L'écologie-politique est-elle
possible ? La question se pose. En effet, l'écologie ne peut se
réduire à l'idéologie.
L'idéologie
est toujours nécessaire en politique comme représentation
de nos
finalités communes et de nos valeurs partagées. Ainsi, on
ne peut se passer d'une idéologie "écolo" porteuse de
"convivialité", d'autonomie et de responsabilité, mais
l'écologie implique aussi un
matérialisme des équilibres fragiles, des ressources
limitées, des seuils de pollution, du négatif de notre
production enfin, qui ne
s'accommode guère d'idéologies ni de simples bonnes intentions. Non seulement
l'écologie-politique a besoin de données fiables et doit
s'appuyer sur la recherche scientifique, mais elle doit
préserver la complexité et la diversité des
différents milieux. C'est une mission impossible car la
complexité est incompatible avec la communication de masse et la
propagande politique. Le simplisme et l'exagération ont toujours
l'avantage en terme de message. Nous n'avons pas le choix pourtant et
nous devons nous affronter
à cet impossible, du moins il faut en prendre toute la
mesure...
On devrait se persuader qu'il y a toujours quelque chose à apprendre de ses adversaires, et
tout écologiste se devrait d'être sceptique. On doit donc se
réjouir
de voir enfin
traduit en français le "
best-seller mondial" de Bjorn Lomborg "
L'écologiste sceptique",
dont l'édition originale date de 1998 (révisé en
2001). L'auteur
dégage une odeur de souffre, considéré comme un
traître à l'écologie par les militants alors qu'il prétend
avoir participé aux campagnes de Greenpeace et se voudrait le
seul véritable écologiste,
vérifiant nos fausses certitudes et rétablissant nos
priorités d'action ! Ancien professeur de statistiques en
sciences politiques à l'université de Aarhus au Danemark,
et directeur de l'
Institute for Environmental Assessment à Copenhague, ses cibles principales sont le
Worldwatch
Institute de Lester Brown, l'ancien vice-président Al Gore et le protocole de Kyoto.
C'est un très gros livre, de plus de 600
pages, qui prétend couvrir la plupart des questions liées
à l'état de la planète, et ceci uniquement par l'analyse des
statistiques disponibles. Le résultat témoigne des limites
du procédé et des risques d'une transdisciplinarité mal
maîtrisée. On est loin de l'objectivité
recherchée, la plupart de ses analyses témoignant du
parti pris de l'auteur, persuadé que "
Le monde est vraiment magnifique"
p616,
que tout va de mieux en mieux, que le marché et la croissance
continueront à nous porter vers un
progrès
radieux...
Tout irait même tellement bien que nous en aurions honte, et ce ne serait
qu'un effet du puritanisme protestant de prétendre le contraire ! On croit
rêver. Un film comme "
Le cauchemar de Darwin"
devrait pourtant
nous ramener à la triste réalité mais on comprend
le soutien qu'il a trouvé parmi les libéraux et tous ceux
qui veulent dénigrer
l'écologie tout en sachant qu'ils ne peuvent plus éviter
d'en tenir compte. Le livre fournit une synthèse de tous les
contre-arguments qu'on pourrait nous opposer. Voilà
déjà une raison
suffisante pour inciter tous les écologistes à le lire,
mais on doit bien
avouer que, malgré des erreurs manifestes, il
y a malgré tout une part de vrai dans sa réfutation du
pessimisme excessif des écologistes,
suscitant l'adhésion de certains scientifiques, certes parmi les
plus
scientistes (signataires de "
l'appel de Heidelberg", du "
consensus de Copenhague"
ou, encore, Claude
Allègre qui préface l'ouvrage). L'avantage est de nous
sortir de l'idéologie pour nous ramener à l'examen des
faits, et la situation n'est pas aussi
désespérée que le combat écologiste pouvait
nous le faire imaginer. Il
n'est pas mauvais de tempérer un peu le catastrophisme habituel
des
discours écologistes, traités par Lomborg de "
litanie", et sur lequel on aurait bien tort de se reposer, outre que cela ne fait pas une politique.
On peut accorder, en effet, que tout ne va pas plus mal et que notre
sort parait bien plus enviable que celui des
générations précédentes sur de nombreux
plans (violence, hygiène, espérance de vie,
démocratie, place des femmes, libertés, formation, etc.).
Le meilleur argument de l'optimisme scientiste est
incontestablement la diminution de la faim dans le monde (en Chine et
en Inde surtout). Ce n'est pas rien. C'est un fait qui témoigne,
avec
l'augmentation considérable de l'espérance de vie, d'un
progrès
réel qu'il faut poursuivre. Il est à noter pourtant que
les
suicides progressent aussi... En tout cas, même sur le plan environnemental,
il semble bien que la
situation n'était pas meilleure il y a 50 ans, que ce soit
la pollution des grandes villes, des sols ou de
l'eau. C'est d'ailleurs en grande partie parce qu'il y a
eu prise de conscience écologiste malgré ce qu'il
prétend, et il n'est pas mauvais de montrer qu'on peut
améliorer effectivement les choses.
Ce qui s'aggrave manifestement, au niveau global, c'est la crise de l'énergie et surtout
l'effet de serre.
Lomborg souligne avec raison le défi gigantesque que
représente la lutte
contre l'effet de serre. Une réduction conséquente des
émissions de CO2 devrait nous amener à changer assez
radicalement nos modes de vie et de production
alors que c'est une bataille perdue d'avance puisqu'on
n'empêchera plus le réchauffement désormais, on ne
peut qu'en limiter faiblement les dégâts ! Il serait bien fou
pourtant de ne
pas le faire, à cause d'un coût jugé trop élevé, et
d'en sous-estimer les conséquences (avec de probables effets de
seuil),
mais ce n'est certes pas un simple petit ajustement
à la marge.
On ne peut que donner raison
à l'auteur lorsqu'il met en évidence que la
misère constitue
le plus grave des problèmes écologiques, avec
celui de l'approvisionnement en eau et les épidémies. C'est un point important
même s'il faut être conscient que les politiques de
développement ne font souvent qu'empirer les choses et
transformer la pauvreté traditionnelle en misère ! Par
contre il est sans doute faux de considérer que la lutte contre
l'effet de serre se ferait forcément au détriment de la
lutte contre la pauvreté alors qu'elles ne s'appuient pas sur
les mêmes ressorts et que ce ne sont pas les mêmes
ressources qu'il faut mobiliser, voire que l'une peut profiter à l'autre. La comparaison
coûts-bénéfices, employée à tout
propos, se
révèle complètement inappropriée ici. Ce
n'est
pas la seule affirmation contestable du livre.
Le livre regroupe de très nombreuses
statistiques,
ce qui constitue son principal intérêt. Un nombre assez
restreint somme toute en a pu être contesté par les
spécialistes concernés (voir les sites ci-dessous) mais,
sans être fausses, les statistiques peuvent mener à
plusieurs types
d'erreurs d'interprétation : 1) celle de lisser des données
trop hétérogènes, ramenant des valeurs
extrêmes à une moyenne trompeuse. 2) celle de vouloir
s'appliquer à des
phénomènes non-linéaires. En effet, ce n'est pas parce
qu'une catastrophe apparaît d'ordinaire très improbable qu'elle ne se
produira pas
(accident nucléaire, krach boursier ou tsunami). 3) celle de
prolonger des
tendances passées qui s'épuisent ou se retournent
(l'augmentation de la population, de l'espérance de vie, de la
richesse, etc.), ce qu'on peut reprocher tout autant à nombre
d'écologistes. 4) enfin
le choix des statistiques et des périodes de
référence reflète les parti-pris de l'auteur (qui
a été accusé de présenter des
"données biaisées", en particulier sur les forêts
ou la biodiversité). Le principe est simple. Lorsqu'une
statistique ne va pas dans son sens,
il la contredit et l'explique par d'autres statistiques, avec des
corrélations plus ou moins évidentes, alors qu'il
arrête l'analyse
lorsqu'une statistique le confirme dans ses préjugés ! On
ne saurait même pas le lui reprocher, chacun procédant de la même façon en ces
matières, y compris les organisations écologistes.
C'est ce qui fait de toute statistique un point de vue
partiel sur le monde, mais cela amène Lomborg à vouloir
démontrer par exemple que les
pesticides
(oestrogènes chimiques la plupart du temps, servant
d'insecticide comme le DDT) ne sont pas
responsables de l'augmentation des cancers du sein (entre autres),
jusqu'à prétendre qu'en permettant une augmentation de la
production de légumes, les pesticides serviraient à
lutter contre le cancer (puisque les légumes diminuent
effectivement les risques de cancers) ! Il veut nous persuader aussi
qu'il n'y aurait pas de différence entre oestrogènes
chimiques et naturels (p402), ce qui est on ne peut plus faux puisque
les oestrogènes chimiques sont très
cancérigènes alors que les oestrogènes naturels
protègent plutôt du cancer ! Tout cela dans la plus grande
ignorance des progrès de productivité de l'agriculture
biologique, allant
jusqu'à prétendre que supprimer les pesticides rendrait
les légumes hors de prix et suffirait
à réduire dangereusement leur consommation...
Impossible
de passer en revue tous les sujets traités et les
distortions de la réalité dont ils font l'objet (on peut
rire aujourd'hui de son assurance que le pétrole
n'augmentera pas) mais si
on ne peut qu'être déçu par ce qui s'apparente
souvent à de la (mauvaise) foi, ce n'est pas sans nous
confronter à nos propres exagérations et parti-pris. Par
exemple, il est très instructif de comparer la terrible
dangerosité du
tabac (une des premières causes de mortalité) par rapport
à celle des pollutions ordinaires (p592). Surtout, il faut bien
admettre que la plupart des projections catastrophistes se sont
révélées fausses jusqu'à présent, et
ce depuis Malthus opposant une prétendue progression géométrique de
la population à la simple progression arithmétique de la
nourriture. On sait aujourd'hui qu'on peut nourrir toute la
planète, ce n'est qu'une question de distribution car il y a
plutôt surproduction agricole. La méthode consistant à
vouloir déconsidérer l'écologie à partir
des
outrances
de quelques uns, ou des prévisions alarmistes du rapport de
Rome, n'est certes pas nouvelle mais il est tout de même
salutaire
de réfuter les visions apocalyptiques de l'état de la
planète et de revenir sur de fausses évidences qui
relèvent plus du dogme théorique. De toutes
façons,
reconnaître les
résultats positifs obtenus par les réglementations
écologiques est plutôt encourageant et ce n'est pas parce
que ce n'est pas la fin du monde qu'on ne doit pas se préoccuper
d'améliorer notre environnement. C'est maintenant qu'il faut
agir, avant qu'il ne soit trop tard.
S'imaginer
que tout est sous contrôle serait bien irresponsable alors que
tant de richesses naturelles sont détruites quotidiennement et
qu'il y a encore des régions entières qui se
dégradent à grande vitesse.
Contrairement à ce que prétend Claude Allègre, il
ne s'agit pas d'être pour ou contre la science ou le
progrès, ni d'avoir peur de l'avenir ou de prendre des risques.
C'est le progrès des sciences et de l'information qui suscite un
légitime souci de l'avenir ainsi qu'une plus grande
sensibilité aux inégalités mondiales aussi bien
qu'aux menaces écologiques globales. Non seulement les
progrès
réalisés relativisent les progrès à venir
et amplifient la sensibilité à leurs nuisances,
c'est ce que Ulrich Beck appelle la "modernité réflexive"
dans "
La société du risque", mais la puissance démesurée de la technique et
de la science nous expose à des destructions
potentielles d'un tout autre niveau que les accidents industriels du
siècle dernier. Le
principe de précaution
s'impose pour des raisons scientifiques. C'est un progrès de la
science de reconnaître l'étendue de notre ignorance et non
l'appel à un quelconque obscurantisme justifiant des peurs
irrationnelles (qui existent aussi). L'obscurantisme est plutôt dans la croyance qu'il
n'y a pas de limite à la croissance et dans la confiance
excessive envers "la main invisible" du marché ou la
toute-puissance
de la science.
Rien de
plus dangereux que cette disparition du
politique
au
profit d'une
technocratie "écologique", au-dessus des populations, et
l'approche purement comptable des enjeux écologiques. Ce sont
les
mêmes critiques qu'on doit faire au catastrophisme
écologiste et l'illusion qu'on serait forcé de changer
de système de production qu'on le veuille ou non à cause
d'un épuisement rapide de nos ressources (se substituant au
mouvement forcé de l'Histoire pour justifier une dictature s'il
le faut!). Aussi étonnant
que cela puisse paraître, il y en a encore pour longtemps,
même avec le développement de la Chine, et si on
connaît
bien une crise du pétrole, l'énergie solaire au moins
sera toujours abondante, ce n'est guère plus qu'une question de
prix. La dimension
politique de l'écologie ne peut se réduire au
catastrophisme, ni à une dangereuse "éthique de la peur",
alors qu'elle réside au contraire dans la
construction collective d'un avenir commun, dans un projet
écologiste, une économie relocalisée et le
développement humain. Ce n'est pas tant une question de survie
que de "qualité de la vie" et de convivialité. Le
principal intérêt de ce
livre est sans doute de nous aider à prendre nos distances avec
cette vision catastrophique de l'écologie-politique, à
condition de ne pas tomber pour autant dans un optimisme irresponsable
face à des menaces bien réelles. Le difficile comme
toujours est de tenir la juste mesure.
http://www.lomborg-errors.dk/error_catalogue.htm
http://www.anti-lomborg.com/