Ce qui nous intéresse ici, c'est le point de vue sur la démocratie représentative actuelle, la définition rigoureuse qu'il donne de la "société de marché" comme autonomie subie et les chances d'une démocratie plus participative qui ne soit pas seulement du spectacle. C'est-à-dire qu'il ne faut pas négliger la construction d'un projet collectif, du contenu, en se limitant au formalisme de la représentation de la diversité sociale et du débat public. En effet, l'autonomie des individus n'est plus un droit à conquérir mais à sauvegarder en lui donnant moyens et relais, ce qui implique de retrouver une communauté politique, une solidarité sociale et écologique qui lui donne consistance. Ce n'est donc pas en améliorant la représentation des individus que la distance du pouvoir peut se réduire mais bien par la représentation de la société et l'exercice d'une réelle solidarité. L'individu n'a aucune consistance en soi et s'il ne peut plus se fonder sur la relation directe à Dieu ou à l'empereur, il doit retrouver la solidarité avec les êtres et les choses, sa particularité et sa complémentarité plutôt que l'inter-changeabilité du citoyen anonyme. C'est bien dans sa particularité que le citoyen veut être reconnu désormais. S'il doit ainsi trouver sa reconnaissance dans l'amour (confiance en soi), le Droit (respect de soi) et le travail ou l'activité sociale qui apporte l'estime de soi (Axel Honneth), il faut bien préciser que la reconnaissance sociale est matérielle (droits des minorités) et ne se limite pas à la représentation et aux honneurs. Il ne faut donc pas tant réprésenter la diversité mais plutôt notre destin commun. Cela ne suffit pas à faire démocratie tant que la société ne se mobilise pas en corps mais il y a des conditions matérielles à l'exercice de la démocratie qui ne se décrète pas, ayant tendance à se réduire aux luttes sociales en l'absence de projet collectif, le gouvernement n'étant plus que la gestion des conflits et du marché.
Pour Marcel Gauchet le principe structurant des sociétés est d'abord la religion et nous faisons l'expérience d'une sortie de la religion en tant qu'elle organisait notre monde, notamment politique. Cette sortie de la religion s'est faite au nom de la religion, du christianisme, et d'un rapport personnel direct à Dieu qui délégitimait les coutumes et les lois du monde. Cette perte de légitimité donne une autonomie à l'église par rapport à Dieu, puis à l'Etat par rapport à l'Eglise, puis de la société civile par rapport à l'Etat, enfin de l'économie par rapport à la société, devenue société de marché où ce qui compte c'est l'autonomie des individus en tant qu'ils n'ont rien pour les guider, aucun projet collectif. Il est important de comprendre ce processus d'autonomisation comme délégitimation et non pas comme une séparation réelle (matériellement impossible) des différentes sphères. Nous sommes passés ainsi d'un monde donné à une identité choisie, reste à gagner l'avenir et devenir responsables conscients de notre destin collectif. Nous sommes passés d'une détermination par la répétition de l'origine (passé) au rapport personnel et créatif à Dieu et à l'histoire (présent) avant d'investir dans le développement humain au nom d'un projet collectif, au nom de notre destin commun et des promesses de l'écologie (avenir).
La société de marché
Nous n'en sommes pas là et, en l'absence de projet collectif,
le déclin de la religion dans la démocratie nous condamne
à un individualisme subi plutôt que voulu (une individualisation
imposée et non plus conquise), à une responsabilité
du sens intenable, une production de soi insatiable, à l'injonction
d'autonomie qui devient norme sociale d'un individu laissé à
lui-même et à ses dépendances (toxicomanie, dépression).
Il faut le redire, dans la position descriptive d'explication de notre situation d'individus impuissants dans leur isolement, il y a une part de justification de notre "société de marché", quoique la critique reprenne le dessus à la fin, mais il faut souligner la liaison entre relativisme et marché, dans l'absence de discussion publique de différences légitimes ("des goûts et des couleurs, on ne discute pas!") qui se partagent le marché. C'est ainsi que l'agora où se rencontraient les citoyens égaux est devenu un marché où l'on vient d'abord pour y trouver des marchandises et où toutes les inégalités se rencontrent (Hannah Arendt). L'absence de lieu de discussion véritable, de légitimité de tout jugement rend toute parole insignifiante alors que seul compte la mise en scène de la consultation de tous et la représentation d'une discussion sans fin.
La privatisation de la religion
"Son objet n'est pas le vrai, mais le sens et, pour être tout à fait précis, non pas l'objectivité du vrai, mais la nécessité objective du sens pour une subjectivité" 108
"Le détour par la transcendance est justifié par le résultat obtenu dans l'immanence". 109
Il ne s'agit pas ici d'une religion particulière mais bien de toutes les religions. Cependant le livre est centré sur la France et de sa laïcité singulière, en continuité avec l'Etat absolutiste de droit divin comme légitimité du politique au-dessus des conflits religieux (tolérance).
Les religions ont désormais pour mission de "fournir une idée d'ensemble du monde de l'homme susceptible de justifier ultimement les options individuelles et collectives". 105-106 Enfin la religion devient critique d'elle-même, de l'aliénation religieuse, pour retrouver une authenticité subjective. "Elle s'ouvre à l'idée que son fondement est dans le sujet" 110
Même le renouveau religieux fabrique de l'individu, l'affirmation d'une conviction personnelle contre sa communauté. Le fondamentalisme est une subjectivation, une religion choisie (94). Le déclin de la religion est aussi la fin de la religion de l'histoire, de la croyance dans une histoire finie, ainsi que la fin de la religion de l'Art ou de l'Etat, absence de tout projet collectif enfin qui renvoit chacun à lui-même, au vertige de se construire à partir de l'échec colllectif, sur les débris d'une société inconsistante, condamnés à une autonomie dont la plupart se seraient bien passé. Il ne s'agit plus de libération mais d'exigence sociale.
La reconnaissance publique des particularismes privés
Il ne vous est plus demandé, pour être citoyen, que d'être vous-même... Pour résumer le déplacement d'une formule : vous avez à rejoindre intérieurement ce qu'il vous est donné d'être extérieurement... Si vous avez à vous reconnaître de la sorte dans les particularités qui vous définissent, c'est afin de vous y faire reconnaître. Elles sont ce qui vous permet d'entrer en relation avec les autres, ce qui vous identifie à leurs yeux et vous fournit à vous-même les repères pour vous situer vis-à-vis d'eux - elles étaient ce qu'il convenait de mettre de côté pour nouer un dialogue ; elles deviennent ce sur la base de quoi l'échange s'établit. 91
Les appartenances identitaires, telles que nous les pratiquons, sont foncièrement liées au principe de minorité, même quand elles regardent des majorités de fait (femmes). 93
C'est de la prise en compte de ce qu'on a de spécifique à faire valoir qu'il est question. 100
Les individus entendent faire un usage public de leurs
droits privés... Une dépolitisation en profondeur pourra
ainsi faire bon ménage avec la radicalité revendicative...
Il y a disjonction du pouvoir d'une instance du général dont
il lui est demandé à aucun moment d'épouser le point
de vue. 84
Représentation
On est passé d'une représentation par incarnation (Roi ou Pharaon qui tient sa légitimité de Dieu), à la représentation par délégation qui va devenir représentation sociale réflexive, image de soi qui mèle désormais identification et pluralisme. C'est la perte de toute transcendance de l'Etat qui a perdu le prestige de sa lutte pour l'autonomie par rapport à la religion (hétéronomie) et qui le voue désormais à la logique représentative, spéculaire et procédurale, qui est un éloignement du pouvoir, devenant inaccessible.
"Le roi représente de l'autre afin de produire du même...
Le pouvoir démocratique représente du même mais il
produit de l'autre". Plus les citoyens sont égaux, plus le pouvoir
devient impersonnel et séparé de la société,
dans son impuissance même, lieu de représentation de la pluralité
et de la consultation au détriment de la décision.
La vérité est qu'on assiste à une complète extériorisation de l'Etat en tant qu'instance représentative dans le temps où il dépérit en tant qu'instance normative. 116
La représentation, au sens de la mise en scène publique de la diversité sociale, tend à devenir une fin en soi. 121
Nous passons, avec le modèle pluraliste-identitaire-minoritaire en train de s'installer, sous le coup d'une certaine tyrannie du parcours à suivre et de la procédure à respecter, le spectacle de la discussion publique et l'habilitation de ses protagonistes prenant le pas sur son issue, au risque s'une dilution de la décision et de la possibilité effective de la contrôler. La priorité est que les problèmes soient représentés, avec ceux qui les posent, pas qu'ils soient traités. 122
C'est leur participation à égalité au débat public qu'il s'agit d'assurer, mais au titre de ce qui les différencie, de ce qui les regardent eux-mêmes comme leur spécificité constitutive. Semblable exigence suppose un système de règles, voire un protocole, strictement codifié. L'individualisme identitaire est procédural, là où l'individualisme égalitaire tendait au rejet des formes. 120
La coordination vient après ; elle est soit renvoyée
au secret des bureaux, soit abandonnée aux providentiels ajustements
de la "main invisible" - c'est cela aussi la société de marché.
124
Il n'est rien qui ne puisse et ne doive être montré. Et pourtant, à mesure qu'avance cette organisation de la transparence, le sentiment d'opacité du fonctionnement collectif croît du même pas... Au nom de la démocratie, elle tourne le dos à l'exigence démocratique suprême, celle de se gouverner soi-même. 127
Ce n'est pas le dernier mot et Marcel Gauchet pense inévitable un retour du collectif qui est pour nous l'écologie (légitimation par l'avenir), mais l'inscription dans un nouveau projet collectif change le statut de l'individu complètement et le sort de son narcissisme sans issue. Plutôt que de cautionner cette société de marché irresponsable qui n'est pas durable, nous parions sur un retour de la politique mais probablement cela ne changera pas le processus de différenciation et de production de soi qui fait de chaque vie une trajectoire singulière. La différence est que nous serons soutenus par la participation à un projet collectif et des relais institutionnels.