Le sentiment vague qu'il s'agit d'une sorte d'invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie très différente, est désormais largement répandu; mais on ressent cela plutôt comme une modification inexpliquée du climat ou d'un autre équilibre naturel, modification devant laquelle l'ignorance sait seulement qu'elle n'a rien à dire. De plus, beaucoup admettent que c'est une invasion civilisatrice, au demeurant inévitable, et ont même envie d'y collaborer. Ceux-là aiment mieux ne pas savoir à quoi sert précisément cette conquête, et comment elle chemine.
Et tous ceux qui voient ce bonheur dans le spectacle admettent qu'il
n'y a pas à lésiner sur son coût.
Plus profondément, dans ce monde officiellement si plein de
respect pour toutes les nécessités économiques, personne
ne sait jamais ce que coûte véritablement n'importe quelle
chose produite : en effet, la part la plus importante du coût réel
n'est jamais calculée ; et le reste est tenu secret.
La construction d'un présent où la mode elle-même, de l'habillement aux chanteurs, s'est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l'impression de croire à un avenir, est obtenue par l'incessant passage circulaire de l'information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d'importantes nouvelles [...] Le spectacle organise avec maîtrise l'ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l'oubli de ce qui a pu quand même en être reconnu.
Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n'existe pas. Car il parle alors de quelque chose d'autre, et c'est donc cela qui, dès lors, en somme, existe. Les conséquences pratiques, on le voit, en sont immenses.
Son pouvoir apparaît déjà familier, comme s'il
avait depuis toujours été là. Tous les usurpateurs
ont voulu faire oublier qu'ils viennent d'arriver.
Le spectacle ne cache pas que quelques dangers environnent l'ordre
merveilleux qu'il a établi. La pollution des océans
et la destruction des forêts équatoriales menacent le renouvellement
de l'oxygène de la Terre; sa couche d'ozone résiste mal au
progrès industriel; les radiations d'origine nucléaire s'accumulent
irréversiblement. Le spectacle conclut seulement que c'est sans
importance. Il ne veut discuter que sur les dates et les doses. Et en ceci
seulement, il parvient à rassurer; ce qu'un esprit pré-spectaculaire
aurait tenu pour impossible.
Il est assurément dommage que la société humaine
rencontre de si brûlants problèmes au moment où il
est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre
objection au discours marchant; au moment où la domination, justement
parce qu'elle est abritée par le spectacle de toute réponse
à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes,
croit qu'elle n'a plus besoin de penser; et véritablement ne sait
plus penser.
Ce qui est nouveau, c'est que l'économie en soit venue à
faire ouvertement la guerre aux humains; non plus seulement aux possibilités
de leur vie, mais à celles de leur survie.