C'est en octobre 1995, lors des Assises nationales d'AC! que la
revendication d'un revenu garanti pour tous, avec ou sans emploi, a
été
adoptée. De nombreux débats approfondis et contradictoires
ont précédé
l'adoption de cette nouvelle orientation. L'hypothèse d'un retour
au plein
emploi, initialement soutenue par de nombreux camarades, essentiellement
syndicalistes du secteur public, qui furent à l'initiative d'AC!
a été
progressivement relativisée au fur et à mesure que chômeurs
et précaires
rejoignaient un réseau en développement rapide.
L'essentiel des revendications concrètes des chômeurs et
précaires
s'articulent autour de l'exigence d'un droit à l'existence indépendamment
de l'emploi. Déterminer une revendication monétaire et
salariale sur ce
terrain permet de définir un axe structurant à notre
intervention
politique. La revendication d'un revenu garanti pour tous permet
simultanément de renouer avec les acquis politiques des mouvements
de
chômeurs et précaires antérieurs et de réintégrer
le refus du chômage dans
une perspective globale de critique du salariat.
Un an plus tard, lors des Assises nationales d'octobre 1996, le montant
de
ce revenu garanti pour tous fut défini comme devant être
égal au SMIC
(c'est-à-dire le salaire minimum mensuel indexé sur la
croissance). Si nous
essayons d'analyser les expériences de lutte de ces dernières
années, il
faut constater que les revendications centrées sur le revenu
ont joué un
rôle décisif pour l'auto-organisation, l'émergence
publique des chômeurs et
des précaires en France. E t ce de façon particulièrement
spectaculaire
lors de l'hiver 97-98 : revendication de l'augmentation des minima
sociaux,
du droit au revenu pour les jeunes, des aides financières d'urgence
(par
exemple, les "primes de Noël"), des transports gratuits, actions
collectives de réappropriation de richesses (actions "caddies"
dans les
supermarchés, repas gratuits dans des restaurants de luxe ou
des cantines
d'entreprise,...etc). Lors des journées d'action mensuelles
en Allemagne
entre février et septembre 98, la première revendication
du mouvement des
chômeurs et des précaires portait également sur
l'instauration d'un revenu
garanti minimum égal à 1500 DM+loyer et chauffage. Des
revendications
semblables existent ou apparaisent dans les autres pays européens.
Mais, alors que le revenu garanti pour tous est porté par la
mobilisation
des chômeurs et des précaires sur le devant de la scène
politique et
sociale européenne, nos différents gouvernements (tous
sociaux-démocrates
ou presque) sont en train d'opter pour une version néo-libérale
d'un revenu
minimum européen qui aggravera la pauvreté, la baisse
des salaires et le
contrôle social disciplinaire. Workfare, allocations misérables,
travail
forcé sous peine de radiation, "incitation" à l'emploi
par des mesures du
type "salaire-combi", "activation des dépenses passives",
contrôles-délations-radiations des chômeurs et des
précaires,...etc,-
pratiquement tous les pays européens sont en train de renforcer
leurs
dispositifs pour aller dans le sens de la précarité,
de la pauvreté et du
contrôle social, selon des principes énoncés noir
sur blanc dans les
communications de la Commission Européenne de Bruxelles :
-"il faut adopter des mesures pour inciter les chômeurs à
travailler par
des contrôles administratifs et par la pression sociale" (communication
de
la CE du 23 avril 98).
-"Il faut en outre élargir l'échelle des salaires vers
le bas, par une
réduction de 20 à 30% du coût salarial des activités
peu qualifiées, comme
cela a été le cas, par exemple, aux États-Unis
dans les années 70 et 80.
Pour être efficace, une telle mesure nécessiterait en Europe
une réduction
équivalente des allocations de chômage et des prestations
sociales afin
d'éviter le piège de la pauvreté" (communication
de la CE du 25 février 98).
A la suite du sommet de Luxembourg, nous sommes aujourd'hui confrontés
à
des plans pour l'emploi dans différents pays européens
qui ont pour point
commun de chercher à obliger les chômeurs à accepter
n'importe quel emploi
sous-payé et à aggraver le dumping salarial. C'est pourquoi
il nous semble
décisif de parvenir à nous organiser au niveau européen
pour refuser
radicalement ces "politiques pour l'emploi", faire valoir notre
revendication d'un revenu garanti pour tous, échanger nos informations,
nos
analyses et nos expériences de lutte.
AC! a joué un rôle primordial dans la constitution du réseau
des Marches
Européennes. La Commission Revenu d'AC! joue d'ailleurs un rôle
actif au
sein du secrétariat français des Marches, et nous comptons
continuer à
travailler dans ce cadre, parce qu'il permet une mobilisation large,
indispensable pour des initiatives d'ampleur européenne, comme
la
manifestation de juin 97 à Amsterdam et la prochaine manifestation
du 5
juin 99 à Cologne.
Néanmoins, dans un débat aussi crucial que celui qui porte
la revendication
du revenu garanti, il nous semble nécessaire :
1. D'être en contact avec tous ceux en Europe qui oeuvrent dans
ce sens,
même avec ceux qui ne souhaitent pas faire partie des Marches
Européennes
pour des raisons diverses.
2. De travailler sur ces questions avec d'autres associations de lutte.
En
France par exemple, AC! devrait encore renforcer les débats
et les actions
sur le revenu avec les collectifs et les coordinations de sans-papiers
(droits sociaux des immigrés, libre circulation, contre la discrimination
des célibataires), avec les associations de défense des
malades du SIDA
(droits sociaux des malades du SIDA, individualisation des droits sociaux,
revenu garanti carcéral), avec des associations pour les droits
des femmes
(travail gratuit, revenus trop bas des salariées à temps
partiel), avec les
associations de sans-logis (droit au logement), avec les étudiants
et les
lycéens (jeunes de moins de 25 ans qui sont en France interdits
de revenu
minimum, développement des emplois précaires, droit à
un revenu pendant la
formation), ... Cette énumération est là pour
donner un aperçu de ce qui
pourrait (et devrait) être fait au niveau européen...
3. De travailler avec des individus, des groupes de recherche, des revues,
qui ne sont pas directement associés à des groupes militants,
sociaux ou
syndicaux.
4. De prendre le temps d'échanger matériaux et analyses,
expériences et
réflexions, sur le revenu (assurance chômage, minima sociaux,
salaires...etc) et la précarité en Europe: lors des réunions
de
coordination ou des congrès des Marches, les questions de calendrier
et
d'organisation occupent un rôle si important que les analyses
approfondies
et les débats ne sont que trop peu mis en avant. Échanger
nos analyses sur
des thèmes tels que le revenu, le travail gratuit, la différenciation
"marxiste" classique entre travail "productif" et travail "improductif",
le
"post-fordisme", la précarité, le travail immatériel,
la société de
contrôle, le Workfare, ...etc, peut être tout à
fait fructueux.
5. De formaliser les rapports entre les groupes qui, dans le cadre des
Marches Européennes, mettent en avant la revendication du "revenu
garanti",
ou de "l'allocation d'existence", ou encore du "salaire social garanti",
ou
même d'une "allocation de productivité",...(ce serait
d'ailleurs sans doute
très intéressant de débattre de ces problèmes
de définition au niveau
européen, car chacun sait l'importance des relations entre les
mots et les
choses...).
AC!, comme le réseau des Marches Européennes, offrent
un éventail
relativement large de positions sur la question du chômage et
de la
précarité, ce qui ne va pas parfois sans tensions ni
compromis nécessaires.
Le slogan devenu célèbre d'AC!, "un emploi, c'est un
droit, un revenu,
c'est un dû", reflète cette situation. Même quand
nous avons décidé de
lutter "tous ensemble", il nous paraît absolument nécessaire
d'affirmer
clairement nos positions et d'inscrire nos luttes dans le nouvel espace
social productif.
Le mouvement social reste logiquement marqué par les habitudes
et la
mémoire d'un mouvement ouvrier qui a arraché des droits
pendant des
décennies au sein des entreprises. Mais nous nous attaquons
aujourd'hui aux
formes actuelles de l'exploitation capitaliste. C'est à nous
d'être
inventifs, la lutte rgarde de nouvelles formes de production,
d'organisation sociale du travail et de la vie. La restructuration
capitalistique s'oppose au développement de nouvelles formes
de
coopération, quitte à en capturer ce qui est valorisable
sur un marché.
Fruits du travail vivant, de la force invention, les sciences et les
techniques sont modelées par les rapports sociaux pour permettre
cette
capture pour la valorisation. Anticiper encore et toujours revient
rapidement à se démarquer des slogans nostalgiques portés
par des forces
syndicales ("Droit à l'emploi", "Retour au plein emploi"). Avancer
nos
propres revendications, agir pour une réelle redistribution
des richesses
socialement produites : pour un revenu en contrepartie du travail gratuit,
non reconnu, que nous accomplissons, pour un revenu qui corresponde
aux
nouvelles formes de la production (intelligence de masse, travail
immatériel,...), pour un revenu découplé de l'emploi
qui permette enfin de
garantir des droits sociaux à tout le travail qui se déploie
en amont, à la
périphérie et en aval de l'emploi officiel, c'est garantir
l'emploi de
formes d'activité qui excédent la rentabilité
capitaliste. Refuser la
pauvreté, établir des capacités de résistance
à la précarisation et ouvrir
à un nouveau développement,- tels pourraient être
résumés les arguments
pour un revenu garanti pour tous comme axe, non seulement de l'action
immédiate, mais aussi de transformation profonde de notre société.
Nous ne sommes pas prêts en tous les cas à occuper n'importe
quel poste de
travail pour produire n'importe quoi. Il est par exemple hors de question
de s'associer à des campagnes, comme celles menées en
France par la CGT ou
le PCF pour s'opposer à la fermeture d'usines d'armements, d'automobiles
ou
de centrales nucléaires : nous n'avons rien à voir avec
ce genre de "lutte
contre le chômage".
De plus, nous sommes persuadés qu'aujourd'hui la revendication
du revenu
garanti constitue le meilleur angle d'attaque pour rouvrir un cycle
de
luttes offensives sur le salaire, et ce à cause des modalités
actuelles de
l'emploi (discontinuité, polyvalence, mobilité) et du
travail (gratuité,
bas salaires, surexploitation). Par là, notre revendication
dépasse de loin
le groupe social restreint désigné sous le terme "chômeurs".
La précarité
de l'emploi ne peut pas être considérée comme un
phénomène marginal,
touchant une minorité abandonnée sur le bord de la route.
La précarité est
aujourd'hui au centre du système productif. Et pour le coup,
on retrouve
bien la tradition de lutte offensive du prolétariat en se mobilisant
pour
des hausses de salaire,- qu'il s'agisse d'un salaire en grande partie
socialisé (pour les salariés avec emploi) ou d'un salaire
entièrement
socialisé (pour les salariés hors emploi).
Un des objectifs d'une Commission Revenu Européenne pourrait
être une
plate-forme revendicative européenne pour des moyens d'existence
pour tous.
4 textes nous semblent particulièrement importants pour une telle
élaboration collective,- que nous joignons donc à cette
lettre:
1. Existenzgeld / 10 Positionen gegen falsche Bescheidenheit
und das
Schweigen der Ausgegrenzten, 1992, BAG-Erwerbslose.
2. Manifeste pour la garantie des moyens d'existence
pour tous, 1988,
coordination d'associations de chômeurs et de précaires.
3. Plate-forme de la Fédération italienne 3RME, 1998.
4. Trois arguments pour le revenu, 1998,
Commission Revenu d'AC!.
Il y a sûrement d'autres textes importants qui circulent dans
d'autre pays
d'Europe : envoyez-les nous !
La commission devra régler sans doute bien des problèmes
organisationnels,
linguistiques, techniques. Il faudra là aussi faire preuve d'inventivité
!
Et sans doute profiter d'occasions déjà prévues
(les Assises des Marches
Européennes à Cologne en janvier 99, le colloque organisé
par le groupe
Fels à Berlin en mars 99,...etc), de la mobilité individuelle
et du
courrier électronique pour commencer à construire un
peu tout ça.
En attendant, si, collectif, individu, revue...etc, vous êtes
intéressés
par ce projet, écrivez-nous pour nous donner vos coordonnées
(avec, si
possible, un E-Mail, ou au moins un fax, pitié !), et surtout
: vos idées,
suggestions, envies, expériences, textes et toutes ces sortes
de choses,
pour voir ensemble comment faire naître ce réseau européen
pour le revenu
(vous pouvez écrire ou envoyer des textes dans n'importe quelle
langue, on
se débrouillera, mais si vous avez l'habitude d'écrire
en anglais,
n'hésitez pas !). La Commission Revenu d'AC! pourrait faire
office de
secrétariat provisoire. Si nous avons pris l'initiative de cette
lettre,
nous souhaitons abandonner le plus vite possible ces mauvaises habitudes
de
centralisme parisien.
Pour la commission revenu : Irène, Laurent, Jeanne