Ce manifeste qui a beaucoup de très bonnes choses est lancé par Miguel Benasayag (Argentin-franco-belge auteur du mythe de l'individu et animateur de plusieurs collectifs). Il y a pourtant quelques points où je ne suis pas d'accord et dont il faudra discuter.D'abord je n'arrive pas à me définir comme libertaire, même si pour moi l'homme c'est la liberté, car je pense que la liberté individuelle n'est rien sans la liberté collective d'orienter l'avenir mais surtout qu'il n'y a pas de liberté naturelle. Toute liberté, comme tout droit, est sociale. Plutôt que libertaire, je me définis comme écologiste. Or c'est bien ce qui manque à ce manifeste, l'écologie comme totalité assumée, valorisant la diversité et l'autonomie.
C'est le point qui m'oppose à Deleuze, Guattari, Toni Négri, Yann Moulier-Boutang et Benasayag (donc j'ai sûrement tort!). Ce problème de la totalité n'est pas seulement métaphysique puisque c'est le problème de l'idéologie du marché, de "la main invisible des marchés" et des "lois naturelles" du capitalisme alors que c'est un système de production totalitaire colonisant tous les aspects de notre existence marchandisée mais qui n'est pas voulu, seulement subi, pur fait. Les lois naturelles du libéralisme procèdent d'un interdit sur la totalité qui prend la forme d'une défense du droit privé contre le politique et dont la psychanalyse assure la mise en scène avec l'Oedipe. Il ne suffit pas de refouler la totalité car ce dont on ne veut rien savoir nous revient en pleine gueule (sous la forme d'un dérèglement du climat par exemple). L'écologie est la politique qui devient responsable de la totalité, dépassant l'interdit "libéral" au nom des contraintes matérielles de reproduction.
Bien que partageant la plupart des analyses des philosophes précités, je pense donc malgré tout que dans le renoncement à la totalité on peut voir une façon de céder à la suggestion des marchés alors que c'est une position qui doit être dépassée, passer de l'en-soi d'une totalité inconsciente au pour-soi d'une économie régulée, passer de l'individu salarié identique et vide (Bloom) à la personne riche de son histoire, passer en fait de l'économie à l'écologie. il y a d'ailleurs une phrase qui me donne raison et semble contredire le point 3 : "La personne en revanche, c'est chacun de nous en tant que nous acceptons notre appartenance à ce tout substantiel qu'est le monde"
Si le capitalisme unifie bien le monde, l'homogénéise, c'est au nom des individus divisés, des multitudes du marché. Le capitalisme est bien un système complet (production, distribution, consommation) et unifiant (FMI) mais encore largement sur le mode de l'en-soi, du laisser-faire, du ravage. La gestion de l'économie doit passer à la responsabilité de la totalité (du climat) c'est-à-dire à l'écologie qui est la valorisation de la diversité et de l'autonomie au nom des intérêt globaux là où les intérêts privés en concurrence nivellent toute différence. Il faut accéder à la totalité aussi pour préserver l'avenir collectif, on ne peut se contenter de jouir du court-terme. Il s'agit de passer de l'histoire et de l'économie subie à l'histoire conçue et à une écologie responsable valorisant les personnes (leur formation, leur histoire), l'autonomie et la solidarité.
A ces remarques sur les paragraphes 3 et 7, je peux ajouter que les luttes des minorités (femmes, chômeurs, gays, toxicomanes) ne sont pas des luttes identitaires mais qu'elles produisent dans l'action une conscience collective. Malgré tout, cela fait longtemps que le prolétariat comme parti du négatif n'est plus identifié à la classe ouvrière et que tentent de se constituer des "collectifs des sans" (sans travail, sans logement, sans papiers). C'est toujours indispensable mais ce n'est pas toujours facile car il faut des actions communes, des lieux communs.
Malgré ces nuances, je suis très largement d'accord et nous pouvons nous intégrer dans ce réseau au nom de nos différences. Je ne crois pas aux "rhizomes" car je pense que tout réseau durable a son unité mais la pratique le montrera. En tout cas, il faut se mettre en réseaux, c'est certain, d'ailleurs on ne fait que cela.
Et j'espère ne pas être un trop triste sire dans cet hymne à la joie, car je crois aussi au nécessaire travail du négatif, la pensée positive est l'idéologie du pouvoir mais je ne peux désapprouver cet enthousiasme car j'éprouve rarement une joie aussi profonde que celle de participer à des mouvements de solidarité et de libération. J'espère que c'est pour bientôt, ce manifeste y participe.
Jean Zin