Il doit être clair au terme de cet Antimanuel que la gratuité
et la solidarité font la croissance, l'invention de la richesse, malgré
la concurrence, essentiellement inefficace. 349
Après l'Antimanuel de philosophie confié
à Michel Onfray, les éditions Bréal publient un Antimanuel
d'économie par Bernard Maris (l'oncle Bernard de Charlie-Hebdo). En
fait, la forme est relativement proche de celle d'un manuel. Ce qui justifie
le titre d'Antimanuel, c'est plutôt de dire le contraire de ce que
disent les manuels ordinaires. Ce n'est pas pourtant un manuel d'anti-économie,
plutôt un manuel d'anti-libéralisme, mais c'est surtout un manuel
keynésien. Bernard Maris prétend réfuter l'économie
théorique et mathématisée par l'histoire de l'économie.
Seulement les faits ne parlent pas tout seuls. D'un bout à l'autre
c'est la théorie de
Keynes, "
le plus grand des économistes", qui est
réhabilitée contre la vulgate néolibérale. C'est
effectivement salutaire mais il manque l'analyse de l'échec du keynésianisme
et du triomphe de Hayek depuis plus de 20 ans alors qu'il était l'adversaire
méprisé de Keynes pendant les 30 glorieuses où les politiques
keynésiennes ont montré toute leur efficacité. Ce n'est
pas que tout-à-coup Hayek aurait démontré l'erreur de
Keynes mais tout simplement que les recettes keynésiennes ne marchaient
plus au moment de ce qu'on avait appelé la "stagflation" où l'injection
de liquidités dans l'économie n'avait d'autre résultat
que de gonfler encore l'inflation et la spéculation immobilière
sans relancer la croissance. On peut en trouver la raison dans les cycles
de Kondratieff, comme Bernard Maris l'admet (p304), mais cela impliquerait
de modifier quelque peu la théorie keynésienne qui est incapable
de rendre compte de ce retournement. Une raison plus fondamentale pour laquelle
la référence keynésienne ne peut pas nous satisfaire,
c'est son caractère productiviste, de religion de la croissance. C'est
bien sur ce point que les écologistes s'opposent à la gauche.
Notre rêve n'est pas de refaire les 30 glorieuses fordistes mais d'un
développement humain économe en ressources matérielles
et prenant soin de notre avenir.
En dehors de Keynes, la référence principale est ici le jeune
Bruno Ventelou dont Bernard Maris avait préfacé le livre "
Au-delà de la rareté" en 2001. La thèse principale de ce livre était que la
rareté
n'était pas naturelle mais construite, effet de l'appropriation
privée, de prophéties autoréalisatrices, et preuve
de l'inefficacité des marchés. La marchandisation est l'organisation
de la rareté. C'est un point de vue intéressant, qui a une
pertinence certaine (surtout dans le domaine immatériel) mais, pris
au pied de la lettre, ce constructivisme pèche par idéalisme
et volontarisme comme s'il n'y avait ni limite écologique ni cycles
économiques. Toute construction a ses contraintes. Il est vrai que
la croissance nourrit la croissance, boucle de rétroaction positive,
"cercle vertueux" correspondant à la phase positive du cycle de Kondratieff,
tout comme la dépression se caractérise par le cercle vicieux
de la lutte contre l'inflation (rétroaction négative), mais
comme Schumpeter le souligne, il ne peut y avoir de croissance infinie et
là où il y a eu croissance il doit inévitablement y
avoir décroissance (destructions créatrices). La véritable
cause de la dépression, c'est l'emballement de la croissance, comme
la cause du krach c'est la bulle spéculative qui le précède.
Les politiques de croissance sont vraiment insoutenables, bulles spéculatives
rapidement rappelées aux réalités matérielles
ou limites écologiques.
En dehors de ces divergences qui ne sont pas négligeables, l'accord
est presque total sur la critique de l'individualisme libéral, la
démonstration de l'inefficacité des marchés qui ne mènent
à aucun optimum social, sur la productivité de la coopération
sociale ou sur l'importance de la monnaie que les théories de l'équilibre
ou de l'offre (JB Say) ignorent comme si on était en économie
de troc. Il est très salutaire aussi de dénoncer l'illusion
d'un libéralisme américain qui est plutôt un produit
d'exportation alors que les USA sont protectionnistes (agriculture, acier),
la politique de la réserve fédérale menée par
Greenspan est complètement keynésienne et les investissements
publics y sont déterminants (par l'intermédiaire des industries
d'armement) dans l'électronique, l'informatique, les biotechnologies
ou l'espace. Internet est issue d'un programme gouvernemental (ARPA). Enfin
il faut souligner l'adoption de l'interprétation générationnelle
du cycle de Kondratieff que nous devons à François-Xavier Chevallier
("Le bonheur économique", Albin Michel, 1998), interprétation
que j'ai enrichie et complétée dans "
Les cycles du Capital".
Au-delà de la dénonciation des théories libérales,
le point le plus intéressant au niveau théorique est sans aucun
doute la place donnée au
temps. Bernard Maris montre que les
théories de l'équilibre ignorant l'incidence de la monnaie
suppriment le facteur temps qui est pourtant décisif dans tout ce qui
est investissement ou épargne (le capital comme détour de la
production selon Eugen Böhm-Bawerk). Le temps n'est pas ici une mesure
objective comme dans la mesure du temps de travail par des horloges puisque
le taux d'intérêt est supposé mesurer la confiance en
l'avenir (le risque). L'introduction du facteur monétaire oblige à
complexifier la théorie de la valeur. Pour les classiques (Ricardo,
Marx), la valeur d'échange s'identifie au temps de travail moyen (notion
qui n'est déjà plus vraiment objective). Pour Keynes, la valeur
résulte de la combinaison de ce temps de travail avec la valeur de
la monnaie et les taux d'intérêt. La valeur de la monnaie affecte
le niveau des prix et dépend, en partie au moins, du politique, ce
n'est pas une mesure complètement objective non plus, on ne peut éviter
les spéculations monétaires, mais il n'y a pas de neutralité
de la monnaie (il y a les avantages et les inconvénients d'une monnaie
inflationniste ou non). La monnaie au moins détermine la valeur du
capital accumulé, de l'épargne passé, elle valorise
ce temps gelé. Le taux d'intérêt dépend lui de
la confiance dans l'avenir (et du politique qui fixe les taux directeurs), c'est donc
un facteur encore plus subjectif représentant notre perception du
temps. Il semble pourtant qu'on ne puisse réduire tout-à-fait
la valeur, le "juste prix", à ces trois étalons (temps de
travail, taux de change et taux d'intérêt). Pour les productions
immatérielles au moins c'est la demande solvable plus que le temps
de travail (impossible à mesurer et non linéaire) qui détermine
les prix (qui ne sont plus des "valeurs d'échange" mais uniquement
des valeurs d'opportunité, des droits d'accès, une priorité
temporelle, un signe de prestige). Certes l'économie marginaliste (néoclassique)
est trop idéaliste en réduisant la valeur à l'équilibre
de l'offre et de la demande, faisant l'impasse sur la valeur-travail pourtant
essentielle dans la production industrielle, mais le dogmatisme de la valeur-travail
est aussi loin de la réalité dans d'autres domaines (informatique,
spectacle, recherche). Il faudrait tenir compte à la fois du temps
de travail incorporé et de la demande effective (ce que Marshall,
le maître de Keynes, avait déjà tenté) mais surtout
renoncer à une valeur totalement objective, admettre les fluctuations
chaotiques et toutes sortes d'autres dissymétries temporelles (comme
le temps de généralisation d'une innovation, d'égalisation
des prix, de transmission de l'information, le temps de transport, le temps
pour comprendre, le temps générationnel, le temps de formation, etc.). En tout cas
l'économie est bien liée au temps sous toutes ses formes et
d'abord comme projet tourné vers l'avenir.
Il me semble intéressant de noter que les taux d'intérêts
mesurant la confiance dans l'avenir et déterminant la valeur de la
monnaie, c'est-à-dire du capital accumulé, normalement plus on a confiance
dans l'avenir et moins le capital devrait avoir de valeur. Il faudrait souligner aussi
qu'on ne peut considérer les fluctuations de la valeur comme un simple
phénomène résiduel et négligeable car les théories
du Chaos, en particulier Stengers et Prigogine, ont montré que cette
marge d'erreur limitait fortement l'horizon de prévisibilité
(au temps de Lyapounov) et surtout témoignait du caractère
idéalisé de nos modèles mathématiques qu'on ne
doit pas prendre pour la réalité (une carte n'est pas la territoire).
L'incertitude sur la valeur n'est pas accessoire mais centrale puisqu'elle
constitue le marché lui-même et, comme Benoît Mandelbrot
l'a montré avec les cours de la Bourse, plus l'incertitude est grande
et plus les fluctuations sont importantes et chaotiques (avec des conséquences
dramatiques pour "l'économie réelle"). [ajout 03/2004]
On peut regretter le peu de place laissée à
l'autre économie, tout à la fin, mais l'essentiel y est, puisé explicitement
dans notre livre "Sortir de l'économisme" (Les éditions de
l'Atelier, sous la direction de Philippe Merlant, René Passet et Jacques
Robin) : remise en cause de la mesure de la richesse par le PIB et du droit
de propriété dans le domaine immatériel, importance
du travail gratuit (non-salarié) et de la gratuité en général,
monnaies plurielles, revenu minimum universel, économie alternative
(coopératives, économie solidaire). Il y a donc un nouveau
consensus qui se forme sur l'alternative au capitalisme. C'est un événement
crucial, depuis les tentatives socialistes et social-démocrates qui
ont montré leurs limites. Cela permet d'espérer une nouvelle
dynamique de la gauche, même si on doit regretter que l'écologie
n'y ait pas assez de place pour l'instant. Un projet collectif concret est
indispensable pour conquérir de nouveaux progrès dans la démocratisation
de la société, arrêter la dérive marchande abêtissante
qui nous mène au pire dans un chacun pour soi imbécile. L'accord
qui se dessine promet des aubes nouvelles, si aux déchirements et
divergences des altermondialistes pouvaient se substituer des convergences
fortes qui nous rassemblent dans l'expérimentation d'une économie
alternative dont nous avons quelques outils déjà.