Le mouvement des chômeurs et précaires est une bonne nouvelle
pour ce pays qui peut-être le sent puisque malgré les tentatives
pour le marginaliser, cette révolte logique est restée populaire.
Il est une chance pour une modernisation des politiques sociales qui prenne
pleinement conscience que la vie ne s'arrête pas aux portes de l'entreprise
et de l'emploi salarié classique, et qu'on ne peut plus subordonner
la survie des sociétés aux seules lois du marché.
Le mouvement des chômeurs, sur fond de crise asiatique, nous rappelle
que le modèle économique dans lequel nous vivons n'est pas
durable, non seulement parce qu'il a des effets délétères
sur la biosphère, mais parce qu'il conduit à l'exclusion
des quatre cinquièmes de la planète du champ des droits.
À travers leurs propres enjeux de survie, trop urgents pour pouvoir
attendre d'hypothétiques créations d'emplois, les chômeurs
soulèvent des enjeux d'avenir plus globaux, d'un développement
qui ne soit pas seulement celui de l'économie restreinte, mais remette
la société au centre des préoccupations.
Les objections au revenu d'existence démontrent elles-mêmes
la nécessité de remettre à plat le modèle archaïque
du travail dans nos sociétés. S'il est vrai que les chômeurs
souffrent de l'absence de travail, on ne peut en effet oublier que d'autres
souffrent du travail lui-même, qui leur garantit peut-être
un statut social, mais bien souvent ni revenu suffisant, ni occasion d'engager
et de construire leur subjectivité. Il est compréhensible
que certains de ces travailleurs malheureux ne voient pas d'un bon oeil
l'augmentation des minima sociaux, et probablement pas faux de prévoir
que celle-ci tendrait à dénouer l'obligation de travailler
dans n'importe quelles conditions. Mais ceci serait-il si dommageable ?
Avons-nous, autrement dit, irrémédiablement besoin d'esclaves,
et ceux-ci aucune autre issue que le travail contraint ou la mort sociale
? Faut-il maintenir à grands coups de subventions des emplois polluants
et usants, encourager les patrons à recruter à bas salaires
tout en renchérissant de fait le coût de l'emploi qualifié
? Une politique "sociale" entièrement axée sur une économie
aussi assistée que le chômage n'engendre-t-elle pas une guerre
de tous contre tous pour l'emploi, délétère pour l'écologie
des sociétés ? Pourquoi la Commission européenne s'en
prend-elle, par exemple, au nom de l'employabilité au système
danois, qui expérimentait un équilibre intéressant
entre un revenu garanti élevé et une flexibilité du
travail par "le haut", avec le résultat d'un chômage de longue
durée presque inexistant ? Comment, pourtant, ne pas voir que la
société du workfare, si elle advient, sera bien plus
archaïque et servile que celle du welfare ? Que le choix n'est
plus entre "emploi" et "assistance", mais entre la garantie de la dignité
et sa conditionnalité ?
Un revenu garanti décent et réellement cumulable[1],
au contraire, pourrait agir bien plus puissamment sur le partage du temps
employé que la seule loi sur les 35 heures, et en particulier réduire
le chômage de longue durée de façon significative,
en favorisant une mobilité sociale non pas contrainte mais désirée.
Il pourrait agir sur l'emploi par des mécanismes classiquement keynésiens,
en stoppant la baisse des salaires et en relançant la consommation[2].
Il pourrait agir favorablement sur la durabilité du développement
économique lui-même, en favorisant une productivité
sociale moins inféodée aux profits de court terme, une meilleure
écologie territoriale et sociale. Il mériterait d'être
appelé "de citoyenneté", non pas parce qu'il imposerait un
contrôle social sur ses bénéficiaires (démarche
que la "loi contre l'exclusion" s'apprête à renforcer), mais
parce qu'il reverserait les augmentations considérables de la productivité
au bénéfice d'une vie moins soumise à la nécessité,
favorisant les bifurcations professionnelles, l'étude et la participation
à la vie de la cité, et donc la production de nouvelles subjectivités.
La "faisabilité" du revenu d'existence n'est pas un problème objectif, pas plus d'ailleurs que la "préservation du Smic" mise en avant par Jospin, Aubry et Join-Lambert. Que signifie en effet un tel "maintien" dans les circonstances actuelles, où le Smic a totalement perdu sa fonction de garde-fou, jusqu'à devenir la norme de l'embauche à bac+2, voire plus ? Que signifie le "refus de l'assistance" quand il implique la perpétuation d'une gestion humiliante de la pauvreté, moitié charité, moitié cruauté[3] ? C'est l'ensemble du vocabulaire qu'il faudrait réévaluer quand les "minima" (même le Smic) tendent à devenir des "maxima", quand on parle de "désincitation" pour qualifier la garantie de survivre, de "politiques de l'emploi" pour justifier la subvention massive à la baisse des salaires, d'"autonomie" pour qualifier le régime de la nécessité, d'"employabilité" quand l'économie française ne sait pas utiliser les docteurs de l'université, d'"incivilité" des jeunes quand le contrat de progrès intergénérationnel vole en éclats, etc.
Le plus effrayant dans la situation actuelle, ce n'est pas le sort des SDF ni la dégradation de l'état sanitaire des précaires[4], c'est la dégradation de la subjectivité travailliste en misérabilisme. Le vrai obstacle au revenu d'existence aujourd'hui n'est pas son coût, c'est qu'il casserait l'ambiance sinistre que les cadres politiques et sociaux et même intellectuels du pays semblent affectionner, quand bien même les indicateurs économiques sont bons. L'omniprésence de la mendicité, toute cette grande affaire de l'"aide sociale" en plein développement, ainsi qu'une justice des mineurs elle aussi en plein boum, tout cela crée une ambiance, un climat subjectif dont on finit par se demander s'il n'est pas le but recherché des politiques sociales, mais à vrai dire un but suicidaire.
Il est ainsi frappant de voir comment les mêmes acteurs qui, il y a dix ans, s'enorgueillissaient de diriger un des pays les plus scolarisés du monde, n'ont de cesse aujourd'hui de présenter la jeunesse comme paresseuse, illettrée pour une bonne part, tout juste bonne à se faire embaucher au Smic après des années d'études. Il est aussi assez sidérant qu'après des années d'investissements importants dans la politique universitaire, on continue à répéter que la France manque d'emplois non qualifiés, alors que ceux-ci, déjà en surnombre grâce au dumping social pratiqué depuis des années aux frais du contribuable et des travailleurs qualifiés, sont occupés pour une bonne part (y compris les CES) par des diplômés (reléguant donc les non-diplômés au chômage). Dans cette veine, il est franchement déprimant d'entendre des experts bien intentionnés préférer, entre plusieurs scénarii de création de "nouvelles activités" d'entretien de l'environnement, ceux qui créeront "le plus d'emplois", c'est-à-dire des emplois moins qualifiés.
La conditionnalité des minima (RMI mais aussi AAH) et des différentes aides (au logement, à l'endettement, etc.) participe de cette atmosphère, elle permet à des escouades d'éducateurs et de contrôleurs (dont des travailleurs du social eux-mêmes difficilement "employables" bien souvent selon le système de valeurs qu'ils servent) de sévir et de moraliser, de démoraliser aussi. Elle est la base ou le sommet d'un système de conditionnalité et de dévalorisation généralisée, réveillant partout des pulsions de petits juges, des petites sentences qui tissent le climat social, obligeant chacun à faire continuellement preuve de sa civilité et de son mérite. On peut bien comprendre comment tout cela fonctionne, si l'on a en tête tous les micro-pouvoirs, tous les systèmes de dépendance et de capture qui peuvent tirer parti de cette précarisation, depuis les centres d'action sociale jusqu'aux entreprises. Le paradoxe, c'est que les subjectivités travaillistes y sont particulièrement investies, la preuve la plus nette étant évidemment Tony Blair. La morale travailliste française est peut-être plus "catholique ", passant par le plafonnement des ressources pour aboutir à une conditionnalité générale des allocations familiales, qu'on parle maintenant de suspendre aux parents incapables de socialiser leurs enfants Le ressentiment à l'égard des "riches" ouvre la voie à de nouveaux contrôles sur les pauvres ; tout est question de tonalité affective, entre l'envie et la pitié. Paradoxe ultime, le discours attaquant les "privilèges" des couches intermédiaires a notamment circulé en France sous couvert de défense des exclus et d'universalisation de la sécurité sociale, laquelle est atteinte au moment même où la conditionnalité des ressources, elle, est plus que jamais affirmée - par les mêmes y compris - comme valeur républicaine.
Le modèle "travailliste" français, quoique différent du modèle britannique, plus inquiétant peut-être politiquement, ne manque pas de chausses-trappes dans lesquelles s'engouffre une affectivité triste articulée au jugement, à la frustration et à l'absence d'avenir. Dans cette tonalité, on peut classer la "magistrature sociale" annoncée par Pierre Rosanvallon[5] pour gérer les allocations diverses, qui produit aujourd'hui une inflation sans précédent du travail social, et ces véritables entreprises de médisance que sont les commissions où l'on gère les exclus[6]. On peut aussi y verser la fixation nihiliste des intellectuels français sur des formes vides (de la loi ou de la république, de l'emploi ou de la famille, etc.) excluant tout principe d'espérance, toute communauté, toute production subjective, l'ensemble de l'espace social se trouvant ramené à sa seule gestion pastorale par des spécialistes. On peut encore y inclure l'obligation, pour obtenir dans ce pays des aides à l'initiative, de prouver d'abord que cette initiative concerne une région, un quartier, une population "difficiles", une souffrance fondant son utilité sociale, une misère transformable en "gisement d'emplois", en travail. On peut y verser in fine le glissement progressif de la pitié vers la haine, qui a déjà produit hier des arrêtés anti-mendicité et des "déportations" des SDF des centres-villes vers les périphéries, et pourrait bien produire demain de nouveaux bannissements ou renfermements.
Une dose de cruauté, une dose de masochisme ? Serait-ce que le
créneau est bon, celui de produire la médiation sociale comme
misère partagée ? Serait-ce qu'il y a quelque fascination
à voir un pays d'abondance et de culture, un "État de droit"
s'il en fut, produire son tiers ou "quart-monde intérieur, la misère
sociale et mentale, la "désaffiliation" et la "fracture", un électorat
en déroute ouvrant la douceur saumâtre des hypothèses
les plus sinistres, qui exprimeraient au mieux l'humeur du moment ? Serait-ce
que le spectacle est beau, beau comme un exclu digne rentrant dans le rang,
ou comme une voiture en feu dans un quartier triste ? Si Full Monty
ou Marius et Jeannette font salle pleine, si les gens de théâtre
montent La Misère du monde, ça prouve quoi ? Que les
gens en ont marre du spectacle édifiant que nous joue la société
du workfare, ou qu'ils en redemandent ?
Sa bonne nouvelle est ce que certains ont appelé la "précaire pride", l'auto-affirmation des chômeurs, leur rupture avec la morale de la honte, le souci de soi comme base d'une garantie biopolitique fondamentale. Elle est aussi que ceux dont on prédisait depuis dix ans l'incapacité à s'organiser, qu'on assignait au statut d'objet de l'effort des autres associations caritatives, travailleurs sociaux et de l'insertion -, y sont malgré les blocages syndicaux parvenus, actant leur citoyenneté non par l'"insertion", mais par le support mutuel et le mouvement.
"Toute existence qui peut être niée mérite aussi de l'être", disait Nietzsche[7]. Les chômeurs ont retenu la leçon et refusent la négation de leur existence. Ils affirment la fierté des précaires comme condition de toute fierté possible, de tout projet d'avenir qui ne se réduise pas à un réalisme vide, à une esthétique de la misère, à un darwinisme social plus ou moins ouvert. Mais nos dirigeants sont-ils prêts à éclairer de tels choix, et apprendront-ils à temps de l'histoire que les révoltes logiques, même sans "mouvement de masse", appellent des réformes de l'entendement politique ?