Philippe
QUIRION
1995
Les justifications en faveur de l'allocation universelle:
une présentation critique
 
 

Les périodes de chômage massif favorisent l'émergence de projets de transformation radicale de la société. Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, pas plus que les années trente, n'échappent à cette règle. L'allocation universelle (A.U. dans la suite du texte), encore appelée revenu d'existence, constitue l'une des plus notables de ces utopies contemporaines, si l'on se fie au nombre de publications qui apportent des arguments en sa faveur ou à son encontre. Néanmoins, il n'existe guère de présentation et de discussion systématique des justifications apportées en faveur du projet. C'est ce manque que je me propose ici de combler, après avoir brièvement exposé le principe de l'allocation universelle.
 

La manière la plus simple de présenter l'allocation universelle consiste à la comparer à une allocation complémentaire, comme le R.M.I. français. Beaucoup plus radicale, l'A.U. est une prestation à la fois inconditionnelle, puisqu'aucun engagement. n'est exigé en contrepartie, versée à tous les citoyens et cumulable avec toute autre ressource, ce qui entraîne que le riche reçoit autant que le pauvre.

Les graphiques ci-dessous permettent de comparer les transferts de revenus entraînés par une allocation complémentaire d'une part, et par une A.U. d'autre part. Pour simplifier, nous supposerons que chaque système est financé par un impôt proportionnel sur les revenus supérieurs au minimum garanti. Les graphiques indiquent le montant du revenu net (R.N.) perçu en fonction du revenu primaire (R.P., avant impôt et allocation). La droite à 45° indique le revenu primaire.
 

 
 

Si l'on souhaite que tous les membres d'une population atteignent le niveau de revenu garanti G, on peut:

- soit fournir à ceux qui ne satisfont pas cette condition la différence entre le niveau G et leur revenu primaire, c'est le système de l'allocation complémentaire;

- soit fournir à chacun un niveau de revenu G, c'est le système de l'allocation universelle.

Pour un même montant G, les "gagnants" sont beaucoup plus nombreux que dans le cas de l'allocation complémentaire, et le montant des transferts est d'autant plus important.

L'allocation complémentaire vit sa première apparition en Angleterre en 1795, à la suite d'une décision de justice prise à Speenhamland. Si l'on en croit Karl Polanyi [1944], les résultats de cette mesure furent catastrophiques (baisse des salaires, désincitation au travail, effondrement de la productivité...) mais les sources utilisées par cet auteur sont très contestées (Gazier [1988]). Quoi qu'il en soit, l'acte en question fut abrogé en 1834. Il faudra alors attendre la fin du vingtième siècle pour que ce système s'impose en Europe occidentale, et même 1988 pour le R.M.I. en France.

La revendication de l'A.U., qui semble avant-gardiste, est en fait une vieille idée. La première référence connue est en effet constituée par un texte de Thomas Paine intitulé "La justice agraire", envoyé en 1796 à la Convention française. L'auteur y proposait de verser à tout individu un cadeau d'anniversaire (15 £ le jour des 21 ans) et une pension annuelle (10 £ à partir de 50 ans). L'écrit de Paine est vite tombé dans l'oubli, mais par la suite, une foule de propositions du même ordre ont été formulées et parfois appliquées:

- l'impôt négatif sur le revenu, défendu par Milton Friedman [1966], fit l'objet de quelques applications dans certains États américains. Dans ce système, en dessous d'un certain niveau de revenu (le "point neutre"), une famille reçoit une allocation égale à la différence entre le point neutre et son revenu primaire, multipliée par un "taux d'imposition négatif". Si les taux d'imposition négatifs et positifs sont égaux, ce système est équivalent à une A.U. financée par un impôt proportionnel, du point de vue de la distribution des revenus nets. Il subsiste toutefois trois différences importantes. Tout d'abord, les masses financières prélevées et versées sont très inférieures; ensuite, un contrôle des ressources devient nécessaire; et enfin, dans la version friedmanienne, les prestations sont versées à la famille, non à l'individu;

- une multitude de projets radicaux de transformation sociale proposés depuis le XXème siècle prévoient l'attribution d'un revenu déconnecté du travail. Ces projets émanent en général de socialistes utopiques, à l'exception notable et récente du prix Nobel James Meade [1989]. La plus durable de ces alternatives est probablement l'économie distributive, fondée par Jacques Duboin [1932], et défendue aujourd'hui encore par une organisation intitulée "la grande relève". Il s'agissait, à l'époque, de créer une monnaie non thésaurisable qui devait permettre un contrôle efficace de la masse monétaire, et de répartir entre tous le pouvoir d'achat. Ces deux mesures étaient avant tout destinées à prévenir toute crise de surproduction.

L'AU. proprement dite a resurgi au début des années quatre-vingt, sous l'impulsion d'un groupe basé à Louvain intitulé "collectif Charles Fourier" (La revue nouvelle [1985]) puis du B.I.E.N. (Basic Income European Network), fondé en 1986, auquel participe une centaine d'universitaires. Des justifications extrêmement variées, et parfois incompatibles, ont été apportées à l'appui de ce dispositif. Dans cet article, je propose une typologie en croisant deux critères:

- d'une part, la portée historique de l'argumentation, qui peut être atemporelle ou se présenter comme une réponse à l'actuelle persistance du chômage en Europe;

- d'autre part, le rôle que ces justifications accordent à l'échange marchand. Certaines, que l'on serait tenté de qualifier de libérales si le terme était moins flou, font confiance au caractère régulateur du marché et voient dans l'A.U. le système de redistribution le plus compatible avec celui-ci. D'autres justifications se basent, au contraire, sur une contestation du caractère auto-régulateur du marché et conduisent à réduire son rôle.
 

On aboutit donc à quatre séries d'. justifications, que ce texte examine successivement:
 
 
portée historique Croyance dans le caractère régulateur du marché
  oui non
réponse à la persistance du chômage l'AU. comme moyen de faire accepter la déréglementation du marché du travail l'AU. comme instrument de lutte contre le chômage involontaire
atemporelle l'A.U. comme revenu légitime l'A.U. comme outil de transformation des rapports sociaux

 

L'A.U. comme moyen de faire accepter la déréglementation du marché du travail

La persistance d'un taux de chômage élevé en Europe explique, en grande partie, la résurgence de l'A.U. depuis les années quatre-vingt. En effet, nombre des partisans de cette dernière y voient un moyen de lutte contre la pauvreté et le chômage. Pourtant, les mécanismes par lesquels l'AU. pourrait réduire le chômage, ainsi que l'analyse même de la persistance du chômage, diffèrent radicalement selon les auteurs. Certains, que nous étudions dans cette première partie, retiennent une analyse "néoclassique" du chômage alors que d'autres se basent sur une analyse "keynésienne"1 (rubrique suivante).

Pour Guy Standing [1986], du B.I.T., la résorption du chômage passe par une déréglementation du marché du travail et par une baisse de salaire pour les moins qualifiés. L'A.U. permettrait de rendre cette évolution humainement plus acceptable, en supprimant la grande pauvreté. Mais, objectera-t-on, le R.M.I. ne remplit-il pas cet office? C'est qu'en n'étant pas cumulable, celui-ci, selon Standing, a l'inconvénient d'enfermer ses allocataires dans ce qu'on appelle la "trappe du chômage". En effet, les R.M.Istes n'ont intérêt a accepter un travail que si celui-ci apporte un salaire nettement supérieur au montant de l'allocation, puisqu'en acceptant cet emploi, ils perdent le bénéfice du revenu minimum (si le salaire est supérieur ou égal au revenu minimum) ou d'une partie de celui-ci (si le salaire est inférieur au revenu minimum). En d'autres termes, le R.M.I. se voit reprocher de contribuer au chômage volontaire.
 

La principale faiblesse de l'argumentation de Standing réside dans sa croyance dans l'efficacité d'une baisse des salaires. D'une part, l'influence du salaire sur l'emploi est théoriquement ambiguë et empiriquement très difficile à déterminer (Husson [1991, 1995]). D'autre part, la critique du R.M.I. comme "trappe du chômage" est insuffisamment argumentée. Si des actifs préfèrent l'inactivité à un emploi très peu rémunéré "à l'américaine" on ne voit pas pourquoi les en dissuader: au nom de quoi faudrait-il accroître l'offre de travail dans une société qui connaît un chômage massif? Et quand bien même on en serait persuadé, il existe d'autres moyens pour augmenter l'offre de travail: supprimer le service national, l'allocation parentale de libre choix... Le fait que ces solutions soient systématiquement passées sous silence par les partisans d'une baisse des prestations attribuées aux chômeurs (par exemple l'O.C.D.E. [1994]) est révélateur de l'idéologie conservatrice sous-jacente à beaucoup de ces argumentations.
 

L'A.U. comme instrument de lutte contre le chômage involontaire
 

La seconde catégorie de justifications prend le contre-pied de la précédente. On ne considère plus que la baisse du salaire réel permette de retrouver le plein-emploi; l'A. U. a ici un rôle, non seulement de lutte contre la pauvreté, mais aussi de réduction du chômage involontaire. Deux principaux arguments sont avancés à l'appui de cette idée, l'un portant sur la baisse de l'offre de travail, l'autre sur l'augmentation de la demande de travail.

Nous avons vu que Guy Standing espérait de l'A.U. une hausse de l'offre de travail (par rapport à une allocation complémentaire de même montant). Il est donc paradoxal de constater que d'autres auteurs en attendent une baisse! C'est que ces auteurs2 prennent comme référence une situation sans aucune forme de revenu minimum. Dans une telle situation, estiment-ils, il n'existe aucune raison pour que l'offre de travail soit croissante en fonction du salaire: en dessous d'un certain niveau, dans des sociétés comme les nôtres qui excluent le retour à l'économie de subsistance, toute baisse du salaire entraînera non pas une diminution, mais une augmentation de l'offre de travail: c'est le " retournement de l'offre". L'équilibre offre-demande risque alors d'être inaccessible. Or disent ces auteurs, l'A.U. peut éviter le retournement de l'offre: Si les besoins fondamentaux sont de toute façon satisfaits, rien ne pousse plus les travailleurs à offrir plus, et non moins, de travail en cas de baisse du salaire.

Cependant, cet argument n'est valable que si l'on prend pour référence une situation sans aucun revenu minimum; si l'on en croit la théorie micro-économique, par rapport à une allocation complémentaire garantissant un même montant de revenu, l'A.U. entraîne une hausse, non une baisse, de l'offre de travail3. Le passage du R.M.I. à une A.U. de même montant devrait donc entraîner une évolution "à la Standing" (hausse de l'offre de travail) et non "à la collectif Charles Fourier" (baisse de l'offre de travail).
 

Passons donc aux analyses en termes de demande de travail, qui partent d'une critique de l'économie néoclassique, et plus particulièrement de la loi de Say (ou loi des débouchés). Dans le cadre de la théorie keynésienne, la baisse des salaires réels peut ne pas suffire à rétablir l'équilibre sur le marché du travail. En effet, les salaires formant une grande part de la demande, toute baisse de ceux-ci risque d'entraîner une crise de surproduction. Or, pour ces auteurs, l'A.U. permet d'éviter cet enchaînement pervers. Elle formerait un revenu capable d'assurer, dans une certaine mesure, un niveau soutenu de la demande effective, même en cas de baisse des salaires. Ceci dit, cet argument est applicable à tout système de transfert social; en particulier, les allocations chômage constituent un moyen bien plus direct d'éviter une spirale déflationniste keynésienne.
 

On peut toutefois concevoir la surproduction non comme une situation conjoncturelle mais comme le résultat d'une évolution structurelle des économies développées contemporaines. Ainsi, certains partisans de l'A.U. justifient leur position en analysant la crise actuelle comme une rupture des liens entre production, emploi et revenu. Ce fut le cas, dans l'entre-deux-guerres, de Jacques Duboin, dont les idées furent supplantées par celles de Keynes. Aujourd'hui, alors que les solutions keynésiennes semblent inopérantes, ce discours revient sur le devant de la scène. A l'origine de cette résurrection, on trouve en particulier René Passet [1989]. Pour lui, la croissance de la production n'assure plus, aujourd'hui, la formation d'emplois. La machine remplace de plus en plus l'homme dans ses activités musculaires, d'abord, mais aussi intellectuelles. L'auteur reconnaît qu'il s'agit certes d'un phénomène séculaire mais, fait nouveau, les deux mécanismes qui assuraient la compensation, c'est-à-dire la recréation indirecte des emplois détruits par l'automatisation, auraient cessé de jouer.
 
- Le premier mécanisme était le glissement de la main-d'oeuvre depuis les secteurs d'où elle est chassée vers ceux qui se développent. Ainsi, au XXème siècle, l'emploi s'est déplacé du secteur primaire au secondaire, puis au tertiaire. Aujourd'hui ce mécanisme atteindrait ses limites car sous l'effet de l'informatique, le tertiaire commence lui aussi à perdre des emplois.

- Le second tient aux créations d'emplois exigées par la fabrication de la machine elle-même. Si celle-ci élimine des emplois là où elle est utilisée, elle est censée en créer d'abord directement par sa propre fabrication, ensuite indirectement en stimulant la demande par l'augmentation du pouvoir d'achat.

Ce schéma semble lui aussi remis en cause. Si les nouvelles industries des périodes précédentes étaient très gourmandes en main-d'oeuvre (chemins de fer, automobile...) il ne faut pas compter sur l'informatique ou sur l'électronique pour créer massivement des emplois. En effet, les gains de productivité sont encore plus forts dans ces secteurs que dans le reste de l'économie.
 
Le lien entre production et emploi serait donc brisé. Cette rupture va inéluctablement entraîner celle d'un second lien, celui qui rattachait l'emploi au revenu, car, comme l'écrit René Passet, "si la production peut s'effectuer indépendamment du travail des hommes, elle ne saurait s'écouler sans eux". La distribution du pouvoir d'achat devrait donc de plus en plus se faire indépendamment du salaire, et le progrès technique amènerait à la fois le moyen et la nécessité de réaliser l'A.U.
 
Cette analyse soulève deux objections. La première est empirique: toutes les mesures de la productivité indiquent que celle-ci progresse plus lentement depuis 1974 que dans la période de plein-emploi précédente, que l'on observe la productivité du travail ou la productivité globale des Facteurs. C'est le fameux "paradoxe de Solow" : les ordinateurs sont partout, sauf dans les chiffres de la productivité. Aussi, établir un lien de causalité direct entre productivité et chômage semble irrecevable4. Deuxième objection: à la question "quel est l'impact du progrès technique sur l'emploi?", la réponse ne peut être que "ça dépend"; la question devient alors: "de quoi dépend l'influence du progrès technique sur l'emploi?". Malheureusement, c'est en vain qu'on rechercherait une réponse à cette question chez les adeptes de l'A.U.5.
 

L'A.U. comme revenu légitime

Bon nombre de philosophes, parmi lesquels Jon Elster6, considèrent l'A.U. comme immorale puisqu'elle permet à certains de vivre du travail des autres. De nombreux partisans de l'A.U. ont cherché à répondre à cet argument.

La première tentative en ce sens émane de Thomas Paine [1796], auteur qui se réclamait de la philosophie du droit naturel. Selon cette tradition, les hommes ont un certain nombre de droits, parmi lesquels le droit à la vie, la liberté et la propriété, qui ne doivent en aucun cas être violés. Comment, dans ces conditions, justifier que l'État puisse percevoir l'impôt? La réponse de Paine est qu'une partie des richesses qui existent dans la société n'est pas le produit du travail humain, mais découle de l'utilisation de la terre qui, elle, appartient à tout le monde. Paine en conclut qu'il faut taxer la rente foncière et la répartir entre tous, selon le système présenté en introduction.

Philippe Van Parijs [1994] va aujourd'hui plus loin en utilisant la "parabole des naufragés" élaborée par Ronald Dworkin [1981]. Imaginons un groupe de personnes démunies qui échouent sur une île déserte, mais néanmoins largement pourvue en richesses de toutes sortes. Comment répartir celles-ci équitablement? Donner à chacun une part égale de chacun des biens ne tiendrait pas compte des préférences individuelles. La meilleure solution consiste donc à donner à chacun une quantité égale d'une "monnaie" créée pour l'occasion et à vendre aux enchères les ressources de l'île. Van Parijs voit dans l'A.U. l'équivalent de cette distribution initiale, et considère qu'il faut distribuer de façon égalitaire non seulement le produit de la terre, mais plus généralement la valeur de tous les éléments rares qui sont en quelque sorte "donnés" aux hommes au lieu d'être produits par leur travail. Il fait entrer dans cette catégorie quatre éléments: les ressources naturelles, l'environnement global, les héritages et les rentes d'emploi.

- Les ressources naturelles qui entrent dans le processus de production ne sont que l'équivalent "industriel" de la terre chez Paine.
 
- L'environnement naturel global. Au-delà d'un certain plafond, toute émission de substances polluantes représente une dégradation du bien commun que constitue l'environnement, et demande une compensation perçue sous forme d'écotaxe et reversée sous forme d'A.U.

- Les héritages. En effet, même si le droit de donner ses biens est reconnu par l'auteur, on ne peut guère considérer qu'une personne décédée bénéficie des mêmes droits qu'une personne en vie.

- Enfin, de façon plus audacieuse, l'auteur considère que dans nos sociétés où sévit le chômage, les emplois sont rares et inéquitablement répartis. Dès lors, un emploi représente, selon ses termes, un privilège, qui demande certes l'accomplissement de certaines tâches, mais en contrepartie d'avantages qui font que nombreux sont ceux qui en envient les titulaires. Cette rareté peut s'exprimer en disant qu'il existe des rentes d'emploi, susceptibles d'être taxées et redistribuées comme les éléments précédents.
 

Les deux premiers éléments (ressources naturelles et environnement) posent toutefois un problème d'évaluation, même au plan théorique. Distinguer la part de la valeur de la production due au travail humain et la part due à la nature, nécessite d'avoir recours à la théorie néoclassique de la répartition, cette fois-ci non plus entre capital et travail mais entre les ressources naturelles et les facteurs d'origine humaine. Cette théorie repose sur deux hypothèses très contestables, la substituabilité entre les biens naturels et les facteurs d'origine humaine (travail et capital) dans la fonction de production, et l'homogénéité de cette même fonction. Surtout, la critique formulée par Joan Robinson [1953] reste ici valable: on doit disposer d'une unité non monétaire pour agréger le capital naturel, sinon la démonstration bute sur une circularité: agréger en termes monétaires nécessiterait de connaître la valeur des ressources naturelles, alors qu'on cherche justement à calculer cette valeur!

L'hypothèse de substituabilité est tout aussi nécessaire, et tout aussi critiquable, en ce qui concerne le deuxième élément: l'environnement global. Le fait de mettre en balance une diminution de la couche d'ozone et une augmentation de la consommation dans une fonction d'utilité a-t-il beaucoup de sens?

Je n'ai pas d'objection de principe à l'encontre de la proposition de taxer les héritages, mais comme le reconnaît Van Parijs, le niveau d'allocation universelle que l'on peut ainsi financer est extrêmement faible; en France, les sommes officiellement transmises sous forme d'héritage sont inférieures à 3 % du P.I.B.

La dernière proposition (taxer les rentes d'emploi) pose elle aussi problème dans la mesure où, au contraire des éléments précédents, les emplois semblent pouvoir faire l'objet d'un partage en nature, et ne pas nécessiter le passage par l'A.U. Surtout, une partie de la valeur d'un emploi tient à la reconnaissance sociale qu'il procure, reconnaissance impossible à transmettre sous forme monétaire. Or, si Philippe Van Parijs s'oppose au partage du travail, c'est au nom d'arguments conséquentialistes d'ailleurs fort discutables (partager le travail freinerait la croissance), et non pour des motifs déontologiques.
 
Enfin, Dworl:in et Van Parijs admettent eux-mêmes qu'une partie des ressources initiales de la fable peut se voir soustraite à une appropriation privative pour former des biens d'usage collectif. Comme rien ne permet de fixer l'étendue de cette restriction, on n'a aucune indication sur le montant que devrait atteindre l'A.U.
 
En résumé, ces auteurs apportent des justifications fortes en faveur du principe d'un transfert financier depuis les rentiers et les travailleurs vers les non-travailleurs. Cependant, même si ces arguments peuvent convaincre de la justice d'une A.U., ils ne peuvent rien dire de la justesse de son montant : l'"A.U. juste" est-elle au niveau du S.M.I.C., du R.M.I., a 1500 F par mois comme le propose aujourd'hui Van Parijs, ou bien à 100 F par mois?.
 
 

L'A.U. comme outil de transformation des rapports sociaux
 

De nombreux partisans du système que nous étudions attendent de sa mise en place une certaine émancipation des individus vis-à-vis des contraintes économiques, sans remplacer celles-ci par des contrôles bureaucratiques. Les arguments qui suivent peuvent donc être qualifiés de "libertaires" ou d'"écologistes" si l'on considère que ces deux courants de pensée visent à développer l'autonomie des personnes face au marché et à l'État 7.
 

L'émancipation de la femme
 
La femme au foyer est aujourd'hui dans une dépendance financière complète vis-à-vis de son conjoint. Un salaire maternel briserait certes cette dépendance, niais en l'enfermant dans la cellule familiale. Au contraire, selon le collectif Charles Fourier, l'A.U. éviterait un tel écueil, et permettrait en plus de transformer les rapports de pouvoir au sein du couple, dans la mesure où l'homme ne serait plus le seul à apporter un revenu au ménage.
 

Le développement du secteur alternatif
 
Dans la mesure où l'A.U. garantirait une certaine sécurité financière sans pour autant enfermer dans la trappe du chômage, on peut en attendre, selon les mêmes auteurs, un foisonnement d'entreprises alternatives en tout genre. Beaucoup d'activités d'utilité sociale, trop peu rentables pour financer un salaire substantiel, pourraient devenir viables si l'A.U. venait en complément d'une rémunération modeste. Jean-Marc Ferry [1995] parle d'un "secteur quaternaire", qui comprendrait des activités artistiques, sociales, pédagogiques, culturelles...

Cependant, pourquoi ne pas privilégier une aide plus directe à ce type d'activités, forcément moins coûteuse?
 

Une citoyenneté non utilitaire

Alain Caillé [1992], voit dans l'A.U.8 le moyen d'enlever au travail son hégémonie et de faire admettre la légitimité de la multiplicité des buts de l'existence. Selon cet auteur, les chômeurs ne souffrent pas seulement de la faiblesse de leurs revenus, mais aussi "de l'exclusion sociale et symbolique qui résulte de la délégitimation radicale de tout ce qui ne ressortit pas exclusivement au registre de la fonctionnalité et de la performance". Le fait de ne pas occuper un emploi est vu comme la sanction de l'inefficacité, non comme le résultat d'un choix. Le revenu de citoyenneté permettrait justement de choisir entre travail et revenu d'une part, loisir et moindre revenu d'autre part, sans passer pour un raté ou un parasite. Pour appuyer sa thèse, l'auteur prend comme référence la cité antique d'Athènes, qui ne reconnaissait la qualité de citoyen qu'à ceux qui ne subissaient pas la contrainte du travail. On peut cependant s'interroger sur la pertinence de cette référence dans la mesure où le système athénien ne fonctionnait que grâce au travail des non-citoyens: les femmes et les esclaves. Une société démocratique peut-elle autoriser une partie de ses membres à choisir de ne pas participer à sa reproduction économique? André Gorz [1994] ne le pense pas, qui estime que la société moderne est fondée sur un équilibre entre les droits et les devoirs du citoyen envers la société, et que seul le travail salarié permet à l'individu de se rendre utile à la société en général.
 

La transition directe du capitalisme au communisme
 
Une justification encore plus ambitieuse peut découler d'une relecture de Marx. Pour celui-ci, en effet, le socialisme n'est qu'un moyen de parvenir à cet idéal qu'est le communisme, système qui accorderait "à chacun selon ses besoins", c'est-à-dire où les revenus seraient distribués sans contrepartie en travail. Une société où l'A.U. formerait le seul revenu existant pourrait donc être jugée communiste. Si Marx jugeait nécessaire un passage par le socialisme, c'est qu'il considérait que seul ce dernier permettrait un développement suffisant des forces productives.

L'expérience récente permet de remettre en cause un tel jugement. Van der Veen et Van Parijs [1986] ont expliqué qu'un marxien cohérent doit privilégier un passage direct du capitalisme au communisme. Certes, aujourd'hui encore, il n'est pas possible de supprimer tout lien travail/revenu sans qu'il ne s'ensuive un effondrement du produit global tel, que la subsistance même ne pourrait plus être assurée. Mais on peut tout de même s'approcher le plus possible de cet objectif, en maximisant la proportion de l'allocation universelle dans le revenu, sous la contrainte que soit assurée la production du niveau minimum de subsistance.

Le communisme de ces auteurs est toutefois très éloigné de celui de Marx. D'une part, il n'attribue pas à chacun selon ses besoins mais à chacun la même chose. Surtout, selon Marx, le mode de production communiste n'assure "à chacun selon ses besoins" qu'en percevant "de chacun selon ses capacités". La participation aux tâches productives n'est plus vécue comme une contrainte mais devient un élément de l'épanouissement individuel. Rien de tout cela dans ce scénario: les besoins sociaux sont toujours assurés dans un cadre capitaliste, où ni le marché ni le salariat ne sont abolis.

Avant de faire le bilan des arguments que nous avons passés en revue, il convient d'en mentionner un dernier groupe, qui entre mal dans notre typologie : celui de la simplicité de l'A.U. par rapport à un dispositif type R.M.I. Aux yeux des partisans de l'A.U., en effet, toute allocation conditionnelle présente trois inconvénients. Tout d'abord, par les intrusions dans la vie privée et la stigmatisation qu'elle implique, elle est humiliante pour ses bénéficiaires. Ensuite, elle laisse passer certains des plus démunis entre ses mailles, du fait de la complexité des contrôles, plus le coût de fonctionnement du système s'avère prohibitif.

La complexité de l'actuel R.M.I. constitue certes un problème sérieux, sa population-cible étant peu à même de mener des démarches administratives. Toutefois cette complexité serait certes diminuée, mais non supprimée par l'A.U., des contrôles restant nécessaires pour éviter que quelqu'un ne touche plusieurs fois l'allocation. Une simplification des démarches n'est probablement pas hors de portée, même en restant dans un système d'allocation conditionnelle. Surtout, dans la mesure où l'A.U. multiplie les montants prélevés et reversés par l'Etat-providence, il n'est pas évident qu'il contribue in fine à simplifier ce dernier. A cet égard, il est significatif de constater l'évolution de la pensée de Van Parijs, qui, en 1985, liait l'instauration de l'A.U. au démantèlement de l'État-providence existant, et qui voit aujourd'hui la première comme un complément du second (même le R.M.I., qui est d'un montant supérieur à l'A.U., subsisterait). Bien entendu, une telle évolution rend encore plus aigu le problème du financement du système et affaiblit l'argument de la simplification.
 

Quelles argumentations en faveur de l'A.U. résistent à un examen critique ? Certainement pas celles du type "instrument de lutte contre le chômage involontaire", qui manquent d'une analyse macro-économique solide. Les justifications du type "revenu légitime" apportent des arguments convaincants en faveur du principe d'une A.U., mais l'impossibilité de déterminer son niveau constitue une limite très forte. Tournons-nous vers les arguments de type "réponse au chômage et à la pauvreté". Dans leur version "moyen de faire accepter la déréglementation du marché du travail", ils ne peuvent convaincre que ceux qui sont déjà persuadés de l'intérêt d'une telle potion libérale, mais pensent tout de même que celle-ci maintiendra une pauvreté importante, ce qui ne va pas sans quelques tensions...

Restent les arguments de type "outil de transformation des rapports sociaux". Développer l'autonomie des personnes face aux contraintes que font peser sur eux l'État et le marché me semble un combat fondamental. En revanche, je reste sceptique devant la réduction de l'autonomie au revenu. Le travail garde en effet une valeur sociale et psychologique fondamentale, surtout aux yeux de ceux qui en sont privés (Andréani [1995]). C'est là que l'A.U. se voit confrontée à l'autre "utopie basse pression" contemporaine (pour reprendre l'expression de Bernard Gazier): le partage du travail. En effet, si l'on n'est pas convaincu par les arguments qui font de l'A.U. un remède au chômage, ce dispositif devient un moyen d'assurer le "droit à la paresse", seul le partage du travail visant à rétablir le "droit au travail". Or, même si l'on peut considérer ces deux revendications comme légitimes, l'urgence va clairement à la seconde. De plus, la crédibilité politique de l'A.U. reste à démontrer. Quelles forces sociales se battront pour une revendication aussi éloignée des luttes passées du mouvement ouvrier? Comme l'écrit Alain Lipietz [1985], ce système rencontre à la fois l'hostilité de "la droite" parce qu'il nécessite un accroissement des prélèvements obligatoires, et la méfiance de "la gauche" en apparaissant comme une caution possible à une offensive ultra-libérale de démantèlement de l'Etat-providence et du droit du travail. Au contraire, le partage du travail, parce qu'il se situe dans une tradition séculaire, peut se voir soutenu par un large mouvement social. L'allocation universelle, quant à elle, risque de rester encore fort longtemps une belle utopie...
 
]e remercie D Blanchet, B. Gazier P-M Giraud, M Glachant, F Lévéque et A Lipietz pour leurs commentaires sur des version précédentes de ce texte.


Notes

1. Cette distinction est bien sûr simpliste car chacun de ces deux termes peut renvoyer à différentes théories du chômage. De manière certes grossière, disons que dans la première conception le chômage provient de la rigidité du salaire réel à la baisse, alors que dans la seconde il découle de la non-validité de la loi de Say (ou loi des débouchés) pour laquelle toute offre crée sa propre demande.

2. Il s'agit du collectif Charles Fourier, Cf. La revue nouvelle [1985].

3. Pour une démonstration, voir par exemple Gazier [1992], p. 166.

4. Pour autant, affirmer sur la base de cette corrélation, que le chômage est dû au ralentissement de la croissance de la productivité du travail n'est pas plus convaincant, en particulier parce que le lien entre productivité et croissance n'est pas univoque: si la productivité favorise la croissance l'inverse est également vrai. Boyer [1989] isole ainsi cinq mécanismes par lesquels la croissance peut accroître la productivité: économies d'échelles statiques, approfondissement de la division du travail, incorporation des innovations aux nouveaux équipements, "learning by doing", stimulation de la recherche-développement.

5. On trouvera, par contre, des développements intéressants dans Boyer [1988], mais la question de savoir s'ils permettent de justifier une A.U. reste ouverte.

6. Cf. sa réponse à Van der Veen et Van Parijs dans Theory and Society [1986].

7. Cette caractérisation de l'écologie politique peut surprendre. Elle ne manque pourtant pas de fondement, comme le montre Van Parijs [1991].

8. L'auteur défend en fait une forme d'impôt négatif, qu'il nomme revenu de citoyenneté, mais son argumentation s'applique aussi bien à l'A.U.


Références
 

T. Andreani [1995]: Critique des utopies de la fin du travail AC! Données et arguments, n° 2, Sylepse, Paris, pp. 172-187.

R. Boyer [1988]: Formalizing Growth Regimes within a Regulanon Approach, in G. Dosi, C. Freeman, R. Nelson, G. Silverberg and L. Soete (eds.), Technical Change and Economic Theory, Pinter, Londres.

R. Boyer [1989]: Kador's Growth Theories: Past, Present and Prospects, in W. Semmler and E. NelI (eds.), Nicholas Kaldor and Mainstreana Economics, McMillan, Londres.

A. Caillé [1992]: Vers de nouveaux fondements stmboliques, Transversales sciences culture, "Garantir le revenu", document n° 3, septembre, pp. 24-34.

J. Duboin [1932]: la grande relève de l'homme par la machine.

R. Dworkin [1981]: What is Equality. Part Il. Equality of Resources, Philosophy and Public Affairs, vol. 10, pp. 283-345.

J.-M. Ferry [1995]: L'allocation universelle - Pour un revenu de citoyenneté, éd. du Cerf, Paris.

M. Friedman [1966]: The Case of the Negative Income Tax: a View from the Right, Issues of American Public Policy, Prentice Hall.

B. Gazier [1988]: Fondements de la protection sociale et revenu minimum garanti, Revue française des affaires sociales, n° 2, avril-juin, pp. 7-21

B. Gazier [1992]: Économie du travail et de l'emploi, deuxième édition, Dalloz, Paris.

A. Gorz [1994]: Revenu minimum et citoyenneté - Droit au travail vs. droit au revenu, Futuribles, n° 184, février, pp. 49-60.

M. Husson [1991]: Du salaire à l'emploi une relation complexe, revue de l'IRES, n° 7, automne, Noisy-Le-Grand.

M. Husson [1995]: Code du travail et emploi: les incertitudes de l'économétrie, revue de l'IRES, n° 18, printemps-été, Noisy-Le-Grand.

A. Lipietz [1985]: Une utopie à contre-courant, La revue nouvelle, n° 21.

J. Meade [1989]: Agathotopia: the Economics of Partnership, Aberdeen University Press.

O. C. D. E. [1994]: L'étude de l'O.C.D.E. sur l'emploi: faits, analyse, stratégies, Paris.

T. Paine [1920]: Agrarian justice opposed ta Agrarian Law and Monopoty, The Pioneers of Land Reforms, Bell & Sons, Londres, éd. originale: 1796.

R. Passet [1989]: Production, emploi, revenu: le divorce, Futuribles, avril, pp. 35-54, Paris.

K. Polanyi [1993]: La grande transformation, Gallimard, éd. originale: 1944.

J. Robinson [1953]: The Production Function and the Theory of Capital Review of Economic Studies, vol. 21, pp. 81-106.

G. Standing [1986]: Imbriquer flexibilité dans l'utilisation de la main-d'oeuvre et sécurité pour vaincre le chômage au Royaume-Uni?, Revue internationale du travail. n0 125, pp. 97-119, Genève.

P. Van Parijs [1991]: Impasse et promesses de l'écologie politique, Esprit, 171 (5), pp. 54-70.
 


[revenus]