Colloque du Département Interfacultaire d'Éthique de l'Université de Lausanne, La fin du travail, Fatalité ou choix ?
jeudi 10 juin 1999.

Le revenu social garanti et la grande transformation du travail : en deçà ou au delà du régime salarial ?


Yann Moulier-Boutang
Argument :

La revendication désormais largement discutée de l'allocation universelle ou du revenu de citoyenneté, est généralement examinée sous l'angle d'une nouvelle politique sociale permettant de réformer les systèmes de welfare issus de la Grande dépression des Années Trente et d'assurer un filet protecteur plus efficace que le RMI (revenu minimum d'insertion). Nous nous proposons de montrer en quoi une telle approche doit être complétée par une prise en compte de la grande transformation du travail déjà bien entamée avec le rôle croissant du travail immatériel d'une part, du travail indépendant de l'autre. Cette transformation majeure depuis la révolution industrielle va de pair avec une modification totale du concept de richesse et de travail et de valeur tant économique qu'éthique véhiculé par l'économie politique classique.

La garantie de revenu constitue, pensons-nous, la condition systémique fondamentale de l'innovation organisationnelle et productive, d'un véritable aggiornamento du droit du travail permettant la création d'un régime protégeant l'ensemble du travail dépendant, ainsi que d'une mobilité non contrainte (qui est partiellement reconnue par le critère d'employabilité qui joue un rôle croissant dans l'analyse de la mobilité professionnelle ascendante). Or ce type de mobilité loin d'être purement fonctionnelle aux transformation de l'accumulation capitaliste, va au-delà de l'emploi salarié : elle évite en effet que la subordination au marché plutôt qu'à un employeur déterminé et la prolifération des formes particulières d'emploi n'entraînent une régression , de la puissance de travail salariée individuelle et détachée de son support en deçà du paradigme ou du canon classique de l'emploi à durée indéterminée. L'ensemble des termes employés ici compte comme on s'en rendra compte.

Les chapitres I à III discutent la politique européenne. Aller directement au chapitre IV pour le revenu garanti.

I.

Ceux qui plaident pour une Europe sociale, complément nécessaire de la construction du Marché unique et de la monnaie unique, ne sont plus considérés aujourd'hui comme de dangereux révolutionnaires utopistes. La construction ou la reconstruction d'une nouvelle régulation du marché (ou de son encastrement pour parler comme Karl Polanyi), représentent désormais presque le passage obligé de la définition d'une alternative économique qui entend échapper à la pensée unique du modèle libéral mondialisé. Mais, comme le faisait remarquer Pierre Bourdieu cette exigence finit par devenir un lieu commun, une incantation vide.

Face à la crise du Sud-Est asiatique, mais également à l'insolente santé du modèle américain en matière de croissance économique, la question n'est pas vraiment de s'accorder sur la nécessité de sauvegarder le Welfare State, État de bien-être, de protection sociale, c'est-à-dire un degré d'inégalité dans la répartition des revenus beaucoup plus faible qu'aux États-Unis d'Amérique, mais plutôt de déterminer comment y parvenir.

II

Lors du récent sommet des Quinze à Cologne la proposition française d'aller plus loin qu'une déclaration commune en faveur de la croissance et de l'emploi, et de jeter les bases d'un véritable gouvernement macro-économique de l'Union Européenne, en particulier des onze pays faisant partie de l'Euroland, n'est pas parvenue à s'imposer. Le départ du gouvernement allemand d'Oskar Lafontaine, avait déjà repoussé toute perspective immédiate de relance de la croissance par une politique budgétaire keynésienne concertée entre les différents pays membres de façon confédérale (harmonisation fiscale, sociale, relance contrôlée du déficit budgétaire), tandis qu'ont été écartées plus récemment les mesures de réduction européenne de la durée du travail, de lutte contre les formes particulières d'emploi qui s'avèrent dérogatoires au contrat de travail à durée indéterminée, en même temps que toute nouvelle ponction fiscale sur les entreprises.

Des voix de plus en plus nombreuses parmi les économistes se sont élevées pour remarquer que le risque d'inflation était devenu très faible, et que c'était plutôt la déflation qui menaçait le vieux Continent.

Se trouve posée nettement sans être résolue pour autant, la question de la relance de la croissance à un rythme capable de réduire de façon forte le chômage en créant des emplois. Le moindre des paradoxes n'étant pas ce total laissez faire en matière de politique macro-économique de l'Europe qui se définit comme résolument hostile au libéralisme américain alors que les États-Unis pratiquent eux-mêmes une politique très active, la seule qui soit encore analysable en termes keynésien. Là encore c'est le comment qui fait cruellement défaut. L'atonie de la croissance économique génère un chômage chronique et une exclusion croissante, qui pèsent de plus en plus sur un système de protection qui avait été conçu au sortir de la deuxième guerre mondiale pour un univers de plein emploi, à fort renouvellement démographique, mais également à modèle d'emploi canonique, entendons un emploi à temps plein salarié et à durée in déterminée. Cette séquence a été assez bien explorée par la critique libérale du Welfare State qui identifie dans les "rigidités du marché du travail" (entendez le niveau de protection trop fort dont jouissent les salariés européens) la raison supposée d'un coût du travail trop élevé. La recherche d'une flexibilité sociale plus grande serait la condition d'un retour à une reprise des créations d'emploi. Combinée avec une approche assez mécaniste des évolutions des structures des populations européennes, elle prédit la faillite à long terme des régimes de retraite par répartition.

Mais les politiques libérales poursuivies depuis 1975 en Europe occidentale ont mis en lumière l'autre partie de la séquence qui aboutit à un cercle vicieux : le démantèlement partiel des niveaux élevés de protection sociale ne crée pas pour autant de l'emploi durable tandis que la fragilisation des couches les moins favorisées de classes moyenne engendre une nouvelle pauvreté, une marginalisation vis à vis du marché du travail. Si bien que l'Europe se retrouve engagée sur une voie américaine du point de vue de la progression rapide de l'inégalité, sans bénéficier pour autant des performances des États-Unis en matière d'emploi. Cette situation conduit à éroder fortement la légitimité du système de protection sociale européen qui reposait surtout sur une forte dose d'universalité, et plus généralement augmente le scepticisme à l'égard de toute forme d'action publique tandis que le "marché" est re-crédité d'un rôle autorégulateur et devient la seule référence. Avec le creusement des inégalités, l'intervention publique tend à se réorienter en priorité vers les groupes cibles, vers les pauvres, vers les urgences, tandis que les prestations de caractère général et dont bénéficient les classes moyennes baissent en qualité, en nombre d'ayant droit et que montent les cotisations pour assurer le financement.

La préservation du statu quo ante paraît la seule chose que l'on puisse exclure avec certitude.

III

On eut donc caractériser ainsi la situation : le modèle européen ancien est menacé, tandis que les linéaments du nouveau système sont selon les options choisies soit menaçants et puissants soit embryonnaires et fragiles. On peut facilement diagnostiquer une faiblesse dans les impulsions que le nouveau modèle social européen de développement serait susceptible de recevoir à la fois "d'en haut" et "par en bas". D'en haut, au sens où seul un pouvoir fédéral fort doté de moyens budgétaires serait à même de créer les conditions d'un gouvernement intégrant étroitement les considérations économiques et les préoccupations sociales et ne se contentant pas, comme aujourd'hui, de juxtaposer un cadre global de concurrence économique reposant sur les principes du grand marché et de la globalisation internationale, avec les préoccupations à niveau national à l'égard des effets de cette dernière.

Par en bas également, au sens, où il existe une atonie particulièrement forte de ce qui constituait dans les États du travail industriel et des démocraties représentatives le ressort de la création et du renouvellement continuel du cadre juridique et institutionnel : nous voulons parler du lien entre conflits et contrats dans les négociations collectives. La crise du pouvoir syndical et des formes de pouvoir ouvrier n'est pas seulement due à l'effondrement des pays de socialisme réel, mais aussi à des transformations effectives du travail, de la notion de productivité, de valeur économique et last but not least du développement du travail vivant comme activité vivante et corrélativement d'une transformation du pouvoir qui devient production contrôle de la vie au moyen de travail vivant. Ceci ne veut pas dire que la conflictualité a disparu des démocraties post fordistes, mais que les canaux de transmission de ces formes de contestation des pouvoirs ne passent plus par les mêmes endroits ; qu'ils ont cessé d'entrer dans une relation séquentielle dialectique (conflit spontané exprimant les nouveaux besoins / réaction institutionnelle/ institutionnalisation des conflits et création de nouvelles organisations reconnues) avec un pouvoir central, ou qu'ils n'ont pas encore établi une relation de ce type faute d'interlocuteur, fédéral européen en l'espèce.

IV

Illustrons notre propos. Pendant une vingtaine d'années d'euro-stagnation, le chômage et le sous-emploi chronique ont progressé gagnant aujourd'hui jusqu'au bastion allemand réputé performant en matière de spécialisation dans le commerce international et de rigueur de sa politique monétaire et budgétaire fédérale. Les syndicats des différents pays de l'Union européenne se sont contentés longtemps d'une lutte pour l'emploi, contre les délocalisations industrielles vers le Sud (du monde ou de l'Europe), ainsi que de la défense des statuts hérités des Trente Glorieuses.

Ce n'est que depuis 1995, sous l'impulsion de plusieurs facteurs comme le poids des chômeurs, des exclus, l'émergence des seconde ou troisième générations issues de l'immigration, que la CGT française par exemple a admis l'existence de comités de chômeurs qui se sont manifestés de façon largement unitaire dans les conflits de 1997-1998. Les marches de chômeurs réunissant plusieurs pays d'Europe, de "sans papiers" ou les démonstrations de parrainage civique pour répondre à la constitution en délit pénal de l'hébergement de migrants en situation irrégulière ont représenté les rares formes de lutte sociale nouvelle avec les blocages des routes par les travailleurs indépendants et les salariés du secteur du transport routier.

La résolution adoptée par les manifestants de la marche contre le chômage au moment du sommet des pays les plus industrialisés du 15 juin 1999 à Cologne réclamait ainsi trois choses dans l'ordre :

"a) l'instauration d'un revenu garanti individuel pour tous, qui permette de vivre dignement, sans discrimination d'âge, de sexe ou d'origine, sans conditions de durée ou d'exercice d'une activité prescrite ou de nationalité

b) Une réduction massive du temps de travail dans toute l'Europe, sans flexibilité, sans baisse des salaires qui pourrait être financée par un impôt sur les profits

c) La garantie individuelle d'un droit à un logement décent, aux soins, à la formation, à la gratuité des transports publics et l'accès gratuit aux autres services."

Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que l'ordre traditionnel de présentation des revendications ouvrières se trouve ainsi modifié. La garantie de revenu individuel (si l'on comprend dans le revenu, l'ensemble des rétributions monétaire du salaire indirect et non monétaires comme le logement, les soins médicaux, les transports publics, mais également l' accès aux autres services publics existant comme la formation, l'éducation et l'Internet) passe devant la revendication des trente-cinq heures à la française ou des trente heures des métallurgistes allemands. La revendication de Agir contre le chômage ! "un travail c'est un droit, un revenu c'est un dû" qui a fait l'objet de multiple affichettes autocollantes marque au demeurant un dépassement de la traditionnelle revendication ouvrière du droit au travail, suivie de l'amélioration des salaires (pour ceux qui ont un emploi). Le revenu ne se trouve plus simplement subordonné à l'occupation d'un emploi ; il acquiert le statut d'un principe placé sur le même plan de légitimité. Autrement dit un chômeur n'a pas simplement le droit à un travail ou à un emploi, il a droit à un revenu quelle que soit la situation du marché de l'emploi. Le droit à un revenu se détache de la condition de salarié employé. Une telle transformation conduit à remettre en cause doublement le principe de conditionnalité : pas de droit sans devoir, pas de revenu sans contrepartie en travail.

Elle débouche peu ou prou sur une remise en cause de la logique de strict échange qui préside depuis les années 1930 le mécanisme d'indemnisation du chômage : le sans emploi touche une indemnité dans la mesure où il se déclare disponible à travailler, même s'il ne travaille pas actuellement. Il est payé pour chercher de l'emploi et une insertion.

V

Un tel cheminement n'est pas simplement dû à l'investissement militant de minorités actives regroupées dans des collectifs tels Agir contre le chômage !, Droits devant!, ni simplement au conflit de l'hiver 1997-1998 qui a revêtu le premier, une dimension massive de lutte revendicative de chômeurs faisant beaucoup pour l'acclimater dans la grande presse, en dehors des sphères d'un militantisme très minoritaire.

En fait, il y a une logique profonde et sous-jacente à l'avènement, progressif à froid ou beaucoup plus rapide "à chaud" dans les situations de conflits, de la revendication d'une garantie de revenu reconnue à l'échelle individuelle. A quoi cela renvoie-t-il sur le plan théorique et politique? Ce surgissement au premier plan dans l'espace politique d'un tel type de revendications et de besoins doit quelque chose de sa persistance à une transformation profonde du champ théorique dans lequel est venue s'inscrire cette demande et revendication d'une garantie de revenu.

D'autre part à des niveaux intermédiaires ni exclusivement "par le bas" ni non plus "d'en haut"(c'est-à-dire souvent à celui des chercheurs, mais aussi des agents de la vie associative) la revendication d'un impôt négatif ou revenu d'existence du côté des libéraux comme Yoland Bresson, d'une allocation universelle (Philippe Van Parijs), d'un revenu de citoyenneté (A.Gorz), d'une revenu social garanti (programme des Verts) fait un chemin très rapide et parallèle à celui de la taxe Tobin mise en avant par l'association ATTAC

Le débat s'est déplacé d'un examen préalable de la légitimité de cette revendication à l'étude de sa faisabilité, de ses effets non désirés (ou pervers) et de son financement. Autrement dit, la revendication du revenu minimum ou vital garanti (guaranted income) a quitté le ghetto idéologique des batailles d'idées pour entrer dans la sphère de la politique.

Cette revendication a une histoire militante et pas seulement théorique qui remonte largement aux années soixante dix. Or les principaux obstacles à l'émergence de ce type de revendication en particulier dans les décennies suivantes a tenu à plusieurs facteurs:

Il est clair par exemple que le thème du refus du travail couplé à ceux du revenu garanti appelé aussi salaire politique et du salaire pour le travail domestique, sexuel et familial effectué par les femmes ne constituaient pas seulement une contestation du pouvoir capitaliste, mais ouvrait également à une révision radicale du dogme selon lequel il ne pouvait pas y avoir rétribution à chacun selon ses besoins dans le capitalisme parvenu à maturité puisque cette définition du communisme était censée n'être atteinte qu'après l'étape indispensable du socialisme où chacun était rétribué selon son travail, c'est-à-dire en fonction d'une application quasi ricardienne de la valeur travail. L'idée profondément ancrée chez les ouvriéristes italiens que la seule anarchie fondamentale du capitalisme mûr c'était la classe ouvrière comme subjectivité antagoniste, comme travail vivant et pas des contradictions objectives entre les capitalistes, ou les capitaux et leurs représentants scandalisait les marxistes classiques. Lorsqu' Enzo Grillo, le traducteur remarquable des Grundrisse en italien , trouva un passage de Marx tiré du manuscrit sur le Système de F. List et qui commence par" la révolution abolit le travail…" et le fit publier à la une de l'hebdomadaire Potere Operaio, il y eu des marxistes orthodoxes défenseurs de la valeur travail à tous les sens du mot pour l'accuser d'avoir carrément inventé ce texte de toutes pièces, ce qui n'était évidemment pas exact.

Ce modernisme, ce cynisme qui prétendaient partir du point de développement le plus avancé du capitalisme pour chercher le maillon faible soulevaient des objections morales à mon sens bien surannées. Il s'est surtout avéré rétrospectivement une bien meilleure antidote au poison des désillusions et des désenchantements en tout genre aujourd'hui que le mur de Berlin est tombé et que les pays de socialisme réel représentent la transition … à l'économie de marché !

Mais trente ans plus tard, l'équivoque socialiste largement dissipée ou en tout cas émoussée, les transformations du capitalisme se sont chargées de balayer les illusions autogestionnaires des entreprises fleuries durant mai 1968, tandis que le chômage et la précarisation du salariat mettaient au premier plan la défense des sans revenus plutôt que de l'emploi comme l'attesta en France le très important virage que constitua la création en 1986 du RMI (revenu minimum d'insertion). A l'époque, le penseur sans doute le plus original et le plus représentatif de la sensibilité transformatrice au sein de la gauche syndicale française, André Gorz s'était prononcé contre le RMI appuyant son argumentation essentiellement sur l'analyse que Karl Polanyi avait donnée de la législation de Speenhamland de 1795 en Angleterre : selon l'auteur de la Grande Transformation, ce droit au revenu concédé aux ruraux anglais, ne préfigurait en rien les luttes du salariat dans le marché du travail moderne, pire il avait favorisé une stagnation du niveau de vie : c'est la thèse du salaire d'appoint. Le RMI, telle la dernière grande loi des pauvres, celle-là même contre laquelle avec un ensemble assez déconcertant Marx, Malthus et Ricardo avaient lutté au nom du modernisme capitaliste, ne servirait qu'à approvisionner les entreprises en chair à bas salaire. Quinze ans après la mise en place du RMI (1986-1999) qui a désormais une durée de vie comparable au régime de Speenhamland dans la première partie de son existence (1795- 1815), tel ne semblait pourtant pas l'avis du MEDEF (l'ex CNPF), l'organisme du patronat français, qui n'y voyait pas du tout une mesure de flexibilisation du marché du travail. Au contraire, les rapports patronaux se plaignent de ce que l'insertion des rmistes s'opère ailleurs que dans le salariat standard de l'entreprise représentative, c'est-à-dire surtout dans le travail autonome, en dehors de l'industrie, de la grande entreprise, dans les associations qui ne font pas de profit. Pire, que les travailleurs passés par ces filières soient perdus pour les PME du secteur marchand. Il est un fait au demeurant : la plupart des effectifs de travailleurs non qualifiés des PME marchandes ont été fournis non pas par le RMI , mais par les dispositifs multiples de subvention directe à l'embauche sous forme d'exemption fiscale ou d'exonération partielle ou intégrale du paiement des charges sociales (c'est-à-dire des cotisations des employeurs et des salariés aux retraites, à la protection sociale).

André Gorz a reconnu finalement son erreur sur ce point même s'il continue à défendre que seul le statut du salariat permet de parler de sur-valeur. J'ai montré ailleurs, suivant par là M. Blaug et Boyer , à quel point les recherches entreprises sur les lois sur les pauvres et en particulier sur Speenhamland conduisent à réviser radicalement le jugement porté par les trois plus grands "économistes classiques" (Malthus, Ricardo et Marx) et dans notre siècle par Karl Polanyi . Je me limiterai à deux points : Speenhamland constitua une conquête du prolétariat anglais rural (le droit à la vie selon ses propres termes); la peur de son extension au prolétariat urbain de Londres, et le maintien d'une population suffisante pour l'agriculture productrice de blé dans le Sud, et le besoin de prolétariser davantage les campagnes des Midlands explique l'acharnement du capitalisme industriel anglais à avoir la peau du dispositif au nom d'un modernisme tout à fait comparable au développement des chemins de fer en Indes. Et Marx commit la même erreur qu'en Indes. Il crédita le capitalisme industriel manchestérien qu'il abominait des même vertus que les chemins de fer. Il n'existe aucune preuve empirique que les cottagers du Suffolk aient constitué une armée industrielle de réserve, docile, mal payée et abaissant les salaires d'autres catégories de travailleurs .

Mais revenons au changement de position de Gorz dans Misères du présent, richesse du futur. C'est essentiellement à partir d'une analyse des mutations actuelles du capitalisme (qu'il appelle "l'exode du capital", désignant par là le décrochement de la production de sur-valeur d'avec le temps de travail salarié) qu'il reconnaît un pouvoir positif de transformation au revenu de citoyenneté déconnecté de l'exercice continu d'un travail salarié. Dès lors se pose une question : puisque ce n'est pas à un nostalgique et réactionnaire en deçà du salariat qu'ouvre la revendication d'un revenu garanti, est-ce pour déboucher sur son dépassement, sur un au-delà du travail dépendant ?

VI

Les objections qui ont été formulées récemment à l'encontre du revenu minimum inconditionnel sont assez connues. Soit elles s'opposent à cette revendication sur la base de principes théoriques , soit elles concernent seulement sa faisabilité. Il y a des adversaires de cette mesure et des sceptiques. Les objections de principe tournent essentiellement autour de deux arguments. Le premier est que le travail demeure central dans la production de richesse malgré tous les discours poudre aux yeux sur la "fin du travail" extrapolés d'une vision apologétique ou naïve du capitalisme. J. Rifkin est particulièrement visé. Le salariat s'étend numériquement à l'échelle mondiale par absorption de l'énorme population rurale au Sud, tandis qu'il demeure la norme d'emploi dominante dans les pays développés, de sorte que l'on peut en inférer que la question de la répartition plus égalitaire des emplois (par des politiques volontaristes de réduction du temps de travail et de partage des emplois) est prioritaire par rapport à la question de la répartition des revenus issus de la production, donc du travail. La seconde d'ordre plus anthropologique est que le droit au travail est "considéré par les intéressés comme la première condition assurant les bases du respect d'eux-mêmes " ; ce versant psychologique est complété dans son versant sociologique par la thèse de la désaffiliation : le travail constituant la norme par excellence de socialisation, le chômage détruit le lien social entre les individus et en particulier les solidarités .

Ce deuxième type d'objections ne nous paraît pas très solide. Rien ne garantit en effet que cette construction d'identité au travail et de respect de soi ne constitue pas le "stade suprême" de l'aliénation comme le montre la littérature qui s'est développée aux États-Unis sur les workaddicts ou workoholics (les drogués ou alcooliques du travail). Les témoignages empiriques fournis à l'appui de cette thèse sont biaisés : pour un discours, une parole semblant prouver la vérité de l'adage le "travail ne ment pas" (qui rappelle des énoncés de même matrice tels "la terre ne ment pas") combien d'autres témoignages en totale contradiction : que ce soit la longue litanie des plaintes sur la destruction et l'usure "inutile au monde" du sens de la vie dans le travail dépendant ou que ce soit, a contrario, l'apologie passionnée de la construction d'une identité ou d'un respect de soi dans des activités qui ne sont pas le travail salarié ? L'argument de "la désaffiliation" va lui à l'encontre de deux faits : les travailleurs employés lorsqu'ils se constituent du "lien social" le font le plus souvent en dehors de l'entreprise et de la relation de travail ; le caractère artificiel, de pure "solidarité mécanique" du "lien social" procuré par la relation d'emploi est révélé par l'épreuve du chômage. Dans des régions massivement touchées par la désindustrialisation (comme la Lorraine par exemple) c'est plutôt à une libération de l'identité complète de l'individu, des familles de la vie associative que l'on assiste particulièrement chez les préretraités. On passe alors d'une pseudo identité et d'une affiliation mécanique à une identité comme processus construit à maîtriser consciemment.

Le premier type d'objection appelle une réponse très différente. Prenons le premier argument, celui du caractère massivement salarié de ce capitalisme mondial intégré. Les faits invoqués ne sont pas niables : le salariat ne disparaît pas à l'échelle mondiale. Mais la question fondamentale qui permet de récuser aussi bien les visions mystificatrices et intéressées de la "fin du travail" que les "politiques de l'autruche" vis à vis de la grande transformation du travail, c'est de décrire les nouvelles formes de travail et leurs implications. Certes le travail de type fordiste se déplace fortement vers le Sud : la Chine, l'Inde, l'Indonésie, le Nigeria, le Brésil ont encore un grand devenir manufacturier devant eux à moins que les prolétaires ne bousculent sérieusement cet avenir que les entrepreneurs locaux, les investisseurs et leur gouvernement leur ont dessiné. Mais il est également vrai que ce même travail banal connaît dans les pays développés une forte diminution quantitative et surtout qualitative. Le monde de la production matérielle est de plus en plus dominée par l'importance cruciale du travail immatériel. Nous y reviendrons.

Le deuxième argument théorique des adversaires du revenu minimum d'existence : la distribution de la richesse ne pourrait s'effectuer que sur la base de la production et donc du travail. Cette opposition de la production et de la distribution n'est pas tenable. La structure des patrimoines, des stocks, de leur répartition conditionne largement la production et les flux disait déjà Marx dans la Préface à la Critique de l'économie politique. Il ne s'agit pas simplement de la question de la poule et de l'œuf de Colomb. La circulation, la répartition sont entièrement jouées comme instruments de contrôle, de domination et de reproduction de l'infériorité du salarié ou plus généralement du dépendant. Nous savons que les projets de partage du travail d'où l'on déduirait un partage plus équitable du revenu constitue un parfait miroir aux alouettes. Le travail n'est ni un quantum égal, ni une masse non hiérarchisée. Et si l'on se replie sur les emplois à partager, l'on se rend compte immédiatement qu'un emploi est un revenu direct mais aussi largement indirect provenant des transferts sociaux. Cela est vrai non seulement pour le salarié, mais aussi pour l'employeur qui bénéficie d'une telle quantité de transferts monétaires et de transferts gratuits (externalités positives) que cette distinction entre la sphère de la production et celle du non productif (la consommation, la rente) est elle aussi idéologique. De sorte que le droit au travail et le droit à occuper un emploi pour le salarié devient aussi le droit pour l'employeur de se faire subventionner contrairement à la "logique du marché" censée régir le monde de la "production marchande".

VI bis

Il s'agit d'abord d'une thèse descriptive, quasiment statistique largement acceptée aujourd'hui. Elle revient à dire que le travail industriel, largement manuel, obéissant une division tayloriste des activités et correspondant à un salaire à la fois fordien (non plus un coût mais un investissement) et keynésien (rigide à la baisse et visant au plein emploi) représente désormais une portion fortement décroissante de la somme du travail dépendant extorqué. Le corollaire de cette proposition est que la classe ouvrière au sens des "cols bleus" devient une minorité non pas dans la société, ce qu'elle a toujours été mais au sein même du salariat ce qui constitue la nouveauté. C'est en ce sens que la société peut-être qualifiée de post-industrielle sans pour autant que l'on souscrive à l'analyse de Daniel Bell.

On voit donc qu'une telle théorie du travail immatériel, renvoie dos à dos les thèses de la disparition du travail et de la classe ouvrière, comme celle du maintien d'une division fordienne et manchestérienne du travail. Pour savoir véritablement où va le salariat, question que se pose Pierre Rolle par exemple ou à l'opposé l'ultime A. Gorz, il faut un élément d'orientation, quelque chose comme une nouvelle théorie de ce que sont le travail productif et la richesse aujourd'hui, et du même coup nous comprendrons mieux ce qu'est le travail dépendant et les transformations réelles de sa codification salariale.

Le complément de cette thèse est que les activités des services tertiaires supérieurs deviennent non seulement majoritaires dans le travail dans son ensemble mais aussi au sein du salariat. A l'économie de production physique succéderait ainsi une économie de l'information immatérielle dominée par le secteur quaternaire regroupant les services rendus aux entreprises (en particulier financiers et communicationnels) amont et aval de la production dans les villes globales. Dès 1994, les dépenses totales en matériel pour le développement des infrastructures destinées à stocker et à manipuler des données se sont élevées à 186 milliards de dollars dans la pays de l'OCDE tandis que les exploitants de télécommunications publiques dans ces même pays ont engrangé 395 milliards de dollars de recette soit 2% du PIB. Cette part devrait atteindre entre 10 et 15 % du PIB dans les dix ans à venir. Les caractéristiques les plus en rupture avec le système économique précédent sont au nombres de trois : 1) un déplacement de la source de la richesse vers l'activité de conception ; 2) Les principaux générateurs de valeur ajoutée sont les transactions de toutes nature en particulier de celles qui sont liées à la communication et à la distribution ; 3) un renversement de la hiérarchie des actifs; les actifs les plus déterminants étant désormais immatériels (connaissance, capacité de traitement de l'information, culture).

Le débat théorique sur le revenu minimum garanti inconditionnel nous conduit donc à une évaluation de la "grande transformation" en cours .

Le constat de l'importance cruciale du travail immatériel encore que sur le plan statistique global et sur les stocks, ce dernier soit encore minoritaire ne repose pas seulement sur une analyse des flux nouveaux d'emplois, mais aussi sur l'idée d'une transformation fondamentale du capitalisme. Contrairement aux théoriciens classiques du marxisme orthodoxe qui prévoyaient une dégénérescence du capitalisme in se, une anarchie incontrôlable (Der Spatten Kapitalismus de E. Mandel par exemple), sous la forme d'une contradiction inter capitaliste, ou bien d'un heurt croissant entre les deux systèmes impériaux, celui du capitalisme et celui du socialisme réel, les opéraïstes ont dès les années soixante, crédité le premier d'une capacité de transformation considérable. Mais ils se séparaient des chantres des progrès de la société capitaliste, en imputant cette ressource à l'intensité de la contestation de la classe ouvrière. L'intensité des luttes sociales ne débouchait pas nécessairement sur la destruction du mode de production capitalisme, elle provoquait une réponse en termes de socialisation croissante de l'exploitation, de mutations technologiques. Pour eux, l'ampleur du refus du travail a accéléré le règne du capital social (Gesellschatskapital) : l'extraction de survaleur n'a plus de sens qu'au niveau général de la société dans son ensemble. Mais à la différence du fordisme où la grande industrie et l'ouvrier-masse demeurent le centre nerveux du système, et la société devient un moment de contrôle de la classe ouvrière, dans le capitalisme post-moderne, la science, le travail abstrait dépendant, de plus en plus intellectualisé, s'avère la force productive fondamentale. C'est l'hypothèse du General Intellect tirée du célèbre fragment de Marx sur les machines des Grundrisse.. Le pouvoir du capital revêt de plus en plus l'aspect objectif de la domination de la science et de l'accumulation du savoir humain dans les machines et l'automation des opérations de transformations de la nature. "L'invention devient une activité économique et l'application de la science à la production immédiate devient un critère déterminant pour la production en même temps qu'elle la sollicite" ou encore ceci : "L'ouvrier n'insère plus comme intermédiaire entre le matériau (Objekt) et lui une chose naturelle modifiée ; il insère le procès naturel qu'il transforme en procès industriel comme intermédiaire entre lui et la nature organique dont il s'est rendu maître. Il se place à côté du procès de production au lieu d'en être l'agent principal. Avec cette transformation, ce n'est ni le travail immédiat effectué par l'homme lui-même ni le temps durant lequel il travaille qui apparaissent comme le fondement principal de la production et de la richesse ; c'est l'appropriation de sa force productive générale, de sa compréhension de la nature et de la domination qu'il exerce sur elle du fait de son existence comme corps social, en un mot le développement de l'individu social".

L'assiette de la sur-valeur relative, les proportions du travail nécessaire, le sens même que l'on donnait au travail directement ou indirectement productif sont bouleversés. Ce message est-il une utopie de philosophe illuminé ? Comme le rappelle André Gorz, le prix Nobel d'économie Wassily Leontieff, qui n'est pas un rêveur, semble bien envisager sérieusement cette possibilité "Quand la création de richesse, ne dépendra plus du travail des hommes, ceux-ci mourront de faim aux porte du Paradis à moins de répondre par une nouvelle politique de revenu à la nouvelle situation technique" Toute mesure de la richesse attribuée à l'individu en fonction du temps de travail devient en effet non seulement arbitraire mais profondément inhibitrice. La crise du salariat n'est donc pas une crise occasionnelle, l'utilisation conjoncturelle par le capitalisme du chômage massif pour affaiblir le statut du salariat, elle correspond à une crise définitive de la valeur-travail attribuable individuellement au porteur de force de travail censé en être le propriétaire et le vendeur. La garantie de revenu sous la forme de l'allocation universelle ou du revenu de citoyenneté est la forme actuelle, en acte de l'abolition du salariat comme contrainte individuelle au travail dépendant.

Demandons-nous maintenant pourquoi c'est l'absorption inlassable d'information d'une part, et l'incorporation croissante de culture, de langage qui caractérisent le travail immatériel dans cette épiphanie de la subsomption réelle du travail dans le capital, pour reprendre les deux caractéristiques principales de la définition qu'en donne M. Lazzarato. Si l'on y réfléchit, il n'y a pas seulement une crise formelle de la relation salariale en raison de l'incommensurabilité de la richesse réelle socialement produite et de la valeur travail reposant sur le temps de travail prétendument contenu. Il y a aussi une crise substantielle qui tient au fait que le commandement de la production de richesse repose sur la ré-appropriation nécessaire et constamment réitérée par le capital du contrôle sur le travail vivant, le travail socialement commandé. Or plus la production sociale devient complexe, globale, collective, plus l'organisation est l'élément déterminant et plus l'interdépendance devient la règle. Plus l'organisation des séquences productives, la continuité de la circulation des flux, et la mise en ordre de la mobilité deviennent les véritables enjeux de la compétitivité, de la productivité, plus la connaissance des méta processus qui permettent de choisir les formes d'organisation satisfaisantes, plus l'exploration de la rationalité procédurale et la maîtrise du langage tout court s'avèrent les variables par excellence de cette mesure nouvelle de la richesse.

Le courant théorique néo-institutionnaliste de l'économie des coûts de transaction exprime au fond la même idée lorsqu'il explique que l'organisation par le marché (entendons par la loi de la valeur) implique des coûts de transaction de plus en plus importants. Dans un monde d'interdépendance, d'interconnexion, les transactions de marché présupposent et génèrent à leur tour des externalités positives ou négatives. Or le travail immatériel s'avère le plus grand producteur d'externalités positives soit qu'il incorpore dans les marchandises ou dans l'acte même de la consommation une activité subjective non payée, soit qu'il se borne à révéler les contours véritables, la nouvelle carte de la richesse. Il permet de minimiser les coûts de transaction et de capter le plus grand nombre possibles d'externalités positives. La source la plus profitable pour l'entreprise aujourd'hui est la compréhension des processus sociaux, et l'exploitation des gisements d'externalités. C'est cela qui permet à la circulation de l'information et à la circulation tout court de faire surgir une sur-valeur. La marchandisation de l'information, de la culture, du vivant assume une valeur stratégique. Plus la société et la production de richesse assument un aspect d'emblée socialisé, plus les transactions monétaires et l'échange argent/travail dépendant salarié s'avèrent inaptes à en couvrir le champ réel. La désalarisation formelle que représente la développement du travail dit autonome ou indépendant traduit cette difficulté du salariat classique à mettre en forme et à exploiter le travail immatériel.

Dans un monde fait de plus en plus d'externalités, la soumission du travail dépendant salarié ne peut plus demeurer seulement formelle, c'est-à-dire celle de la force de travail séparée de son porteur personnalisé, mais elle doit soumettre réellement, reconstituer la dépendance du travail comme sujet, comme singularité (travail au sens classique, mais aussi affect, langage du vivant). C'est le travail vivant en tant que vivant qui doit être soumis. C'est son implication affective, langagière, culturelle qui garantit le caractère coopératif et la recomposition du travail séparé et devenu inerte du taylorisme.
 
 

VII

En fait les objections récurrentes au revenu minimum d'existence inconditionnel, mesurent mal la grande transformation du travail, confondent emploi, statut, activité, salariat et travail dépendant, et surtout continuent de penser le travail selon un paradigme énergétique dominé par le modèle de la thermodynamique (principe d'entropie, dégradation et rareté croissante de l'énergie biologique). Fondamentalement le modèle du travail matériel et industriel était un modèle malthusien et comme tout modèle fondé sur la rareté, il prévoit que l'allocation des biens rares ne peut se réaliser que par une appropriation privative (l'usage d'un bien l'use, et en prive d'usage autrui). Autrement dit les biens collectifs sont des exceptions. Dans le paradigme informationnel de l'activité humaine en général et du travail pour le compte d'autrui, on a l'exact contraire : l'amortissement du bien vecteur de l'activité d'information devient très subalterne, le bien information se valorise du fait de son utilisation par le plus grand nombre, le caractère collectif et non privatif d'une part croissante des activités devient non plus la condition extérieure de la valorisation, mais sa substance même. C'est ce que j'ai appelé la "revanche des externalités"; l'activité et la capacité de la sphère d'activité "privée" ou confiée au marché, de produire de la valeur dépend essentiellement non plus de la production d'un quantum de surtravail au delà du travail nécessaire entendu comme la reproduction physique de la force de travail individuelle ou de la force de travail du collectif ouvrier ou technique, mais des externalités positives qui sont mobilisées par des séquences globales qui ne se limitent plus à l'espace du travail (atelier, bureau). Ces séquences s'élargissent désormais à la production et à l'entretien du vivant (on pourrait dire du travail vivant en tant qu'il demeure irréductible à du machinisme et à du capital ou à un quantum d'énergie musculaire consommable). C'est dans ce cadre profondément modifié qu'il faut penser la place passée, et les nouvelles places possibles de l'emploi, du statut du salariat, ou des nouvelles formes de travail dépendant, celle aussi de la protection sociale. Il est frappant en effet de constater que la revendication d'un revenu minimum garanti de façon inconditionnelle n'a émergée de façon massive, que lorsque la crise a accouché de façon de plus en plus visible un monde de la production dominé par le travail immatériel, tandis que parallèlement, le prix du travail salarié banal cessait de jouer un rôle central dans l'équilibre économique , de sorte que la persistance de situation de sous-emploi considérable au regard des canons keynésiens (entre 10 et 20 % de la population active) n'a pas engendré les cataclysmes prédits. Il n'y a pas eu d'écroulement général, mais en revanche le rapport salarial subit une crise constitutionnelle. Si l'on s'en tient aux indicateurs de prix traditionnels à partir de l'évolution de la part des salaires dans le partage de la valeur ajoutée par rapport à celle des profits, il ne devrait pas y avoir de crise : la part des salaires a régressé partout en faveur des profits. Pourtant si l'on caractérise le rapport salarial par la mise en place de procédures d'établissement de prix du travail régulières, faisant l'objet d'un minimum de consensus au delà du simple constat d'un niveau de prix, on constate une désagrégation du tissu des négociations collectives, une perte d'homogénéité et de cohérence du code du travail. De nombreux auteurs l'ont analysé. La crise du travail actuel, est une crise de la forme que revêt toute forme d'activité que l'on regroupera sous la catégorie de travail réellement dépendant, nous disons réellement pour indiquer qu'il s'agit du travail salarié mais pas seulement (une partie du travail " salarié " correspond en réalité à la perception d'une rente de patrimoine, mais aussi d'une partie du travail autonome ou indépendant . Il ne peut y avoir en effet de nouvelle "grande transformation" du travail et du capital qui ne retentisse fortement sur la codification de la relation salariale.

Cependant si divers auteurs comme Friot, P. Rolle, A. Supiot et R. Castel ont raison de souligner le côté profondément historique, non naturel, de l'édification du rapport salarial (probablement l'institution par excellence du capitalisme dans sa complexité de rapport social), et de mettre l'accent sur la question du statut, on peut leur reprocher de ne voir dans l'institution du salariat que la domestication et la protection de la force de travail et sa collectivisation ou socialisation dans le contrat. Leur genèse du salariat reste très fonctionnelle à l'accumulation conçu comme une somme de contraintes économiques extérieures à la définition et à la forme juridique de l'échange. Il nous semble les enjeux de codification de la forme du rapport d'échange d'argent contre du travail dépendant retentit largement sur la nature de l'accumulation capitaliste. Autrement dit il faut étendre la méthode employée par Marx lorsqu'il lie étroitement l'étude des luttes pour la journée de travail à la survaleur relative.

VIII

Si nous voulons mieux comprendre "où va le salariat", il faut rapprocher les caractéristiques que nous avons dégagées plus haut de la transformation du monde productif, du spectre des actifs sur lesquels s'opère la transaction salariale. La littérature économique après être restée un long moment indifférente à l'analyse du contrat de travail dans ce qu'il a de spécifique par rapport au contrat commercial standard a souligné à la suite de H. Simon que l'indétermination du contrat de travail, son incomplétude, sont liés à la spécificité de l'actif échangé. Dans un travail de recherche largement historique et rétrospectif j'ai essayé de dégager les points cruciaux autour desquels s'organisait la codification du contrat salarial.

Si nous prenons les cinq dimensions dégagées par Williamson : la spécificité de l'actif échangé, la fréquence, la sécurité des transactions, l'opportunisme ex post des agents et la rationalité procédurale, et que nous essayons de les rapprocher à la fois des éléments de description empirique du travail "indépendant", autonome, qui sont désormais assez bien connus, et des caractéristiques de la révolution des nouvelles technologies de l'information et des communications (ce que l'on commence à appeler le "capitalisme cognitif") de substantielles différences apparaissent comme le résume le tableau 1.
 

Tableau 1 : Le salariat et les cinq dimensions de la transaction richesse/travail dans le contrat d'engagement de travail dépendant

Dimensions transactionnelles Salariat canonique  Salariat brouillé
Désalarisation formelle
Spécificité de l'actif

A) Définition de l'actif
 
 
 
 

B) Droits de propriété

Séparation (Trenung):

Capacité de travail soumise à une division du travail à disposition d'un employeur

Prolétarisation individuelle

  • moyens de travail/travailleur
  • produit/activité
  • activité/corps support
  • d) formation/activité
    Chevauchement :

    Disponibilité de l'activité globale sur le marché
     
     

    Déprolétarisation collective

  • Restitution partielle des machines
  • L'activité comme produit
  • Activité intellectuelle et vie
  • d) Formation active 
    Fréquence transactionnelle Forte : régularité, continuité sur cycle de vie  Bipolarisée : irrégularité, discontinuité 
    Sécurité transactionnelle Élevée : administrée ou négociée par convention  Faible : auto-assurée, absence de couverture
    Opportunisme ex post des agents Liberté unilatérale de rupture du contrat par le travailleur dépendant Pas de liberté de rupture avec le véritable employeur: le marché
    Rationalité procédurale

    A) Actif exclu de la transaction 

    B) Actif inclus dans la transaction 

    Durée d'exécution de la transaction

    Consommation productive effective

    Dépendance hiérarchique directe

    Temps hors travail 

    Nous avons pris pour référence dans la colonne II, le salariat canonique tel qu'il a été progressivement institué comme statut standard définissant la norme (les formes particulières d'emploi étant conçues comme dérogatoires par rapport à lui). Dans la colonne III nous avons réuni la différence spécifique de ce qui est nommé selon les auteurs tantôt de para-salariat, ou de travail para-subordonné, de travail indépendant ou autonome ou semi-autonome. Chaque fois, ce qui est nommé par la terminologie encore flottante, c'est un brouillage des déterminations classiques du salariat ; nous parlerons de salariat brouillé. Ce mouvement se retrouve également dans la théorie économique de la firme qui s'interroge sur les limites actuelles de la firme : firme réseau ou nœud de contrat (Aoki), empty box (Peter Drücker), quasi-firme, entreprise pas comme les autres. Il faut sans doute parler de post-salariat puisque la disparition de plusieurs des caractéristiques fondamentales du régime salarial menacent la cohérence systémique de la codification du travail dépendant libre qui avait prévalu de la fin au XVIII° siècle à nos jours. En particulier la définition de l'actif "capacité de travail" (ou "force de travail") est modifiée profondément. Bien que des analyses aient conclu à une individualisation du salaire (aussi bien dans l'analyse libérale pour l'exalter comme dépassement des classes sociales traditionnelles, que dans l'analyse critique pour dénoncer la recrudescence de l'arbitraire patronal) force est d'observer que ce mouvement en masque un beaucoup plus important : ce qui fait l'objet de la transaction argent /travail ce n'est plus la capacité de travail d'un individu atomisé dans une division du travail extérieure à lui et soumis au commandement direct d'entreprise, c'est la disponibilité d'un individu fortement inséré dans des réseaux sociaux et productifs en dehors de l'entreprise, organisant son temps, sa prestation de façon plus libre et ne dépendant plus directement de l'entreprise, mais indirectement du marché. On pourrait résumer paradoxalement la situation en disant que ce qui constitue le cœur de ce nouveau type de para-salariat ce n'est plus la prolétarisation de l'individu, mais une déprolétarisation (ou prolétarisation "restreinte") du collectif de travail. L. Boltanski et E. Chiapello ont donné une excellente description des qualités attendues dorénavant par le capitalisme dans la "cité par projets" Les trois séparations qui faisaient du salariat le point d'aboutissement de la Trenung (la séparation) marxienne sont remise en cause : le nouveau salarié ou indépendant des NTIC ne peut opérer qu'avec ses instruments de travail (ordinateur, réseau de communication), ses relations propres (individualisées et socialisées par lui). Le fondement essentiel du salariat, qu'est la différenciation stricte entre le produit de l'activité qui devient propriété exclusive de l'entreprise, et la propriété de l'activité qui devient celle du travailleur, ne fonctionne plus. D'une part l'actif échangé dans la transaction, c'est l'activité subjective globale du travailleur, activité devenue produit ; d'autre part, dans la mesure où le travailleur n'est plus réduit à une activité banale subordonnée au machinisme et à la division rigide du travail, il en vient à revendiquer des droits de propriété sur le produit du travail. Le salariat dans des secteurs non directement hiérarchiques, se trouve contaminé par des modèles d'implication et d'intéressement des cadres. Les droits d'auteurs, les droits patrimoniaux (droit de l'image) deviennent des enjeux de la rétribution. Si bien que l'individualisation des salaires dans l'entreprise se révèle une arme à double tranchant. Il s'agit encore de tendances qui ne touchent pas, tant s'en faut l'intégralité des salariés ; mais elles concernent désormais une forte minorité dont le poids stratégique s'accroît sensiblement.

    Deux autres séparations structurellement constitutives du salariat standard se trouvent également mises à mal : la séparation de la force de travail de son vecteur physique et affectif et la séparation du moment de la formation de cette capacité de celui de sa consommation productive. Or la séparation du travail d'avec la personne n'a jamais été historiquement évidente. A fortiori aujourd'hui avec le travail immatériel. Si ce qui est demandé au travailleur salarié ou indépendant, c'est de faire fonctionner son cerveau (ce que R. Nelson et P. Romer nomment le wetware), on ne peut plus séparer le porteur de force de travail de l'activité, l'activité vivante du cerveau des affects du corps, la vie professionnelle, de la vie affective, la sphère du travail de la sphère privée. Si d'autre part, l'activité productive est de plus en plus synonyme de traitement de l'information, d'enrichissement des données par apprentissage, de mémoire, la formation et l'activité ne sont plus séparables aussi facilement qu'auparavant. Est-ce un hasard si les dispositifs dérogatoires au code du travail des formes particulières d'emploi en matière de rémunération, se fondent essentiellement sur le fait qu'il s'agit d'apprentissage, de formation et non de travail salarié à proprement parler ?

    La mutation s'observe dans toutes les dimensions de l'analyse transactionnelle. La dimension de la fréquence des transactions est également touchée : si le salariat classique ne parvient à s'installer que pour des échanges réguliers (en ce sens le salariat pur ou libre s'est développé dans la grande industrie et de façon beaucoup plus déformée ou bridée dans les activités soumises à des variations importantes (saisonnière) ou imprévisibles), l'irrégularité forte qui touche les marchés mondialisés des marchandises et qui s'est transmise au marché du travail, paraît bien entraîner la relation salariale dans un cercle vicieux. Le salariat comme régime stable reposait sur une insertion continue dans le marché du travail dépendant tout au long du cycle de vie. La multiplication des sorties et entrées dans le salariat classique, puis dans le para-salariat et surtout leur imprévisibilité mettent à mal le système d'approvisionnement des entreprises hier comme aujourd'hui et surtout déstabilisent les systèmes de protection, ce qui nous conduit à la troisième dimension du rapport salarial qui contribue à la crise constitutionnelle du travail : celle du système de protection sociale (welfare).

    Dans la stabilisation du rapport salarial et l'installation de la convention salariale collective qu'elle soit administrée (droit du travail) qu'elle soit négociée, ou les deux à la fois par des systèmes de complémentarité, l'établissement de systèmes de protection sociale d'abord du travailleur, puis de sa famille a permis de sécuriser la transaction. La mobilité menaçante ne devient surplus, réserve, marché du travail pour les entreprises privées qu'à condition que soit créées sur un territoire donné les conditions de stabilité et de sécurité minimales pour les salariés. Or le nouveau salariat ou para-salariat est beaucoup moins protégé; lorsqu'il s'agissait des exploitants agricoles, des professions artisanales ou libérales en voie de disparition ou de salarisation rapide, le régime général de protection sociale des salariés était amené tôt ou tard à les prendre en charge. Mais désormais la situation est renversée et il s'agit d'un déséquilibre qui n'est pas de nature démographique ; à l'heure actuelle, les salariés classiques ne peuvent pas compter, en cas de basculement vers le salariat précarisé ou le travail indépendant précarisé, sur un nouveau régime post-salarial pour retrouver une sécurité comparable à ce qui était assuré et continue tant bien que mal de l'être. Les nouveaux travailleurs indépendants, les salariés occasionnels ou précaires doivent assurer eux-mêmes leur protection comme ils doivent supporter eux-mêmes les frais d'entretien du marché (des contrats, de l'entretien des réseaux). C'est cette vague profonde que tente de surfer la contre-révolution libérale de la capitalisation des retraites, du basculement vers des systèmes d'assurance privés de la protection sociale, avec pour effet d'accélérer la crise de financement des systèmes de répartition et d'introduire une incohérence structurelle dans le welfare dont le rôle universalisateur (égalisateur par l'investissement dans une forme générale légale) si l'on peut forger ce néologisme est crucial pour maintenir l'existence d'un :marché du travail tout court.

    L'économie des coûts de transaction (et un marxisme élémentaire a-t-on envie d'ajouter) prévoie que l'hypothèse réaliste dans la conclusion des conventions collective et du règlement des contrats en vue de leur exécution effective, est celle de l'opportunisme des agents, des asymétries dans le pouvoir initial de contracter, dans l'information nécessaire à négocier ou à réviser les accords et non celle d'une hypothèse ad hoc de loyauté des agents ou de persistance des préférences révélées. Dans la relation salariale standard, au terme d'un très long et très résistible cheminement historique, le travailleur dépendant se voit doté d'une prérogative fondamentale : celle de rompre unilatéralement l'engagement de travail sans être retenu par la force ou pécuniairement. Cette liberté constituée matériellement dans le droit du contrat de travail, est la contrepartie indispensable du pouvoir concédé à l'employeur sur le salarié placé en position de subordination. Sinon la subordination se transforme vite en marchandage, voire en forme de bridage de la relation de travail dépendant (esclavage de plantation, second servage, paternalisme, travail soumis à la réglementation de la main d'œuvre étrangère). Or la relation de marché qui se substitue à la relation d'entreprise pour les travailleurs indépendants, les salariés pluri-dépendants (employés par plusieurs employeurs indépendants les uns des autres) est non régulée au sens ou aucune garantie n'est offerte à l'opportunisme des agents, c'est-à-dire à la liberté de ne pas contracter d'engagement. Ce nouveau salariat ou para-salariat ne se voit pas reconnaître la liberté de rompre unilatéralement l'engagement de travail. On peut donc conclure provisoirement que ce post-salariat sera fortement instable s'il ne trouve pas les institutions et les règles adéquates à assurer la liberté du travailleur.

    Dernier volet de l'analyse transactionnelle du salariat : le contenu de la rationalité procédurale. On peut faire apparaître un critère pertinent pour le caractère fonctionnel de la procédure d'échange à l'égard du temps (mise en équivalence, commensurabilité, justification comme "épreuve de la grandeur") : celui de l'inclusion/exclusion. La procédure retenue dans l'établissement du contrat de travail, exclu un type actif comme elle en inclut d'autres. La plupart des analyses du droit du travail se fixent exclusivement sur la durée du temps de travail. Elles ignorent pour la plupart la variable de la durée d'exécution de la transaction, bien que la littérature économique réserve désormais une large place à la question de l'enforcement (exécution) du contrat. Le contrat de travail dépendant peut-il, doit-il acheter le temps d'exécution du contrat (ce qui est un moyen pour les deux parties de se prémunir contre la rupture du contrat, et d'améliorer la sécurité des transactions) ? A près l'expérience collective capitale de la libération médiévale, du second servage et de l'esclavage moderne, (et non par simple exigence logique et formelle) la durée d'exécution du contrat de travail a été sortie des actifs négociables. Le contrat de travail standard est devenu un contrat à durée indéterminée : il est interdit sous peine de délit de marchandage à l'employeur de faire signer un engagement plancher au salarié (une durée minimum de travail). Cette règle permet de concilier la liberté du travailleur dépendant de quitter son emploi, et l'uniformité de traitement dans l'entreprise de travailleurs ayant contracté un engagement de travail. Or la très large diffusion des contrats à durée déterminée introduit une brèche fondamentale dans ce qui constituait le cœur de la procédure d'exécution du contrat, parallèle au recouvrement des limites activité/produit vues plus haut. Dans le cas du salariat précaire ou du para-salariat les employeurs ne comptabilisent plus (et donc ne raisonnent plus) en emploi, en poste de travail mais en mission heures ou journée/homme. La question de l'exécution du contrat et de la prévention des ruptures unilatérales devient cruciale. Les pluri-employeurs sont fortement incités à multiplier les épreuves qui leur permettent de s'assurer de la loyauté de leur main-d'œuvre. leur problème devient celui des compagnies d'assurance face à l'aléa moral. Il ne s'agit pas d'épreuves justifiées et acceptées par les deux parties, mais le plus souvent de pratiques d'intrusion dans la vie privée, de surveillance de la concurrence. Néanmoins à la différence du salariat bridé (esclavage moderne, paternalisme, travail sous contrat d'engagement pour les migrants internationaux) l'actif inclus dans la transaction argent/travail n'est pas spécifiquement le temps d'exécution du contrat, mais plus globalement le temps hors travail statutaire. L'actif exclu en revanche c'est la dépendance hiérarchique. Le post-salarié est "libre" d'organiser son temps, même si cela veut souvent dire un horaire de mobilisation productive bien supérieur au salarié classique. Ce qui devient l'enjeu principal de la codification du rapport du salariat nouveau, c'est l'inclusion non plus simplement de la consommation productive, mais celle de la disponibilité à la consommation productive, autrement dit de l'absorption du maximum d'externalités positives (le nouveau contours de la production) parce qu'elles sont la véritable source d'innovation et parce qu'elles présentent l'immense avantage pour les entreprise et le marché d'être gratuites.

    Ce point revêt toute son importance dans une économie de réseau, d'interrelations complexes de plus en plus denses où les externalités positives jouent un rôle déterminant dans la recherche de la compétitivité hors coût.

    IX

    L'analyse du système salarial standard que nous venons d'esquisser débouche sur des conclusions qui nous ramènent toutes au revenu minimum d'existence ou revenu garanti, mais à la différence des justifications de ce dernier, généralement cherchée du côté d'une théorie de la redistribution du revenu, nous nous appuyons essentiellement sur une ré interprétation des transformations productives en cours.

    J.-M. Harribey reproche aux justifications de l'allocation universelle en particulier à celle de P. Van Parijs de se placer sur ce terrain seulement, Ce reproche ne nous paraît pas fondé. En revanche nous ne comprenons pas l'absence d'articulation dans sa pensée entre une théorie novatrice, écologique des systèmes complexes qui fait toutes sa place aux externalités, et une théorie on peut plus traditionnelle du travail directement productif. Le rejet du revenu minimum inconditionnel butte clairement sur les obstacles épistémologiques analysés plus haut.

    S'il y a crise constitutionnelle du salariat standard c'est à la fois parce l'actif travail s'est considérablement modifié dans l'économie de l'immatériel, c'est aussi parce la codification actuelle de l'échange argent/travail dépendant ou contraint dans la société, ne répond plus aux conditions impératives pour l'établissement d'un régime stable de nouveau rapport salarial. L'économie historique du salariat (et plus généralement du travail dépendant sous le capitalisme) nous apprend que la définition des procédures d'établissement des transactions (ce qui fait partie de l'échange, ce qui n'en fait pas partie, ce qui garantit la sécurité, la régularité) est l'objet de longues tractations et conflits.

    Les lois sur les pauvres, la protection sociale ont été des étapes fondamentales dans l'instauration d'un régime salarial libre sans lesquelles le capitalisme est allé vers le travail salarié privé de liberté. L'instauration d'un revenu inconditionnel d'existence est aujourd'hui la clé d'une redéfinition du travail salarié et para-salarié dans la "nouvelle économie".

    Examinons en effet les trois points cruciaux pour la codification du rapport salarial que sont 1) le brouillage de la séparation activité/personne ; 2) La liberté de rupture unilatérale du contrat d'engagement ; 3) L'exclusion du temps d'exécution du contrat dans la transaction.

    Le passage d'une relation de travail d'entreprise à une relation territoriale où l'individu se construit une identité professionnelle qui n'est plus liée à une entreprise donnée est présentée comme la réalisation de la liberté. Malheureusement cette vision idyllique en l'état actuel du système de protection sociale et des marchés internes ne se réalise que pour une toute petite minorité, ceux que Michael J. Piore appelait l'upper tier (l'étage supérieur du marché primaire du travail). Une grande partie des travailleurs du secteur de la production immatérielle de l'économie, ont troqué la dépendance vis à vis d'un patron pour une dépendance permanente à l'égard du marché et de sa précarité (et par définition le marché est versatile). L'instauration d'un revenu d'existence à un niveau beaucoup plus élevé que les minima sociaux actuels cumulable avec des rémunérations (d'au moins 75 % du SMIC) aurait pour effet de fortement pénaliser les entreprises qui recourent systématiquement aux formes particulières d'emploi et aux emplois rémunérés au SMIC (en fait 35 % de moins par le jeu des exonérations partielles ou totales des charges sociales) et d'assécher le marché florissant du travail précaire. Si le travail immatériel rend très difficile la distinction de la prestation de service, de la personne qui l'effectue et permet nombre d'empiétements sur la vie privée, sur la personne qui est obligée de "se vendre sur le marché" et non de louer simplement ses services, la création d'une sphère publique égalitaire et non conditionnée par le marché restaure une zone non atteignable par le marché autrement que par la séduction et un niveau d'incitation financière nettement plus élevé que celui qui existe actuellement.

    Quant à la liberté pour le salarié de refuser les emplois sur le marché et de rompre son engagement de travail, elle est purement fictive tant que le chantage à la survie conduit à l'acceptation de n'importe quel travail.

    Tableau 2 Le revenu d'existence inconditionnel attaché à la personne et non au statut, socle du post-salariat

    Dimensions transactionnelles Salariat brouillé
    Désalarisation formelle
    Effet du Revenu minimum d'existence inconditionnel 
    Spécificité de l'actif
     
     
     
     
     
     

     

    Disponibilité à l'activité globale sur le marché

    Confusion 
    travail productif immatériel 
    vie et formation

    Éliminer le travail Précaire non Volontaire 

    Remplace le SMIC comme régulateur du marché

    L'inconditionnalité restaure une frontière entre les employeurs marchand et sphère publique de la vie (Tiers secteur)

    Fréquence transactionnelle Bipolarisée 

    irrégularité, discontinuité

    Garantie de revenu entre les missions 

    Sécurise le passage du salariat au non salariat et réciproquement

    Dissuade le recours abusif à l'intérim par élévation de son coût global

    Sécurité transactionnelle Faible : auto-assurée, absence de couverture Crée un niveau plancher universel de protection

    retraite, assurance, maladie, chômage.

    Élimine la discrimination envers les handicapés, les non reconnus comme travailleurs (femmes à la maison) 

    Opportunisme ex post des agents Pas de liberté de rupture avec le véritable employeur: le marché Permettre la liberté de ne pas contracter d'engagement marchand

    Effet de réévaluation des rémunérations,
    endogénéisation des externalités

    Rationalité procédurale

    A) Actif exclu de la transaction 

    B) Actif inclus dans la transaction 

    Dépendance hiérarchique directe
     
     

    Temps hors travail

    Exclusion du chantage à la survie pour obtenir la participation au marché du travail

    Externalités positives générées pour les activités marchandes par la vie soustraite au marché 

     
    L'inclusion du temps d'exécution du contrat dans la transaction qui est une tendance très préoccupante des transformations actuelles des rapports de travail, ne peut pas être combattue simplement comme le faisait le salariat canonique, car les tâches attendues des travailleurs engagés et dépendant de la commande et non plus automatiquement d'un patron, revêtent de plus en plus la forme de missions, ou de produits "packagés" (c'est-à-dire qui comprennent leur accomplissement à bien, exactement comme un auteur qui signe un contrat s'engage à remettre un manuscrit et fait face à des dédits en cas de défaillance). Il convient donc de renforcer l'autonomie et la liberté du contractant en amont de la commande. Actuellement seuls les para-salariés les plus forts parviennent à négocier ex ante (soit qu'ils aient atteint un prix de marché, soit qu'ils disposent de revenu qui leur permettent de pouvoir dire non).

    La conquête de la liberté dans le nouveau salariat reste largement à faire. La mise en place d'un "droit à la vie" c'est ainsi que l'on appela rapidement la législation de Speenhamland en Angleterre, il y a trois bons siècles, est une étape indispensable pour réaliser ce que le Mouvement Ouvrier avait inscrit en lettres d'or dans ses statuts dans la Charte d'Amiens de la CGT : la lutte contre l'esclavage du salariat. Dire que cela abolira le salariat, c'est sans doute entendre abolir au sens hégélien de la relève. Mais ce sera certainement une transformation systémique du rapport salarial et du capitalisme. Il ne s'agit pas simplement d'une exigence élémentaire de justice, il s'agit surtout de répondre aux besoins d'organisation, de protection, de la force productive de richesse. Le revenu d'existence inconditionnel est la forme de protection d'une société où le monde des externalités positives est la partie immergée de l'iceberg de la valeur marchande.



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