Contrairement à la position défensive qu'adoptent le plus souvent les mouvements et groupes contestataires ou alternatifs, nous posons que la véritable résistance passe par la création, ici et maintenant, de liens et de formes alternatives par des collectifs, groupes et personnes qui, au travers de pratiques concrètes et d'une militance pour la vie, dépassent le capitalisme et la réaction.
Au niveau international, nous assistons aujourd'hui au début d'une contre-offensive à la suite d'une longue période de doutes, de marche arrière et de destruction des forces alternatives. Ce recul a été largement favorisé par la volonté de la logique néolibérale et capitaliste de détruire une bonne partie de ce que cent cinquante ans de luttes révolutionnaires avaient construit. Dès lors, résister, c'est créer les nouvelles formes, les nouvelles hypothèses théoriques et pratiques qui soient à la hauteur du défi actuel.
Nous vivons une époque profondément marquée par la tristesse qui n'est pas seulement la tristesse des larmes mais, et surtout, la tristesse de l'impuissance. Les hommes et les femmes de notre époque vivent dans la certitude que la complexité de la vie est telle que la seule chose que nous puissions faire, si nous ne voulons pas l'augmenter, c'est de nous soumettre à la discipline de l'économisme, de l'intérêt et de l'égoïsme. La tristesse sociale et individuelle nous convainc que nous n'avons plus les moyens de vivre une véritable vie et dès lors, nous nous soumettons à l'ordre et à la discipline de la survie. Le tyran a besoin de la tristesse parce qu'alors chacun de nous s'isole dans son petit monde, virtuel et inquiétant, tout comme les hommes tristes ont besoin du tyran pour justifier leur tristesse.
Nous pensons que le premier pas contre la tristesse (qui est la forme sous laquelle le capitalisme existe dans nos vies) c'est la création, sous de multiples formes, de liens de solidarité concrets. Rompre l'isolement, créer des solidarités est le début d'un engagement, d'une militance qui ne fonctionne plus « contre » mais « pour » la vie, la joie, à travers la libération de la puissance.
La lutte contre le capitalisme, qui ne peut se réduire à la lutte contre le néolibéralisme, implique des pratiques dans la multiplicité. Le capitalisme a inventé un monde unique et unidimensionnel, mais ce monde n'existe pas « en soi ». Pour exister, il a besoin de notre soumission et de notre accord. Ce monde unifié qui est un monde devenu marchandise, s'oppose à la multiplicité de la vie, aux infinies dimensions du désir, de l'imagination et de la création. Et il s'oppose, fondamentalement, à la justice.
C'est pourquoi nous pensons que toute lutte contre le capitalisme qui se prétend globale et totalisante reste piégée dans la structure même du capitalisme qui est, justement, la globalité. La résistance doit partir de et développer les multiplicités, mais en aucun cas selon une direction ou une structure qui globalise, qui centralise les luttes.
Un réseau de résistance qui respecte la multiplicité est un cercle qui possède, paradoxalement, son centre dans toutes les parties. Nous pouvons rapprocher cela de la définition du rhizome de Gilles Deleuze : « Dans un rhizome on entre par n'importe quel côté, chaque point se connecte avec n'importe quel autre, il est composé de directions mobiles, sans dehors ni fin, seulement un milieu, par où il croît et déborde, sans jamais relever d'une unité ou en dériver ; sans sujet ni objet. »
Cent cinquante années de révolutions et de luttes nous ont enseigné que, contrairement à la vision classique, le lieu du pouvoir, les centres de pouvoir, sont en même temps des lieux de peu de puissance, voire d'impuissance. Le pouvoir s'occupe de la gestion et n'a pas la possibilité de modifier d'en haut la structure sociale si la puissance des liens réels à la base ne le rend pas possible. La puissance est ainsi toujours séparée du pouvoir. C'est pour cela que nous établissons une distinction entre ce qui se passe « en haut », qui est de l'ordre de la gestion et la politique, au sens noble du terme, qui est ce qui se passe « en bas ».
Dès lors, la résistance alternative sera puissante dans la mesure où elle abandonnera le piège de l'attente, c'est-à-dire le dispositif politique classique qui reporte invariablement à un « demain », à un plus tard, le moment de la libération. Les « maîtres libérateurs » nous demandent l'obéissance aujourd'hui au nom d'une libération que nous verrons demain, mais demain est toujours demain, autrement dit, demain (le demain de l'attente, le demain de l'ajournement perpétuel, le demain des lendemains qui chantent) n'existe pas. C'est pour cela que ce que nous proposons aux maîtres libérateurs (commissaires politiques, dirigeants et autres militants tristes) c'est : la libération ici et maintenant et l'obéissance… demain.
Le pouvoir maintient et développe la tristesse en s'appuyant sur l'idéologie de l'insécurité. Le capitalisme ne peut exister sans sérialiser, séparer, diviser. Et la séparation triomphe lorsque, petit à petit, les gens, les peuples, les nations vivent dans l'obsession de l'insécurité. Rien n'est plus facile à discipliner qu'un peuple de brebis toutes convaincues d'être un loup pour les autres. L'insécurité et la violence sont réelles, mais seulement dans la mesure où nous l'acceptons, c'est-à-dire où nous acceptons cette illusion idéologique qui nous fait croire que nous sommes, chacun, un individu isolé du reste et des autres. L'homme triste vit comme s'il avait été jeté dans un décor, les autres étant des figurants. La nature, les animaux et le monde seraient des « utilisables » et chacun de nous, le protagoniste central et unique de nos vies. Mais l'individu n'est qu'une fiction, une étiquette. La personne, en revanche, c'est chacun de nous en tant que nous acceptons notre appartenance à ce tout substantiel qu'est le monde.
Il s'agit alors de refuser les étiquettes sociales de profession, de nationalité, d'état-civil, la répartition entre chômeurs, travailleurs, handicapés, etc., derrière lesquelles le pouvoir tente d'uniformiser et d'écraser la multiplicité qu'est chacun de nous. Car nous sommes des multiplicités mêlées et liées à d'autres multiplicités. C'est pour cela que le lien social n'est pas quelque chose à construire mais plutôt quelque chose à assumer. Les individus, les étiquettes vivent et renforcent le monde virtuel en recevant des nouvelles de leurs propres vies à travers l'écran de leur télévision. La résistance alternative implique de faire exister le réel des hommes, des femmes, de la nature. Les individus sont de tristes sédentaires piégés dans leurs étiquettes et leurs rôles ; c'est pour cela que l'alternative implique d'assumer un nomadisme libertaire.
La création d'une vie différente passe, fondamentalement, par la création de modes de vie, de modes de désirer alternatifs. Si nous désirons ce que le maître possède, si nous désirons comme le maître, nous sommes condamnés à répéter les fameuses révolutions mais, cette fois, dans le sens que ce terme a en physique, c'est-à-dire celui d'un tour complet. Il s'agit ainsi d'inventer et de créer concrètement de nouvelles pratiques et images de bonheur. Si nous pensons que nous ne pouvons être heureux qu'à la manière individualiste du maître et que nous demandons une révolution qui nous donne satisfaction, nous serons condamnés éternellement à ne faire que changer de maître. Car on ne peut être réellement anticapitaliste et accepter en même temps les images de bonheur que ce même système génère. Si on désire « être comme le maître » ou « avoir ce que le maître possède » on reste dans la position de l'esclave.
Les chemins de la liberté sont incompatibles avec le désir du maître. Désirer le pouvoir du maître est l'opposé de désirer la liberté. Et la liberté c'est devenir libre, c'est une lutte. De la résistance surgissent précisément d'autres images de bonheur et de liberté, des images alternatives liées à la création et au communisme (dans le sens de liberté et de partage que ce terme recouvre, dans le sens d'une exigence permanente et non pas en tant que modèle de société).
Ce qu'il faut c'est créer un communisme libertaire, non de la nécessité, mais de la jouissance que donne la solidarité. Il ne s'agit pas de partager à la manière triste, parce que nous sommes obligés, mais de découvrir la jouissance d'une vie plus pleine, plus libre. Dans la société de la séparation, la société capitaliste, les hommes et les femmes ne trouvent pas ce qu'ils désirent, ils doivent se contenter de désirer ce qu'ils trouvent, selon la formule de Guy Debord. La séparation est ainsi séparation les uns des autres, de chacun de nous d'avec le monde, du travailleur d'avec son produit, mais en même temps de chacun de nous, séparé, exilé de lui-même. Telle est la structure de la tristesse.
La politique, dans sa signification profonde, est liée aux pratiques émancipatrices, aux idées et aux images de bonheur qui dérivent d'elles. La politique est la fidélité à une recherche active de la liberté. A l'encontre de cette conception de la politique se situe la « politique » comme gestion de la situation telle qu'elle apparaît. Mais cet élément, que nous appelons gestion, prétend être le tout de la politique et hiérarchise les priorités en limitant, en freinant et en institutionnalisant les énergies vitales qui le dépassent. Pourtant la gestion n'est qu'un moment, une tâche, un aspect.
La gestion est représentation, et la représentation, en tant que telle, n'est qu'une partie du mouvement réel. Celui-ci n'a pas besoin de la représentation pour vivre, tandis que cette dernière tend à délimiter la puissance de la présentation. La politique révolutionnaire est celle qui poursuit à chaque instant la liberté non pas en tant qu'associée essentiellement aux hommes ou aux institutions, mais comme devenir permanent qui refuse de s'attacher, de se fondre, de « s'incarner » ou de s'institutionnaliser. La recherche de la liberté est liée à la constitution du mouvement réel, de la critique pratique, du questionnement permanent et du développement illimité de la vie. Dans ce sens, la politique révolutionnaire n'est pas le contraire de la gestion. Celle-ci, comme partie du tout, est une partie de la politique. En revanche, la gestion en tant qu'elle tend à être le tout de la politique constitue précisément le mécanisme de la virtualisation qui nous plonge dans l'impuissance.
La politique comme telle n'est que l'harmonie de la multiplicité de la vie en lutte permanente contre ses propres limites. La liberté est le déploiement de ses capacités et de sa puissance ; la gestion n'est qu'un moment limité et circonscrit où ce déploiement est représenté.
Résister c'est créer et développer des contre-pouvoirs et des contre-cultures. La création artistique n'est pas un luxe des hommes, c'est une nécessité vitale de laquelle pourtant la grande majorité se trouve privée. Dans la société de la tristesse, l'art a été séparé de la vie et même, l'art est de plus en plus séparé de l'art lui-même possédé, gangrené qu'il est par les valeurs marchandes. C'est pour cela que les artistes comprennent, peut-être mieux que beaucoup, que résister c'est créer. C'est donc à eux aussi que nous nous adressons pour que la création dépasse la tristesse, c'est-à-dire la séparation, pour que la création puisse se libérer de la logique de l'argent et qu'elle retrouve sa place au cœur de la vie.
Résister c'est, aussi, dépasser la séparation capitaliste entre théorie et pratique, entre l'ingénieur et l'ouvrier, entre la tête et le corps. Une théorie qui se sépare des pratiques devient une idée stérile. C'est ainsi que, dans nos universités, il existe une myriade d'idées stériles, mais en même temps, les pratiques qui se séparent de la théorie se condamnent à disparaître à l'usure dans une sorte d'auto-résorption. Résister, dès lors, c'est créer les liens entre les hypothèses théoriques et les hypothèses pratiques, que tous ceux qui savent faire quelque chose sachent aussi le transmettre à ceux qui désirent se libérer. Créons ainsi les relations, les liens qui potentialisent des théories et des pratiques de l'émancipation, en tournant le dos aux chants des sirènes qui nous proposent de « nous occuper de nos vies », à quoi nous répondons que nos vies ne se réduisant pas à des survies, elles s'étendent au-delà des limites de notre peau.
Résister signifie, en même temps, déconstruire le discours faussement démocratique qui prétend s'occuper des secteurs et des personnes exclues. Dans nos sociétés, il n'y a pas « d'exclus » ; nous sommes tous inclus, de manière différente, de manière plus ou moins indigne et horrible, mais inclus tout de même. L'exclusion n'est pas un accident, ce n'est pas un « excès ». Ce qu'on appelle exclusion et insécurité c'est ce que nous devons voir comme l'essence même de cette société amoureuse de la mort. C'est pour cela que lutter contre les étiquettes implique aussi notre désir de nous mettre en contact avec les luttes de ceux que l'on nomme « anormaux » ou « handicapés ».
Nous disons qu'il n'y a pas d'homme ou de femme « anormal » ou «handicapé », mais qu'il existe des personnes et des modes d'être différents. Les étiquettes agissent comme des mini-prisons où chacun de nous est défini par un niveau donné d'impuissance. Or, ce qui nous intéresse, c'est la puissance, la liberté. Un handicapé n'existe que dans une société qui accepte la division entre forts et faibles. Refuser ceci, qui n'est autre que la barbarie, c'est refuser le quadrillage, la sélection inhérente au capitalisme. C'est pour cela que l'alternative implique un monde où chacun assume la fragilité propre au phénomène de la vie et où chacun développe ce qu'il peut avec les autres et pour la vie. Que ce soit la lutte pour la culture Sourde qui a su faire exploser la prison de la taxinomie médicale, comme la lutte contre la psychiatrisation de la société, et tant d'autres, loin d'être de petites luttes pour un peu plus d'espace, ce sont de véritables créations qui enrichissent la vie. C'est pour cela que nous invitons aussi à résister avec nous les groupes de lutte contre la normalisation disciplinaire médico-sociale sous tous ses aspects.
La même chose se produit avec les formes de disciplinarisation propres aux systèmes éducatifs. La normalisation opère ici comme une menace permanente d'échec ou de chômage. Il existe en revanche des expériences parallèles, alternatives et diverses par rapport à la scolarisation où les problèmes liés à l'éducation se développent selon une logique différente.
Handicapés, chômeurs, retraités, cultures en marge, homosexuels, sont toutes des classifications sociologiques qui opèrent en séparant et en isolant à partir de l'impuissance, de ce qu'on ne peut pas faire, en rendant unilatéral et pauvre le multiple, ce qui peut être vu comme source de puissance.
Résister, c'est aussi repousser la tentation d'un repli d'identité qui sépare les « nationaux » des « étrangers ». L'immigration, les flux migratoires ne sont pas un « problème » mais une réalité profonde de l'humanité depuis toujours et pour toujours. Il ne s'agit pas d'être philanthropiquement « bon pour les étrangers », mais de désirer la richesse produite par le métissage. Résister c'est créer des liens entre les « sans », sans toit, sans travail, sans papiers, sans dignité, sans terre, tous les sans qui n'ont pas la « bonne couleur de peau », la « bonne pratique sexuelle », etc. : une union de sans, une fraternité des sans, non pour être « avec » mais pour construire une société où les sans et les avec n'existent plus.
Nos sociétés qui prétendent être des cultures scientifiques sont en réalité, d'un point de vue historique et anthropologique, le type de société qui a produit le plus grand degré d'ignorance que l'épopée humaine ait connu. Si dans toute culture les hommes ont possédé des techniques, notre société est la première qui soit proprement possédée par la technique. 90% d'entre nous sommes incapables de savoir ce qui se passe entre le moment où l'on appuie sur le bouton et le moment où l'effet désiré se produit. 90% d'entre nous ignorons la quasi-totalité des mécanismes et ressorts du monde dans lequel nous vivons.
Ainsi, notre culture produit des hommes et des femmes ignorants qui, se sentant exilés de leur milieu, peuvent alors le détruire sans scrupule aucun. La violence de cet exil est tel que, pour la première fois, l'humanité se trouve confrontée à la possibilité réelle et concrète - et peut-être inévitable - de sa destruction. On nous dit qu'étant donnée la complexité de la technique les hommes doivent l'accepter sans la comprendre, mais le désastre écologique montre que ceux qui croient comprendre la technique sont loin de la maîtriser. Il est donc urgent de créer des groupes, des noyaux, forums de socialisation du savoir pour que les hommes puissent à nouveau prendre pied dans le monde réel.
De nos jours, la technique de la génétique nous place à la lisière d'une possibilité de sélection entre les êtres humains selon des critères de productivité et de bénéfices. L'eugénisme, au nom du bien, inhumanise l'humanité. On nous apprend que nous pouvons à présent procéder à la clonation d'un être humain et notre triste humanité désorientée ignore ce qu'est un être humain… Ces questions sont des questions profondément politiques qui ne doivent pas rester entre les mains des techniciens. Autrement dit, la res-publique ne doit pas devenir res-technique.
Résister c'est affirmer que, contrairement à ce que l'on a pu croire, la liberté ne sera jamais un point d'arrivée. Paradoxalement, l'espoir nous condamne à la tristesse. La liberté et la justice n'existent qu'ici et maintenant, dans et par les moyens qui les construisent. Il n'y a pas de bon maître ni d'utopie réalisée. L'utopie est le nom politique de l'essence même de la vie, c'est-à-dire le devenir permanent. C'est pourquoi l'objectif de la résistance ne sera jamais le pouvoir.
Le pouvoir et les puissants sont d'ailleurs condamnés à ne pas trop s'éloigner de ce qu'un peuple désire. Dès lors, croire que le pouvoir décide du réel de nos vies relève toujours d'une attitude d'esclave. L'homme triste, comme nous le disions, a besoin du tyran. Il n'est pas suffisant de demander aux hommes qui occupent le pouvoir qu'ils édictent telle ou telle loi séparée des pratiques de la base sociale. Nous ne pouvons pas, par exemple, demander à un gouvernement qu'il édicte des lois donnant aux étrangers les mêmes droits qu'aux autres si au sein de la base sociale nous ne construisons pas la solidarité qui va dans ce sens.
La loi et le pouvoir, s'ils sont démocratiques, doivent refléter l'état de la vie réelle de la société. Par conséquent, notre problème n'est pas que le pouvoir soit corrompu et arbitraire. Notre problème et notre défi c'est la société que ce pouvoir reflète, autrement dit, notre tâche en tant qu'hommes et femmes libres, c'est qu'existent les liens de solidarité, de liberté et d'amitié qui empêchent réellement que le pouvoir soit réactionnaire. Il n'y a de liberté que dans les pratiques de libération.
La composition de liens augmente la puissance, la séparation capitaliste la diminue. La lutte pour la liberté est bien une lutte communiste pour récupérer et augmenter la puissance. En revanche, le capitalisme opère par abstraction, sérialisation, réification en décomposant les liens et en nous plongeant dans l'impuissance. C'est pourquoi la lutte pour la liberté et la démocratie sont des devenirs permanents qui ne trouveront jamais d'incarnation définitive. La lutte va toujours dans le sens de la puissance, de la composition de liens, de l'alimentation du désir de liberté dans chaque situation concrète.
La résistance comme création exige que nous pensions aussi la question du « sujet révolutionnaire », en rompant définitivement avec la vision marxiste classique posant la classe ouvrière comme « le » sujet révolutionnaire, personnage messianique au sein de l'historicisme moderne.
Cependant, contrairement à ce que prétendent certains sociologues postmodernes de la complexité, la classe ouvrière ne tend pas à disparaître, simplement, la fonction ouvrière se déplace et s'ordonne géographiquement. Ainsi, si dans les pays centraux il y a numériquement moins d'ouvriers, la production s'est déplacée vers les pays dits périphériques où l'exploitation brutale des hommes, des femmes et des enfants assure d'énormes bénéfices aux entreprises capitalistes. Et dans les pays centraux, par le biais de l'évocation de « l'insécurité » , on propose aux classes populaires des alliances nationales pour mieux exploiter le tiers-monde.
La production capitaliste est une production diffuse, inégale et combinée. C'est pour cela que la lutte, la résistance doit être multiple mais aussi solidaire. Il n'y a pas de libération individuelle ou sectorielle. La liberté ne se conjugue qu'en termes universels, ou dit autrement, ma liberté ne s'arrête pas là où commence celle de l'autre, mais ma liberté n'existe que sous la condition de la liberté de l'autre.
Bien qu'il n'existe pas de sujet révolutionnaire « en soi », prédéterminé, il existe en tous cas des sujets révolutionnaires multiples qui n'ont pas de forme prédéfinie ni d'incarnation définitive. Aujourd'hui, nous voyons fleurir des coordinations, des collectifs et des groupes de travailleurs qui débordent largement dans leurs revendications les luttes sectorielles. Ces luttes doivent, au sein de chaque singularité, de chaque situation concrète dépasser le quadrillage du pouvoir, c'est-à-dire refuser la séparation entre avec emploi et sans emploi, nationaux et étrangers, etc. Non parce que l'employé, le national, homme, blanc doit être « charitable » avec le sans-emploi, l'étranger, la femme, le handicapé, etc., mais parce que toute lutte qui accepte et reproduit ces différences est une lutte qui, aussi violente soit elle, respecte et renforce le capitalisme.
Mais la fonction ouvrière se déplace aussi dans un autre sens : de l'usine classique comme espace physique privilégié de constitution de valeur à la fabrique sociale dans laquelle le capital assume la tâche de coordonner et de subsumer toutes les activités sociales. La valeur s'estompe dans toute la société, elle circule à travers les formes multiples du travail. L'accumulation capitaliste s'étendant à l'ensemble de la société, elle peut, par conséquent, être sabotée à n'importe quel point du circuit par le biais d'actes d'insubordination.
Une partie de la construction des hiérarchies et des classifications qui nous sont imposées part de la confusion entre la division technique du travail et la division sociale du travail. Sous la notion de travail nous entendons en effet deux choses différentes. D'un côté, une activité constitutive de l'homme, anthropologique ou ontologique, l'ensemble des relations sociales qui nous conforment, dans la perspective matérialiste de la société et de l'histoire. Mais d'un autre côté le travail est ce devoir, aliénant, cet esclavage moderne sous lequel le capitalisme nous sépare en classes. C'est celui-là qui nous fait souffrir quand nous en avons et quand nous n'en avons pas. Abolir le travail dans ce dernier sens c'est réaliser les possibilités de l'idée communiste libertaire du travail dans le premier sens.
Les hiérarchies qui se fondent sur l'unidimensionnalisation de la vie dans la question du travail aliéné, l'emploi, sont celles qui doivent être dissoutes dans l'ouverture à la multiplicité des savoirs et des pratiques de la vie. Le travail, du point de vue ontologique, l'ensemble des activités qui effectivement valorisent le monde (techniques, scientifiques, artistiques, politiques) est, en même temps, une source de démocratisation radicale et une mise en question définitive et totale du capitalisme.
Résister ce n'est pas, dès lors, avoir des opinions. Dans notre monde, contrairement à ce que l'on peut croire, il n'y a pas de « pensée unique », il y a quantités d'idées différentes. Mais des opinions différentes n'impliquent pas des pratiques réellement alternatives et de ce fait ces opinions ne sont que des opinions sous l'empire de la pensée unique, c'est-à-dire de la pratique unique. Il faut en finir avec ce mécanisme de la tristesse qui fait que nous avons des opinions différentes et une pratique unique. Rompre avec la société du spectacle signifie ne plus être spectateur de sa propre vie, spectateurs du monde.
Attaquer le monde virtuel, ce monde qui a besoin, pour nous discipliner, pour nous sérialiser que nous soyons tous à la même heure devant notre poste de télévision, cela ne revient pas à dire comment le monde, l'économie, l'éducation, doit être de manière abstraite. Résister c'est construire des millions de pratiques, de noyaux de résistance qui ne se laissent pas piéger par ce que le monde virtuel appelle « le sérieux ». Être réellement sérieux ce n'est pas penser la globalité et constater notre impuissance. Être sérieux implique de construire, ici et maintenant, les réseaux et liens de résistance qui libèrent la vie de ce monde de mort. La tristesse est profondément réactionnaire. Elle nous rend impuissants. La libération, finalement, est aussi libération des commissaires politiques, de tous ces tristes et aigres maîtres libérateurs. C'est pour cela que résister passe aussi par la création de réseaux qui nous sortent de cet isolement.
Le pouvoir nous souhaite isolés et tristes, sachons être joyeux et solidaires. C'est en ce sens que nous ne reconnaissons pas l'engagement comme un choix individuel. Nous avons tous un degré déterminé d'engagement. Il n'y a pas de « non militants » ou « d'indépendants » . Nous sommes tous liés. La question est de savoir d'une part, à quel degré, et d'autre part, de quelle côté de la lutte on est engagé.
Il est indispensable de réfléchir sur nos pratiques, les penser, les rendre visibles, intelligibles, compréhensibles. Pouvoir conceptualiser ce que nous faisons constitue une part de la légitimité de nos constructions et participe de la socialisation des savoirs entre les uns et les autres : être nous-mêmes lecteurs, penseurs et théoriciens de nos pratiques, être capables d'apprécier la valeur de notre travail pour éviter qu'on nous appauvrisse par des lectures normalisatrices.
Ce manifeste n'est pas une invitation à adhérer à un programme et encore moins à une organisation. Nous invitons simplement les personnes, les groupes et les collectifs qui se sentent reflétés par ces préoccupations à prendre contact avec nous afin de commencer à briser l'isolement. Nous vous invitons aussi à photocopier et à diffuser ce document par tous les moyens à votre disposition.
Tous ceux qui souhaiteraient faire des commentaires, propositions, etc., seront les bienvenus. Nous nous engageons à les faire circuler au sein du Réseau de Résistance Alternatif. Nous ne souhaitons pas établir un centre ou une direction et nous mettons à la disposition des camarades et amis l'ensemble des contacts du Réseau pour que le dialogue et l'élaboration de projets ne se fasse pas de manière concentrique.
Beaucoup de nos groupes ou collectifs possèdent des publications ou des revues. Le réseau se propose d'accumuler et de mettre à disposition des autres groupes ces savoirs libertaires qui peuvent aider et potentialiser la lutte des uns et des autres. Des centaines de luttes disparaissent par isolement ou par manque d'appui, des centaines de lutte sont obligées de partir de zéro, et chaque lutte qui échoue n'est pas seulement une « expérience », chaque échec renforce l'ennemi. D'où la nécessité de nous entraider, de créer des « arrière-gardes solidaires » pour que chaque personne qui en quelque point du monde lutte à sa manière, dans sa situation, pour la vie et contre l'oppression puisse compter sur nous comme nous espérons pouvoir compter sur elle.
Le capitalisme ne tombera pas d'en haut. C'est pour cela que dans la construction des alternatives il n'y a pas de petit ou de grand projet.
Saluts fraternels à tous les frères et sœurs de
la côte Salut de pirates : à la différence des corsaires,
trafiquants esclavagistes et mercantilistes des mers, les pirates étaient
communistes et créaient des communes libres sur les côtes
où ils s'arrêtaient.
El Mate (Argentine), Mères de la place de Mai (Argentine), Collectif
Amautu (Pérou), Groupe Chapare (Bolivie), Collectif Malgré
Tout (Paris), Collectif Che (Toulon), Collectif Contre les Expulsions (Liège),
Centre Social (Bruxelles).