La lutte des classes mondiale

  • Changement de classe

L’idéologie économiste
L’économie n’a pas toujours dominé le monde comme le croit le marxisme vulgaire, même si les conditions de reproduction sont, toujours, déterminantes. Pour Marx le capitalisme est la domination de l’économie en tant que séparée de la société ; et la société du spectacle est l’économie devenue autonome, du monde totalement objectivé, réduit à l’objectif de l’image se présentant comme indépendant de tout rapport social, de tout sujet réel pris comme simple spectateur passif et impuissant sur son environnement. Ce monde de la négation de toute liberté effective correspond à l’idéologie bourgeoise du réalisme des lois économiques naturelles, objectives, sur lesquels l’action individuelle n’a pas de prise, se réduisant au choix de son intérêt privé immédiat, à son "autonomie" relative de décision, et calculable statistiquement mais inéliminable pourtant comme "acteur " du marché. La liberté bourgeoise est celle de l’atomisation comme sa temporalité est celle du passé, de l’accumulation du capital plus que celle du projet industriel d’avenir et du simple travail humain. Son avenir se réduit aux incertitudes des prévisions économiques, aux colères impénétrables de ce Dieu obscur qui lui tient de pur réel ; l’économie ignorant qu’elle n’est qu’un produit de l’homme est laissée à une sauvagerie plus cruelle que celle des lois de la nature qu’elle a pourtant su plier à sa technique. Le libéralisme prêche la soumission absolue aux caprices divins du Dieu de l’abondance et de la misère, volonté d’Allah qui est notre seule providence, inaccessible à nos yeux et pour qui rien d’autre n’est permis que la prière, puisse-t-il l’entendre ! Tenter de dompter la puissance souveraine de l’économie paraît même à ces "économistes" un sacrilège comparable aux vieilles craintes paysannes contre les violations de la nature identifiée à une puissance mystique. Ils savent bien pourtant que leurs calculs linéaires de rentabilité, à quoi on les emploie, seront (Dieu sait quand) contredits par les faits ; et les faits, ici, sont crises de surproduction ou explosions sociales.

La classe dominante
Il ne suffit pourtant pas de prétendre dépasser cette idéologie par une révolution "prolétarienne" volontariste, donnant le pouvoir au peuple ; en effet, ceux qui détiennent le pouvoir effectif et forment une classe bureaucratique séparée, peuvent au nom de cette justification fictive (a priori et Théologique) confisquer impunément toute liberté effective sans remettre en cause, en quoi que ce soit, la domination objective des lois économiques rendues simplement moins performantes. Il n’y a de pouvoir du Peuple que dans l’abstraction du discours et de l’image. Le prolétariat ne peut se dominer lui-même ; que ce soit la bureaucratie venue de son sein ou des capitalistes étrangers, il se forme toujours une classe spécialisée du pouvoir (Le peuple qui exerce le pouvoir n'est pas toujours identique au peuple sur lequel il est exercé. J.S. Mill). Chaque époque historique, chaque système économique génèrent une classe spécifique dominante, représentant la situation économique actuelle et imposant son point de vue à l’ensemble de la société comme sa légitimation (des conditions de production supérieures ne s’instaurent jamais avant que leurs possibilités matérielles d’existence ne soient écloses au sein de l’ancienne société. Misère de la philosophie p210). Il faut donc, au-delà des discours, examiner qui détient réellement le pouvoir et sous quelle forme. La condition préalable au changement social est de reconnaître la réalité actuelle ; on ne peut inventer une nouvelle classe dominante mais on peut liquider les privilèges de l’ancienne classe dominante par intérêt conjugué du prolétariat et des nouveaux riches. L’intégration spectaculaire, au niveau mondial, a depuis 1988 renforcé l’émergence d’une nouvelle classe sociale, synthèse du technocrate et du bureaucrate, salariés issus sans doute du "prolétariat" désormais universel et s’opposant pourtant à lui comme pouvoir mais s’opposant aussi au capital qui, d’instrument de pouvoir est devenu simple élément de calcul, mesure de productivité et droit de réponse du marché.

La convergence spectaculaire
La bureaucratie soviétique ne s’est pas vraiment opposée à la fin de l’idéologie qui justifiait son pouvoir car elle était en mesure de retrouver et d’amplifier ce pouvoir dans l’économie dont elle pouvait s’emparer en tant que technocratie avec un meilleur rendement alors qu’elle ne pouvait plus matériellement, de toutes façons, contrôler l’information à l’ère de la communication informatique (Andropov). Plus qu’un retour du pouvoir au peuple, là encore mythique, on peut parler de la braderie d’un système économique jugé peu performant par les élites, pour un système dont elles pensaient tirer un meilleur profit et sans égards pour le sort du peuple justement. Le Capitalisme, de son côté, en intégrant tous les marchés au niveau mondial générait une classe dirigeante technocratique, une intelligentsia nécessaire à la gestion d’une complexité croissante et parlant le même langage, celui des chiffres. Le langage du spécialiste, favorisant sectes et mafias, est un instrument de pouvoir, faisant rentrer le langage dans la superstructure. Le placement automatisé des capitaux est l’autre versant de ce passage du pouvoir d’une classe à une autre, comme la bourgeoisie était déjà aux affaires plus que la noblesse avant la révolution, la nouvelle technocratie est la véritable richesse qui réclame la reconnaissance de son pouvoir effectif. Ce stade du capitalisme rejoignait, en quelque sorte, la bureaucratie soviétique, en faisant preuve d’une toute autre efficacité, mais c’est déjà le pouvoir de la compétence plus que de l’argent. Ce n’est bien sûr pas le pouvoir du prolétariat, ou du peuple, mais ce n’est déjà plus la domination séparée de l’économie.

Écologie ou Technique
Ce qui différencie ce nouveau pouvoir c’est la nécessité d’agir sur la totalité de l’activité économique. Cette action sur la totalité ne peut plus prétendre défendre des intérêts privés ou particuliers, c’est donc, au moins potentiellement, une prise du pouvoir du prolétariat, du peuple, de tous sur l’économie. Cette prise de pouvoir ne peut se faire que par la réglementation, le Droit (d’où l’importance des Droits de l’homme bien que le Droit soit toujours droit de la marchandise, de l’échange) qui n’est pas seulement l’instrument de domination des autres classes, même s’il ne faut pas se cacher l’évidence que la classe se voulant médiatrice entre tous et tous prélève bien ses intérêts et impose son propre point de vue qu’il faut toujours infléchir par la lutte, des contre-pouvoirs. La première idéologie de cette classe est celle de la technocratie et du dirigisme, puis de la négociation, pour aboutir enfin à l’Écologie (Celle-ci se divisant aussi en écologie technocratique, de spécialistes et en écologie-politique démocratique. La base sociale principale est sans doute constituée des enfants de cadre). Étape après étape c’est bien l’objectivation économique qui se trouve dépassée, reconnue enfin comme relation, rapport social. C’est la fin donc de l’économie comme séparée ; en attendant, ce n’est pas abandonner le chiffrage de la plus-value comme mesure de l’effectivité de l’investissement, mais tempéré par la volonté publique et les coûts sociaux. Il faut savoir sur quelles forces sociales s’appuyer pour évaluer les possibilités historiques et les orienter par nos actes pour notre intérêt de sujet et contre le mépris du pouvoir qui nous traite en objets, en administrés et non en citoyens.


  • L’expression du négatif

Le discours de la rupture
Connaissant la base sociale et le mode de prise de pouvoir de cette nouvelle "noblesse d’État", il n’est pas question de remettre en cause d’abord la logique même du capitalisme ; mais nous avons vu que la gestion de la totalité, le contrôle global de l’économie recèle en lui-même le dépassement de l’économie, la fin de son autonomie séparée de la société comme logique folle de la marchandise, un retour à sa dimension politique. Cette gestion de la totalité n’est d’abord qu’une nécessité impérieuse qui n’a pas encore de contenu. Il s’agit de donner à cette révolution en marche un contenu, une idéologie conforme à nos intérêts et à notre liberté et, non pas, un impossible contrôle de tout par tous à quoi se résume toujours l’utopie. Après avoir réfuté l’objectivation dans les sciences et particulièrement dans la Psychanalyse au nom de la liberté du sujet, nous avons pu forger le concept d’analyse révolutionnaire comme expression du négatif et moment dialectique de retour au sujet, de subversion. Il s’agit d’appliquer ce concept à la politique, par une énonciation claire des buts poursuivis et des forces en présence, avec le souci d’une analyse des contradictions concrètes, notre actualité la plus brûlante, et d’une résolution de ces contradictions, qui remonte aux causes globales et ne soit pas encore plus liberticide. Bien définir le but, les priorités, dessiner une stratégie est la condition de toute victoire politique d’une classe nouvelle contre une vieille noblesse qui n’est pas encore dépouillée de tout pouvoir. C’est d’abord par la nomination d’une classe, de ses intérêts, que celle-ci peut s’y reconnaître, prendre "conscience de soi" comme force et faire irruption sur la scène de l’histoire.

Pouvoir et liberté
La catégorie de la totalité n’a pas le même sens, du technocrate tenté par le totalitarisme à l’écologiste sensible à l’équilibre global, mais recèle bien dans les deux cas la tentation du dirigisme et de la réduction du politique à la technique prétendument neutre. Le marxiste aussi, s’émerveillant du pouvoir collectif nécessaire à notre survie, s’égarait à prêter une "conscience" à une classe pour mieux supprimer la réalité de la conscience individuelle, qui s’identifie à sa classe pratiquement, favorisant l’usurpation de cette fausse conscience idéale par des idéologues bien réels (et par le dirigeant suprême, interprète final de la "conscience de classe") qui appliquent, en son nom, leur propre loi sur la totalité, sans limites. La liberté d’action donnée à la totalité de la société sur la totalité elle-même, liberté nécessaire à notre survie, ne doit pas s’opposer à l’autonomie individuelle au nom de cette prétendue "conscience" universelle. Au contraire, la liberté d’action, que la nouvelle idéologie doit revendiquer et porter en étendard, comme opposée à l’autonomie impuissante et fataliste du spectateur, et doit s’étendre concrètement à chaque individu comme sa dignité de Citoyen. Toute considération écologiste doit éviter de traiter ce citoyen comme simple élément d’un équilibre mais s’instituer en médiation entre ce citoyen et l’équilibre global. On ne peut cependant aborder la totalité autrement qu’en termes révolutionnaires (c’est le sens du terme analyse révolutionnaire) ou bien on ne fait que s’y fondre, abandonnant liberté, singularité et toute ex-sistence. L’Écologie bien comprise est basée sur le Citoyen, les deux termes signifiant exactement le fait d’habiter la terre et la cité. Le "pouvoir du peuple" ne doit plus être le pouvoir de la race, ni de la communauté mais du lieu. Égalité du Citoyen.

La leçon de l’histoire
On ne peut faire comme si l’écologie nazie et le socialisme stalinien n’avaient pas existé. La démocratie ne vaut pas toujours beaucoup mieux ; elle doit être approfondie et séparée de l’argent (les millionnaires américains dominent le congrès) mais doit être fondée sur le Droit malgré sa partialité. Il n’y a pas d’autre solution et on sait que l’utopie ne mène qu’à la tyrannie. Rien ne se fera pourtant sans le soulèvement effectif du peuple, sa volonté exprimée. Il faut revenir aussi des prétentions à sauter directement dans le "communisme ", autant dire au Paradis alors qu’on n’a pas encore accompli le premier pas qui s’impose. Il n’est pas sûr que la représentation du communisme, par Marx lui-même, soit si désirable que cela ; mais il est trop prétentieux, lorsqu’on a une vision historique d’anticiper au-delà de la prochaine victoire, ce serait nier l’effet réel de l’événement, l’après-coup de son inscription, son historicité justement. Cette histoire n’a pas, pour autant, de consistance éternelle, automatique et structurale ; l’histoire n’est constituée que par notre projet actuel.

Il n’y a pas de progrès (une maturation biologique) dans un passé qui perd toute existence à se figer dans l’être mais dans le projet où l’avenir s’écrit avec nos actes

Il s’agit de savoir ce qu’on veut. Et ce que permet la situation actuelle, l’état des forces et les possibilités stratégiques d’alliance pour défendre notre volonté. Rêver d’utopie n’étant qu’un rêve de tyran, c’est la démocratie qu’il faut renforcer partout. D’une part en favorisant, sans trop d’illusions, le poids des plus faibles contre le pouvoir de l’argent, d’autre part en étendant le champ d’intervention de la démocratie sur notre environnement mondial. Si la fin de la marchandise n’est pas encore à notre portée, nous pouvons engager le processus de sa dissolution en soutenant les classes émergentes de l’intelligentsia, les cadres de l’économie mondiale étant la base d’un pouvoir effectif détaché du capital et favorisant la démocratie du marché en même temps que sa réglementation écologique. Le soutien à cette classe est, bien sûr conditionnel, mesuré aux progrès démocratiques et écologiques défendus. La lutte des pauvres pour faire reconnaître leurs droits dépendra toujours de leurs capacités de mobilisation pour les imposer.


  • Le spectacle du monde

Notre rôle doit être de continuer à dénoncer l’objectivation des discours qui nous réduisent à une abstraction, développant toutes sortes de symptômes et de souffrances insupportables, dont nous devons montrer toute l’horreur, l’imbécillité et la honte, en revendiquant notre dignité de Citoyen libre et en portant les revendications des plus humbles, des moins intéressants.

La liste des misères du capitalisme n’a guère évoluée depuis qu’il étend ses ravages, tout au plus certaines dures réalités que nous pensions lointaines nous sont maintenant plus familières. Il y a bien quelque progrès et parfois dans le pire. Il faut toujours attendre jusqu’au dernier moment, jusqu’à la catastrophe effective pour que le désastre soit chiffré et qu’on fasse enfin le minimum pour l’empêcher de se reproduire.

Tant qu’on a sa paie à la fin du mois, tant qu’on peut goûter au flot continu de nouveautés de la science et des techniques comme d’un éternel printemps pressé, les malheurs de la société nous sont extérieurs et considérés comme un destin inéluctable, pris dans un malheur domestique éffaré. Lorsque nous sommes (nous-mêmes ou nos enfants) les victimes de la misère nous comprenons la nécessité de maîtriser ce prétendu destin, se donner les moyens de gérer la catastrophe. La formidable montée du chômage est encore tolérée par une société étonnamment indifférente. On ne sait plus à quel niveau, à quelle quantité de chômage se produira le changement qualitatif qui devra y mettre fin!

Le spectacle qui nous fait miroiter les plaisirs imaginaires de la compétition recouvre la triste réalité de la concurrence où s’épuisent vainement toutes nos énergies sans laisser le temps de la jouissance qui est déjà le temps de l’ennui. Il ne s’agit pas de positiver, de s’agiter pour s’adapter à une situation qui est notre lot commun et à laquelle nous ne pouvons rien changer. C’est à la base qu’il faut reprendre nos représentations, car le mirage publicitaire n’est pas ce qu’on peut espérer de mieux mais plutôt un projet collectif et durable donnant toute sa dimension à notre liberté inutilisée.

La conscience de l’environnement ne pourra plus nous quitter, mais la destruction accélérée continue ! L’urgence au moins ne fait plus de doute, c’est notre seul espoir.


  • La période de transition

Il faut d’abord avoir une vue claire du but à atteindre, et plutôt que de nommer ce but le "Communisme", délégitimé par l’expérience historique (en voulant compromettre à la fois les buts économiques, idéologiques et humains avec les moyens d’y parvenir), nous avons caractérisé notre but comme la fin de l’autonomie de la marchandise imposant sa logique folle à l’économie, et aux groupes sociaux qui ne peuvent opposer que leur impuissance à ses terribles dévastations. Ce but, identifié aux nécessités de l’Écologie et à l’approfondissement de la démocratie (au statut de Citoyen comme sujet), ne peut se réaliser miraculeusement et d’un seul coup, même par l’effet d’un soulèvement révolutionnaire. Plutôt que de prétendre à un absolu hors d’atteinte, il faut se ménager des étapes, des périodes de transition construisant pièce à pièce une nouvelle logique effective s’opposant à la pure logique financière de la marchandise. Un but radical et révolutionnaire ne doit pas se réduire à une utopie impuissante mais tirer parti de toutes les possibilités du moment sans se confondre avec la pratique réformiste ou social-démocrate ne cherchant qu’à améliorer le système existant sans le remettre en cause.

Pour cela, nous devons à la fois conclure des alliances de classes avec les classes "progressistes", tout en mobilisant les masses pour imposer par la lutte la prise en compte de ses intérêts propres qui ne sont pas ceux de la classe technocratique. Cependant cette lutte doit modifier aussi l’idéologie des masses et la perception de ses intérêts réduits d’abord à l’idéologie marchande. Ainsi, les nécessités de l’époque historique qui s’expriment dans l’Écologie nous confrontent à la réduction du temps de travail comme seule réponse au chômage et à l’arrêt de la croissance (donc de l’augmentation de la consommation et la destruction des ressources), libérant un temps libre colonisé par la marchandise et livré à l’ennui. La conquête de ce temps libre, notamment dans l’action politique, est notre tâche historique en opposition à la société des loisirs, reconstruisant le lien social au nom d’une "saine émulation " se substituant à la concurrence commerciale.

L’élaboration d’une nouvelle idéologie ne peut aller au-delà des forces sociales dominantes mais se situe bien sur le terrain religieux comme le montrent les conversions des anciens dirigeants communistes à l’Orthodoxie. La tâche des théoriciens et artistes révolutionnaires n’est pas de diriger le peuple qui est déjà bien assez dirigé mais, d’une part de dénoncer les conditions existantes (rendre la honte encore plus honteuse) et, d’autre part d’explorer les possibilités du moment, les potentialités progressistes de la situation économique actuelle. Il n’y a, bien sûr, aucune infaillibilité théorique, seule la pratique peut servir de critère de vérité. Il semble que notre tâche actuelles soit la constitution d’un lien social nouveau dans le temps libre, hors du lien fondamental du travail mais avec plus de nécessité que les loisirs. Cet objectif idéologique est lié donc à la pression du chômage pour réduire et partager le temps de travail d’une part, et à la pression des limitations écologiques d’une augmentation de la consommation alors que la majorité de l’humanité est en train d’accéder à la domination industrielle de la nature. Mais le temps libre ne pourra gagner sur le travail qu’à mobiliser notre besoin d’émulation, notre sentiment de participer à une oeuvre nécessaire et à la véritable reconnaissance humaine.

9 mars 1996


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