point il est parti des recherches
de Foucault et de Lacan pour constituer son propre parcours dans la construction
historique de notre inconscient et de la folie. En tout cas, son point d'arrivée
n'est pas très clair, ce que j'ai appelé un conservatisme malheureux, et même grincheux, qui ne semble faire que le
constat de son impuissance, en se déchaînant parfois sur certains sujets
comme l'école ou les écologistes...
S'il n'y avait rien d'autre à en tirer, ce ne serait pas la peine
d'en parler, mais je proposerais d'autres conclusions moins linéaires
et passives qu'une dégradation sans fin, plus dialectiques et actives
enfin. L'écologie pourrait justement nous fournir la clé permettant
de sortir des impasses d'une "condition historique" déboussolée
comme du progressisme béat, en s'attachant aux conditions
objectives, hétéronomes, de l'autonomie tout en éprouvant
la pertinence de ses analyses d'une coupure des origines au fondement de
la religion même, de la démocratie, de l'économie et
de son autonomisation qui se retourne contre nous et menace objectivement
nos conditions de vie. L'écologie ne constituerait pas un retour à
la religion mais viendrait à sa place, non pas répétition
de l'origine mais construction de l'avenir, finalités collectives.
Cela permet de poser plus précisément la question des rapports
de l'écologie à la religion, au désenchantement du monde,
à la perte des systèmes unifiants.
- L'histoire du sujet
Il est intéressant de suivre la formation de Marcel Gauchet,
de ses origines populaires à Mai 68, de Textures au Débat,
la place centrale qu'y occupe Claude Lefort (au point de réclamer
la paternité de certains de ses concepts!). Le résumé
des thèses du "Désenchantement du monde" m'a paru bien décevant
par rapport à l'original. Le chapitre VIII sur l'inconscient est par
contre assez passionnant, mettant en relief le rôle de Lacan, son influence
sur Claude Lefort et Merleau-Ponty, l'émergence enfin de son interprétation
de l'inconscient comme lié à la sortie de la religion et la
constitution de l'individu autonome. Le chapitre le plus intéressant
sans doute, qui représente le coeur du livre, c'est le chapitre IX
"L'idée d'une histoire du sujet" qui est un retour réflexif sur l'ensemble de sa démarche,
explicitant les présupposés de notre condition historique.
Le schéma explicatif de Marcel Gauchet part des religions
originaires, société de la répétition des origines,
sociétés sous-développés parce qu'elles s'opposent
explicitement à tout développement, la religion ayant le rôle
de transmission indemne d'une tradition ancestrale, hétéronome,
fondation de la culture, de l'organisation de la société, des
rites, du sens. Dans ces conceptions chamaniques, le monde des morts, des
ancêtres et des dieux constitue l'envers de notre monde, séparé
mais si proche. La personnalisation des dieux qui commence au néolithique
va éloigner petit à petit le monde divin, devenu transcendant,
de plus en plus inaccessible aux esprits inspirés, origine d'un
monde qui est le résultat d'une création divine. Avant même
le monothéisme, l'existence d'un dieu créateur va permettre
de penser que le monde est rationnel, gouverné par une pensée,
une intention et une rationalité mais cela veut dire aussi que le
monde est le produit d'une subjectivité. L'apparition des hiérarchies
s'expliquerait par la nécessité d'une médiation entre
le monde des dieux qui s'éloigne et l'imperfection du monde des hommes,
culpabilité originelle et présence insistante d'un devoir-être
extérieur succédant à la répétition de
l'origine. Les monothéismes se réclamant d'une révélation
historique et d'une conversion individuelle vont achever la coupure des origines
(et le désenchantement du monde). L'incarnation (historique) ne ferait
paradoxalement que renforcer l'éloignement du divin dont la présence
devient ponctuelle, attirant l'attention sur la médiation humaine de
cette incarnation, ce qu'on retrouvera dans les prétentions d'incarnation
de la souveraineté du peuple. L'idée même d'une révélation
historique et d'une conversion personnelle (apportant la division dans les
familles) constitue la réfutation de la tradition. C'est ce qui fait
du christianisme la religion de la sortie de la religion (la destruction des
idoles) et l'ouverture à l'historicité, à l'émergence
d'une vérité qui n'était pas là originairement.
Au vu de l'actualité, on pourrait contester la réalité
d'une sortie de la religion alors qu'on semble assister plutôt à
son retour mais il faut bien comprendre que pour Marcel Gauchet, la sortie
de la religion ne signifie pas la disparition des religions ou des croyances
mais de leur caractère de dogme imposé à tous et d'organisation de la société, de dernier recours.
C'est leur perte de légitimité fondatrice, transcendante et
commune, qui débouche par défaut sur une autonomisation de
la politique d'abord, avant celle de l'économie. La délivrance
des contraintes religieuses peut faire croire que les hommes pourraient se
réapproprier les attributs divins, exerçant une liberté
souveraine, pourtant ce qui s'éprouve dès Thermidor, c'est
l'impossible auto-fondation de la démocratie qui sombre dans la société
de marché individualiste et impuissante alors que les citoyens supposés
rationnels témoignent de leur inconscient et de la fatigue d'être
soi, de l'impossibilité de se fonder sur soi-même malgré
l'idéologie dominante de l'épanouissement personnel. Terrain
propice à la multiplication des sectes ou même à une
recrudescence des pratiques religieuses mais qui ne retrouvera pas une légitimité
universelle, ni une autorité inquestionnée (seules les techno-sciences
et les médias semblent pouvoir prendre cette place d'organisation
de la société avec un langage universel, l'écologie
peut-être, en bonne partie par ses fondements scientifiques).
L'essentiel de cette histoire du sujet consiste dans le travail du scepticisme
, la perte d'un fondement extérieur "objectif", transcendant, hétéronome,
"naturel", ce qui produit un lent glissement vers une subjectivité
autonome qui ne se fonde plus en fin de compte que sur elle-même,
mais par défaut de tout appui extérieur. C'est une autonomie
subie et non une libération conquise. Il est fascinant de voir comme
tout concourt à cette évolution, la révolution religieuse
du Xème siècle séparant le sacré et le profane
(l'église et la féodalité), l'insistance des protestants
sur la subjectivité de la foi mais surtout la guerre des religions
imposant l'arbitrage politique au-dessus des confessions particulières
jusqu'à notre moderne laïcité. En même temps, il
y a à chaque fois reconstitution de l'unité et de la transcendance
perdue, l'éternel retour du même, jusqu'au néolibéralisme
où plus rien ne devrait changer justement parce que tout change tout
le temps. Ainsi, la perte de légitimité religieuse se traduit
paradoxalement par l'absolutisme de droit divin, puis la volonté générale
avec la Révolution, puis la marche du progrès industriel et
les idéologies totalitaires qui représentent encore un fondement
extérieur dont la direction ne dépend pas de nous, enfin par
la société civile divinisée dans son dynamisme et son
imprévisibilité, réduite au pur caprice. Il y a bien
une dialectique apparente mais comme amortie, dont le résultat serait
toujours immanquablement le même et connu d'avance, une plus grande
délégitimation encore. Le totalitarisme comme ultime et désastreuse
tentative de reconquête du pouvoir collectif ne semble là que
pour installer éternellement un néolibéralisme anti-totalitaire
(p268) dont l'autorégulation se veut anonyme. Marcel Gauchet ne semble
pas vouloir s'y résigner mais tout son raisonnement va dans ce sens.
L'historicité serait l'aboutissement de ce travail de délégitimation
commencé avec les religions de la révélation et de la
conversion et qui doit admettre avec l'existence de l'inconscient les conséquences
non voulues de nos actions ainsi que l'émergence de nouveautés
imprévisibles, de bifurcations historiques empêchant de se reposer
sur un progrès linéaire. C'est la ruine du mythe démocratique
de la rationalité des citoyens et du sens de l'histoire. Plus personne
ne pouvant savoir ce que demain sera, il faudrait se reposer sur un dynamisme
immanent de l'histoire (la main invisible), sur l'autonomisation de la société
et de l'économie. On voit que le libéralisme est un scepticisme, voire une version de la providence divine... On peut le comprendre après
les expériences totalitaires mais l'écologie nous enseigne qu'on
ne peut rester aveugles au négatif de notre production, ni se fier
au laisser-faire et qu'il nous faut appliquer au contraire un principe de
précaution actif, apprendre de nos erreurs passées. En fait
l'historicité n'est pas seulement scepticisme, perte d'anciens savoirs,
elle est aussi apprentissage de nouveaux savoirs. Celui qui apprend sait bien
qu'il ne peut tout comprendre immédiatement et qu'il sera amené
à rectifier ses jugements antérieurs, que ce qu'il va apprendre
sera nouveau pour lui, qu'il ne peut le savoir d'avance, cela n'annule pas
entièrement son savoir antérieur. Le libéralisme fait
comme si on ne pouvait rien apprendre collectivement.
En tout cas, Marcel Gauchet croit pouvoir déduire
de cette historicité la question de notre destin personnel ("que vais-je faire de ma vie" 248), les exigences de la production de soi, du travail
et de l'intervention dans l'histoire ainsi que de la constitution d'une subjectivité
individuelle autonome et divisée par son inconscient qui représente
sa part d'hétéronomie et de mystère, son
devenir propre, son historicité (pour se fonder sur soi il faut se connaître
et donc découvrir ce dont on est capable et ce qui nous divise, notre inconscient, notre "opacité constitutive" 202). "L'autonomie est bien davantage que se donner sa propre loi : c'est se faire soi-même" 250.
Le processus de sortie de la religion qui engendre la
modernité transforme les personnes de l'intérieur. Il les érige
en sujets, en changeant les conditions de leur réflexivité
et de leur identité [...] sa manière de se rapporter à
lui-même. 198
La communauté humaine en vient à se définir à
partir d'elle-même. Elle se donne ses raisons depuis elle-même
: le règne de l'hétéronomie fait place au monde de l'autonomie.
L'homme était séparé de lui-même, il se rejoint.
Il était assujetti, il devient sujet. Mais il le devient par des chemins
et sur un mode parfaitement inattendus - le contraire de la coïncidence
avec lui-même. 199
L'autonomie, en pratique, c'est l'historicité, c'est la quête
de soi au travers du changement conscient et délibéré,
avec ce que cela implique d'ouverture sur l'inconnu du futur et d'efforts
toujours à reprendre pour ressaisir et gouverner tant bien que mal
l'oeuvre du devenir. Là aussi, c'est cette distance à soi dans
le temps qui constitue le pivot d'une intelligence immanente du monde humain.
201
Je n'ai véritablement de rapport avec moi-même qu'au travers
de la tentative d'éclaircissement et de réappropriation de
quelque chose de moi dont je suis en dernier ressort irrémédiablement
séparé. 203
Non seulement l'idée de sujet survit très bien à la
dénonciation de la toute-présence à soi, mais elle y
gagne beaucoup en compréhension. 205
Dans l'esthétique, la morale, la psychologie, l'affectivité
et pour finir dans la conviction religieuse, on assiste à une redéfinition
de la condition humaine sous le signe de la subjectivité [...] Le
contenu sur lequel nous tendons à nous focaliser, le sens de la singularité
des êtres, est commandé par l'organisation. Ce dont il s'agit,
c'est en somme de la cristallisation de l'idée de destin individuel,
qui est devenue l'occupation principale des hommes depuis lors. Il faut la
comprendre comme l'entrée de la relation de l'humanité à
elle-même dans la sphère de l'individualité [...] On
peut résumer le processus d'une formule : l'individualité saisie
par la subjectivité. 217
Si je n'avais pas d'inconscient, je ne serais pas une individualité,
dans et grâce à ce qui s'échappe de moi-même. 218
L'expérience révolutionnaire va se montrer si peu concluante
que le programme de la fondation en raison sera écarté pour
longtemps. Pourtant, l'horizon du sujet revient bientôt, mais cette
fois dans l'élément de l'histoire. C'est de la totalisation
réfléchie du parcours humain qu'on va attendre la réalisation
de la subjectivité sociale et politique. 219
Le sujet est venu à l'humain à partir du divin. C'est
à l'intérieur des religions que s'est jouée, de très
longue main, la subjectivation du principe invisible et supérieur
qui commande l'ordre humain. [...] Dès qu'apparaissent des divinités
personnelles, comme on dit assez significativement, la question des intentions
de ces divinités et de leurs rapports avec les humains surgit immanquablement.
221
La grande percée du principe subjectif survient avec le monothéisme. 222
La pensée de l'être selon Heidegger représente ni plus
ni moins une traduction philosophique de la visée des religions primitives.
Il s'efforce de reconstituer en termes spéculatifs ce que j'appelais
le régime de la pure objectivité, de la donation radicale qui
s'offre à nous dans une réception sans relation. 227
Le progrès c'est l'idée que l'humanité avance en lumières.
L'histoire c'est l'idée d'autoconstitution de l'humanité dans
le temps qui s'accompagne de son auto-compréhension. 240
La conscience historique est une chose, elle n'existe pas sans cette autre
chose qu'est l'action historique à savoir l'action délibérée
de transformation de l'acquis et de production du nouveau, en direction du
futur (241) [...] société qui se détourne du passé
de la tradition pour se tourner vers le futur de la production. 247
La société de l'histoire est une société du travail,
de la production, elle sera la société de l'économie.
248
La société était mise en ordre par le relais politique
de la transcendance. La modernité étatique a consisté
à donner un contenu immanent à cette primauté, tout
en la maintenant [...] L'orientation historique, en revanche, renverse le
primat du politique au profit d'une entité appelée à
un rôle toujours plus vaste : la société [...] comprise
comme la sphère des rapports noués entre eux par les acteurs
historiques, indépendamment du pouvoir [...] La société
civile est fondée à revendiquer sa liberté par sa capacité
d'initiative et d'invention. 249
L'essence de l'historicité se révèle être libérale
[...] L'humanité se produit elle-même dans le temps et elle
apprend à se connaître elle-même au travers de ce parcours,
en s'y réfléchissant. Aussi peut-elle se proposer pour horizon
la pleine maîtrise de son destin grâce à la coïncidence
réfléchie avec elle-même. C'est ce rêve que va
nommer le mot magique de révolution. 250
D'où, à mesure que le fait libéral l'emporte, le développement
d'une critique révolutionnaire appelant au dépassement de cette
société qui trahit sa promesse, puisque, si elle fait des
hommes des acteurs conscients de l'histoire, elle leur interdit de savoir
et de gouverner l'histoire qu'ils font. 252
Le totalitarisme d'extrême gauche prétend faire entrer un contenu
autonome dans une forme hétéronome ; le totalitarisme d'extrême
droite veut obtenir un contenu hétéronome au travers d'une
forme autonome. 263
La singularité autosuffisante [...] est porteuse d'effets de dénégation
et de recouvrement des conditions de fonctionnement social qui n'ont rien
à envier, du strict point de vue de l'irréalité, aux
délires de l'âge totalitaire. 314
La politique est menacée aujourd'hui de se dissoudre dans la communication. 318
- Prolongement critique
Voyons maintenant comment on pourrait prolonger ces analyses. Marcel Gauchet
situe son histoire du sujet dans la droite ligne de Hegel, de la vérité
comme sujet historique, et de l'histoire de l'être de Heidegger. Seulement
il oublie la dialectique de Hegel au profit d'une continuité historique
qu'on pourrait trouver plus proche de Heidegger alors qu'il prendrait plutôt
le contre-pied de celui-ci et de son aspiration à un temps originaire
qui nous est désormais inaccessible. Il faudrait donc d'abord réintroduire
une dialectique, des renversements de situation plutôt qu'un "mauvais infini" inéluctable.
Marcel Gauchet a raison de souligner que l'histoire du sujet se conjugue sur différents plans qui ne
sont pas sans rapports mais ont leurs temporalités propres : sujet
de la connaissance, sujet politique et sujet psychique. On ne peut se contenter
d'une seule de ces dimensions et il y a une nécessaire articulation
entre cognitif, social et affectif. On gagnera pourtant à leur substituer les termes apprentissage,
écologie et philosophie. L'apprentissage ajoute le caractère
pratique, l'écologie comme préservation de l'avenir devient
histoire conçue qu'on ne laisse plus dériver au hasard et la
philosophie ajoute réflexion et dialogue.
L'auto-nomie gagnée sur la sphère religieuse est
purement négative, autonomie subie, absence de certitude ou
de dernier recours, vide institutionnel et non pas réappropriation
révolutionnaire d'une origine perdue. C'est ce qui lui donne des allures
folles, aussi spéculatives que la Bourse, chez des auteurs comme Lefort
ou Castoriadis voulant penser une démocratie qui ne dépend
que d'elle-même mais se révèle incapable de se donner
des finalités positives.
Il me semble
pourtant qu'on gagne à reformuler ces concepts récursifs d'historicité
et d'auto-nomie, d'une impossible auto-fondation subjective (du self made man), par celui d'apprentissage
et de formation de soi, c'est-à-dire en y réintroduisant
la dimension pratique, d'effectivité, et la dimension cognitive d'intériorisation
de l'extériorité à l'opposée d'une causalité
arbitraire qu'elle soit traditionnelle, diabolique ou pulsionnelle. L'apprentissage n'est
pas une suite de hasards, c'est une subjectivation de l'objectivité,
répétition, habitude et reconnaissance. L'apprentissage comme
accumulation de savoirs est le contraire du scepticisme et de la perte des
savoirs dogmatiques, les sciences en témoignent.
En effet, on doit renvoyer la sortie de
la religion à la sortie du dogmatisme que la philosophie grecque
a inaugurée par la raison dialectique la réflexion éthique
et politique en réponse au scepticisme marchand, au relativisme des
sophistes et au cynisme des démagogues (avant le nihilisme des modernes).
Ce n'est donc pas nouveau, ni la question de la diversité des cultures
depuis Hérodote, ni la méthode pour interroger les savoirs
et les soumettre à l'expérience, ni la nécessité
de construire une difficile démocratie cognitive.
Enfin, l'écologie fournit un fondement objectif sur lequel
les subjectivités peuvent s'accorder et qui donne sens à la
démocratie comme production d'autonomie et préservation des
équilibres ou de la diversité écologiques, ce qui
exclut toute dictature de la majorité. Cela change complètement
la question démocratique, qui n'est plus de se fonder sur une autonomie
absolue d'origine religieuse ou sur une souveraineté populaire mythique,
une dictature de la majorité. L'écologie pourrait donc prendre
la place de la religion mais sur un tout autre mode car bien qu'elle se
présente comme la négation de la séparation, ce n'est
pas la suppression révolutionnaire de toute séparation et
le retour à l'unité première mythique. C'est plutôt
le dépassement de la séparation qui passe par la reconnaissance
de la séparation (marchande, industrielle, politique) avant d'y réintroduire
l'unité du séparé (biosphère, climat, solidarités)
en s'appuyant sur les sciences. L'unité est toujours à refaire
et tournée vers le futur. L'écologie-politique n'est pas une
mystique d'abandon à sa nature immédiate, un réenchantement
du monde ou un retour au passé, mais une exigence de connaissance
scientifique de ce qui nous menace et un dur devoir de correction de nos
comportements en tenant compte de l'avenir, de notre responsabilité
envers les générations futures comme envers nos contemporains.
Ce n'est pas une dette, une culpabilité individuelle qu'il faudrait
racheter par nos sacrifices et nos peines intérieures. La contrainte
des limites écologiques n'exclut en rien l'épanouissement des
corps et la qualité de la vie auxquels elle participe au contraire,
c'est une contrainte collective, politique. L'écologie-politique ne
remplacera pas les diverses traditions religieuses, les religions et croyances
individuelles, ne prenant leur place que dans la fonction d'organisation
de la société sur des finalités communes, une objectivité
partagée. L'écologie-politique c'est l'hétéronomie
choisie pourrait-on dire, nécessité reconnue dont on fait
sa propre loi, passage de l'histoire subie à l'histoire conçue,
à la fixation d'objectifs collectifs qui devront être atteints
par une correction constante des effets de nos actions. En son absence tout
ne peut qu'empirer encore plus, selon les lois de l'entropie auxquelles
seuls le savoir et les finalités humaines peuvent résister,
mais nous ne pourrons rester beaucoup plus longtemps spectateurs du désastre.
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