La société du risque

Ulrich Beck, 1986, Aubier
 
I . Sur le volcan de la civilisation : les contours de la société du risque

  1 : Logique de la répartition des richesses et logique de la répartition des risques
  2. Epistémologie politique de la société du risque

II. Individualisation de l'inégalité sociale : formes d'existence et déclin de la tradition dans la société industrielle

   3. Par-delà les classes et les couches sociales
   4. Je suis moi : oppositions, relations et conflits entre les sexes à l'intérieur et à l'extérieur de la famille
   5. Individualisation, institutionnalisation et standardisation des modes de vie et des modèles biographiques
   6. Déstandardisation du travail : de l'avenir de la formation et de l'activité professionnelle

III. Modernité réflexive : généralisation de la science et de la politique

   7. Une science au-delà de la vérité et la rationalité émancipatrice ? Réfléxivité et critique de l'évolution scientifico-technique
   8. Pas de limite à la politique : gestion politique et mutation technico-économique dans la société du risque

 
 
On ne sait quelle attitude adopter face à ce livre paru en 1986 et dont la traduction nous parvient avec 15 ans de retard ! D'un côté, on reste confondu par la richesse foisonnante et la précocité des analyses qui font de ce livre pionnier un livre fondateur pour la réflexion écologiste mais, d'un autre côté, cette précocité et ce foisonnement ne vont pas sans d'inévitables confusions que de nombreux débats ont permis d'éclaircir depuis. Si la critique est facile après-coup elle n'en est pas moins une mise à jour nécessaire après la chute du mur de Berlin qui ouvrira l'ère impériale où la domination de la société marchande est encore plus totale.

A l'époque, c'est surtout l'analyse de l'individuation et de l'éclatement des solidarités de classe au profit d'une "lutte de classe des risques" qui a été au coeur des débats politiques et de l'inscription de la "société du risque" dans l'élaboration d'une "troisième voie" marquée par une certaine impuissance politique, à la suite de Bell et Giddens, bien que dans une version plus progressiste sans doute. Cet aspect de la polémique a beaucoup perdu de son importance, par le triomphe de ces thèses depuis la faillite de l'URSS, tant l'individuation s'est encore accélérée au détriment des solidarités de classe. Le thème de la répartition des risques, où les seules solidarités restantes sont territoriales face à un risque menaçant toute la population locale, a trouvé aussi ses limites qui sont celles d'une sociologie géographique, bien que ce soit un réel problème à certains endroits, comme à Toulouse

Il faudra examiner ce qui situe ce livre dans un certain social-libéralisme et qui ne se réduit pas au dépassement de la lutte des classes qu'André Gorz avait annoncé il y a longtemps dans ses "Adieu au prolétariat" sans renoncer à la libération de l'économie, mais ce qui est le plus contestable sans doute dans ce livre, c'est son titre de "Société du risque" qui prétend rassembler sous une notion de risque élargie et confusionnelle un ensemble de transformations sociales différenciées (modernité réflexive, individuation et risques scientifiques). On ne peut mettre sur le même plan risques industriels, incertitudes scientifiques et insécurité sociale. Cette notion très idéologisée du risque souligne pourtant, contrairement à d'autres comme Gilder, son aspect négatif d'insécurité qui est la contrepartie de la mobilité sociale. Le fait que ce livre soit sorti peu de temps après Tchernobyl et, sa traduction ici, juste après la catastrophe de Toulouse renforce donc plutôt le malentendu car son contenu est loin de se réduire à ces questions de risque industriel, même s'il commence et se termine par là.
 

La modernisation achevée

L'insécurité que la société du risque impose à l'humanité tourmentée a aussi une autre face : elle lui permet de trouver et d'activer un progrès de l'égalité, de la liberté et de la possibilité de se constituer soi-même que promet la modernité. 488 (pour quelques uns!)
L'objet de ce livre est la post-modernité ou, ce qu'Ulrich Beck appelle, comme Anthony Giddens, la modernité réflexive ou la détraditionnalisation de la société industrielle plus que la notion de risque. Le concept d'Empire apparu depuis l'effondrement du communisme apporte sans doute, dans son caractère englobant, et pour tout dire totalitaire, ce qui manque à cette "société du risque" voulant exprimer surtout la situation d'une modernisation achevée ne connaissant plus d'extériorité, tout comme l'Empire universel, et dont les risques ne sont plus extérieurs, naturels, mais sont devenus internes, produits de la rationalisation et de la science mais aussi de la politique, du Droit et de la "démocratie". La Société du "spectaculaire intégré" annonçait déjà le triomphe de la marchandise recouvrant toute communication. Toni Négri étend à l'Empire le constat de la société-usine effaçant les frontières entre travail productif et vie privée. Dans le même esprit, Ulrich Beck montre que le triomphe du système industriel brouille les limites entre nature et société, jusqu'à l'internalisation de la nature au processus industriel et à la civilisation. "Face au risque internalisé, il n'y a plus d'indépendance". "L'extérieur disparaît. Les conséquences sont internes" 377 Le risque devient global, systémique, invisible et autoréférentiel. "La société du risque est une société de la catastrophe. L'état d'exception menace d'y devenir un état normal" 43 mais le risque systémique est devenu l'enjeu politique d'une guerre civile, plutôt qu'une lutte de répartition des risques, et la lutte contre le terrorisme, justifiant l'intervention militaire de l'Empire, ouvre de nouveaux territoires à la circulation des marchandises.

L'interprétation qu'en donne la revue TIQQUN donne plus de force à ces hypothèses que la notion indifférenciée de risque ou même que la notion de modernité réflexive dont la signification n'est pas aussi claire, bien qu'elle désigne aussi le fait d'une modernisation achevée n'ayant plus d'extériorité et ne pouvant s'appliquer désormais qu'à elle-même. L'idée principale consiste à montrer que la modernisation de la société traditionnelle aboutissant à sa disparition, nous assistons depuis à la modernisation de la société industrielle, de ce qui restait de "tradition industrielle" pour déboucher sur une critique de l'industrie, de la science et de la rationalisation, produisant ainsi un post-rationalisme, une société post-industrielle auto-référentielle, époque tardive et décadente qui détruit les cadres sociaux de la modernisation, par sa réussite même, c'est bien ce qu'il faut souligner, et selon trois axes principaux : 1) Les progrès de la productivité en diminuant la pression de la nécessité mènent à une inversion des priorités entre risques et profits, le progrès et ses effets secondaires, développant la critique de la science et de l'économie. 2) L'individuation résultant de l'Etat social, de la diversification des parcours et de la division du travail fait éclater la famille et les normes salariales, généralisant incertitude et insécurité. 3) La victoire de la démocratie vide de substance le centralisme politique perdant son pouvoir sur la société mais généralise l'action citoyenne sub-politique, conduite avec ses propres moyens, aussi bien contre un pouvoir sourd qu'une science aveugle à ses effets. C'est la fin du double monopole de la science et de la politique, du savoir et du pouvoir. Les contradictions de la société post-moderne sont le résultat de la réussite des idéaux de la modernité : abondance, formation, droits (auxquels il faut opposer solidarité, autonomie, responsabilité) et le risque n'est pas une imperfection du progrès mais bien sa contrepartie (ce qu'on peut dire pour l'homme en général et sa liberté, voire pour toute vie : "Sauf que nous plus encore que la plante ou l'animal allons avec ce risque" Rilke).

La répartition des risques

L'unification de tout cela sous la notion de risque a tout du caractère idéologique, même s'il est peu question des risques financiers, et n'est pas très éclairante entre insécurités et incertitudes, individuation et internalisation, risques sanitaires et systémiques. J'ai montré dans "Les cycles du Capital" que la valorisation du risque correspondait aux tendances idéologiques des phases de dépression. Il semble que son heure de gloire soit passée avec la reprise. Alors que des années 80 à très récemment le risque sous toutes ses formes, industrielles, financières, professionnelles était de plus en plus valorisé, petit à petit on valorise plutôt désormais la sécurité (des investissements, des emplois, des cités). Ce n'est pas une raison pour évacuer complètement la notion de risque, qu'il faut ramener plutôt à son champ écologique, encore moins pour ignorer les phénomènes différenciés qu'elle recouvre.

L'idée de répartition des risques qui est défendue au début de l'ouvrage a une pertinence certaine qui n'est pas nouvelle (qu'on songe à la Grande Peste) et toujours confirmée depuis de mille façons, comme à Toulouse, faisant même parfois l'objet de négociations internationales, mais sa simple mise en lumière rend intenable le calcul morbide du prix de la vie et ne semble pas déboucher sur une "lutte des classes", ce phénomène étant contre-balancé par la solidarité entre toutes les victimes potentielles quelque soit leur classe. S'il est vrai que "la richesse s'accumule en haut, les risques en bas" et qu'il y a répartition des risques par "évitement, déni ou réinterprétation" (il suffit de penser aux prisons), c'est bien là qu'il est difficile de confondre toutes sortes de risques (du travail, local ou systémique, calculable ou incertain), encore plus de parler de lutte des classes. Beaucoup plus pertinente semble l'analyse, présente ici aussi, de la constitution d'un sujet, d'une "communauté objective" face à un risque non choisi (riverains, malades, victimes). On ne débouche pas tant alors sur une lutte des classes mais plutôt, dans le meilleur des cas, sur la formation d'un consensus dans un processus cognitif combinant science objective et subjective comme le montre le livre beaucoup plus récent "Agir dans un monde incertain".

Le point qui me semble beaucoup plus décisif est la constatation d'une inversion des priorités à partir d'un certain niveau d'abondance. La réussite même de l'économie annoncerait la fin de sa suprématie, la fin des pénuries donnant la priorité à la sécurité de même que l'intégration de toutes les activités met au premier plan la nécessité de la cohésion sociale face à la fragilité du système qui nous rassemble et nous rend transparents. C'est la réussite du système industriel qui rend prioritaire sa critique, la correction de ses nuisances, la protection de ses dangers, l'urgence de la modernisation de la modernité (réflexive) et d'une reconfiguration de la société, de son rapport à la science, à la politique et à l'économie. Il faudrait sans doute ajouter que la "pénurie de travail" retarde cette perte d'importance de l'économie mais inverse déjà la contrainte de production en activité de socialisation, la sécurité de l'emploi ou l'intérêt du travail prenant le pas sur la gain immédiat.

On passerait ainsi à une détermination par l'avenir où c'est la connaissance (des risques) qui détermine l'être (l'action) mais qui se limiterait désormais à cette gestion des risques comme si plus rien ne pouvait changer. La post-modernité prétend venir après une Histoire achevée.

L'individuation

C'est encore par la réussite de la modernité et du formidable instrument de libération que l'Etat social a constitué, permettant à chacun de s'affranchir de ses liens familiaux, que l'individuation a détruit les solidarités de classe et soumis nos vies à une insécurité grandissante et une perte des normes. "La généralisation de la société du marché du travail garanti par l'Etat-providence a sapé les bases de la société de classes, ainsi que celles de la cellule familiale restreinte". "L'existence des gens s'autonomise par rapport aux milieux et aux liens dont ils proviennent ou dans lesquels ils s'intègrent" 171. Il est sans doute exagéré de faire de l'Etat social la cause de l'individuation, il y en a bien d'autres (formation, division du travail, salariat, etc.) mais il est exact que l'Etat et le Droit sont des instruments de dépersonnalisation, indispensables pour assurer l'anonymat et l'égalité des rapports marchands notamment. En tout cas le fait est là, massif, de la différenciation et de la perte des solidarités sociales.

Là où chacun suivait une voie tracée, il n'y a plus désormais que parcours individuel. La biographie réservée aux grands hommes se généralise par le CV. Notre destin n'est plus social mais personnel. Il ne s'agit plus dès lors de s'engager à vie dans une carrière mais de donner sens à son travail dans lequel on est plus impliqué. Cette personnalisation des parcours et les changements d'entreprise entraînent pourtant aussi une certaine perte d'importance de l'entreprise et du travail mais se traduit surtout par une individualisation de l'inégalité sociale et du marché du travail. La division sociale devient division biographique (entre emploi et chômage, étudiant et cadre, etc).

Cette individuation va donc "transformer les causes extérieures en responsabilités individuelles" 202 donnant aux crises sociales l'apparence d'une crise individuelle car tout le monde n'est pas pareillement touché. "La possibilité de ne pas décider a tendance à disparaître" 257 et les décisions révèlent inégalités et conflits. Il y a donc à la fois disparition des classes et augmentation des inégalités, d'autant plus insupportables qu'elles sont individualisées et qu'on en porte l'impossible responsabilité. L'estime de soi est souvent atteinte jusqu'à l'autodestruction, ce dont témoigne la place de plus en plus grande des psy mais on voit revenir aussi toutes sortes de discriminations (âge, sexe, race). C'est la partie la plus convaincante du livre mettant en évidence le prix que nous devons payer pour l'inadaptation de nos institutions à leur réussite même. Devant l'évidence que les gens ne sont pas responsables de leur situation et de leurs problèmes, qui ont un aspect institutionnel et macro-économique, Ulrich Beck pense qu'il faudra remettre en cause le productivisme, assurer à tous des services comme la garde des enfants et surtout un revenu garanti indispensable pour ne pas sombrer à la moindre rupture biographique.

Il y a un lien direct entre l'individualisation et l'impuissance politique ressentie, l'anomie sociale. La sphère privée n'est "que la face extérieure de circonstances et de décisions qui sont prises ailleurs" 286 "Vivre sa vie, cela équivaut à résoudre sur le plan biographique les contradictions du système" 293 Le privé est de plus en plus politique 426. C'est flagrant pour le salariat féminin et la libération de la femme, la fin de la répartition des rôles et l'éclatement de la famille qui aboutissent à la contradiction sexuelle entre égalité théorique et comportements inchangés. On peut décomposer le processus en 3 temps :
1) La fin de la société par état et le salariat féminin abolissent les rôles sexuels pourtant à la base de la société salariale (déqualification du travail domestique)
2) La fin des jeux de rôle, du "comme si" de traditions périmées donne à l'individu une liberté dans le couple et un besoin d'intimité, son projet n'étant plus tant familial que de réalisation de soi.
3) Les différences sociales et les discriminations effectives transforment les conflits sociaux en conflits familiaux et les divorces provoquent une grande partie de la précarité féminine.
Les conflits intimes témoignent que l'égalité ne peut se réaliser "à l'intérieur des structures institutionnelles qui présupposent l'inégalité entre hommes et femmes" comme le salariat actuel 244.

La normalité est de plus en plus hors d'atteinte pour la plupart. On passe de la "biographie normale à la biographie choisie" 290 mais cette existence nomade 199 se transforme pour chacun en quête d'identité et devoir envers soi qui est nécessité de production de soi, comme dit Gorz, plus qu'individualisme. On n'a pas le choix, on est obligé de se soucier de soi (individualisation des risques, échecs personnels, responsabilité). "Les impératifs de travail sur soi, de planification et d'organisation de sa propre existence constituent tôt ou tard de nouveaux défis dans le domaine de la formation, de la thérapie et de la politique" 292

La destruction du salariat

Sans refonte du système de protection sociale, l'avenir est menacé par la pauvreté. Ce n'est qu'en instituant juridiquement un revenu minimum pour tous que l'on pourrait retirer de cette évolution un peu de liberté. 316
Loin d'être une libération, l'individuation est une contrainte ,une exigence supplémentaire pour l'individu incertain qui perd la maîtrise de sa vie et dont Alain Ehrenberg a montré la fatigue d'être soi. "L'individu est certes affranchi des liens traditionnels mais il doit en échange se plier aux contraintes du marché du travail et du monde de la consommation et aux standardisations et aux contrôles qu'elles impliquent" 282. "La disparition des liens traditionnels en font le jouet des modes, des circonstances, de la conjoncture et des marchés. Ainsi l'existence privée individualisée devient justement de plus en plus dépendante de circonstances et de conditions qui se soustraient totalement à son intervention". 283

Cette perte de sécurité et de liberté de choisir, de contrôle de sa vie, se traduit par une flexibilité de plus en plus grande, mais ce sont plus globalement les frontières travail-non travail qui deviennent fluctuantes. 301 A l'ancien travail caractérisé par la standardisation du contrat, du lieu de travail et du temps (à vie) se substitue un "sous-emploi flexible, pluriel, décentralisé et saturé de risques" 304 "Les entreprises découvrent la force productive que sont le travail à temps partiel, le sous-emploi, ou, plus généralement, la déstandardisation des normes d'utilisation de la force de travail" 309 On peut y voir une transposition de la philosophie du morcellement de Taylor. "Le temps partiel loin de contribuer à lutter contre le chômage généralise le sous-emploi flexible". 315 Les nouvelles forces productives ne font plus éclater les rapports de propriété, elles pulvérisent "les conditions du contrat de travail et du marché du travail" 314, les formes et les cadres du travail salarié.

Le normes d'emploi disparaissant, les diplômes ne garantissent plus rien et la formation professionnelle n'a plus de sens sinon de voie de garage, tout comme les programmes de réinsertion par le travail. On revient dès lors pour l'embauche au jugement subjectif sans justification, aboutissant à l'exclusion des plus faibles et marginaux, à une ségrégation "en fonction du sexe, de l'âge, de l'état de santé mais aussi des opinions, de l'aspect physique, des relations, des attaches régionales, etc" En perdant les normes salariales, on retrouve ainsi des normes féodales : la détraditionnalisation de la société industrielle est en partie régression.

Les incertitudes scientifiques

La science devient de plus en plus nécessaire mais de moins en moins suffisante à l'élaboration d'une définition socialement établie de la vérité 10
Après les contradictions résultant de la réussite industrielle et sociale, ou de la généralisation du salariat, venons-en aux nouvelles questions que pose la science par son omniprésence, les incertitudes produites par son hypercomplexité 344, ses "effets secondaires de moins en moins calculables mais de plus en plus prévisibles." 380

La modernisation de la tradition se traduisait par un scepticisme rationaliste, au nom de la science, alors que la modernisation de la société industrielle développe un scepticisme de la rationalité et de la science, jugées sur leurs effets (réflexivité). En posant la question "quel type de science est susceptible d'intégrer d'emblée à sa démarche les éventuels effets induits prétendument imprévisibles", science qui devra s'opposer à l'hyperspécialisation et renouer avec une véritable capacité d'apprentissage, Ulrich Beck préfigure déjà le principe de précaution alors embryonnaire. On pourrait ajouter que ce scepticisme du scepticisme est déjà celui de la philo-sophie.

Le plus intéressant ici, c'est la constatation que la critique de la science renforce paradoxalement son instrumentalisation, sa soumission aux intérêts féodaux et aux croyances, sa dépendance sociale, en effaçant la différence entre recherche et applications. Ce n'est plus la vérité qui compte mais son caractère socialement acceptable et ses conséquences supposées. De plus la recherche des causes des catastrophes scientifiques mène à la recherche des responsables. Les dirigeants sont directement mis en cause dans les conséquences de leurs décisions, accélérant ainsi la politisation de la science. On assiste à une externalisation de la connaissance et internalisation des conséquences pratiques. 366 La disparition des frontières de la science, de son monopole sur le savoir et de sa neutralité politique doit se traduire par sa pénétration de la démocratie, la multiplication des contre-expertises, d'une critique scientifique de la science, réintroduction de son sujet dans le savoir qui est aussi la fin d'une science désintéressée et d'une politique réduite aux rapports de force ou aux intérêts. La politique devra intégrer la dimension cognitive comme la science la dimension démocratique.

L'impuissance politique

La politique doit tirer les conséquences de son autolimitation historique. La politique n'est plus le seul lieu, ni même le lieu central où l'on décide de la configuration de l'avenir social. 489
La réussite démocratique vide en effet la politique de toute substance, ne laissant plus aucune marge de manoeuvre à un pouvoir centralisé puisqu'elle entraîne au contraire une décentralisation croissante, une citoyenneté active ne se limitant pas au vote mais incluant opinion publique, mouvements sociaux, tribunaux... Le pouvoir ne peut ignorer cette participation citoyenne, les discussions entre partenaires sociaux et ne maîtrise ni les interactions, ni les négociations, ni le processus économique. On ne peut plus faire n'importe quoi, l'espace politique est restreint et diffus. Tout est possible mais rien n'est possible. 176 C'est la même conclusion que celle de Marcel Gauchet (relativisée depuis) sur une "société de marché" réduite à la gestion des conflits, société du changement où plus rien ne peut être changé. C'est le refrain libéral sur l'impuissance politique, les "conséquences non-intentionnelles de l'action" d'un Giddens par exemple, ce qui n'a rien de neuf puisqu'on les retrouve au moins dans St Paul ! C'est la base du réformisme minimal de la troisième voie. Pourtant cet enfoncement dans la sphère privée peut être complètement ébranlé par une guerre ou une cause qui nous mobilise. L'impuissance politique est donc l'impuissance de la politique dans l'Empire plutôt que le résultat de l'émancipation, et la fuite dans l'intérêt privé est un résultat de l'impuissance politique plutôt qu'une pente inexorable. "Ainsi le papillon de nuit, quand s'est couché le soleil universel, cherche la lumière à la lampe du foyer privé." Marx 317 On ne peut reprocher dans la description de notre impuissance politique de ne pas décrire une réalité mais de prendre cette réalité pour un destin (TINA : There Is No Alternative)

En dehors de cet aspect politique (et polémique) sur l'impuissance du politique, on doit bien reconnaître les conséquences politiques de l'économie et de la science. Ce qui est remis en cause c'est plutôt une autonomie du politique qui, à peine délivré de la théologie, se transforme en religion du progrès . La plupart des transformations révolutionnaires ne sont plus politiques mais techniques, "le progrès remplace le scrutin" 40 (ce qui change le monde c'est ce dont on ne décide pas) et les laboratoires de recherche sont devenus des "cellules révolutionnaires" 472. Le progrès n'est pas une idéologie, c'est une structure de transformation sociale largement déresponsabilisante et justifiée par la politique de l'emploi, selon le principe que tout progrès économique est un progrès social 432. La politique se limite alors au traitement des conséquences néfastes, sacrifices consentis au progrès mais qu'il faut soulager. Il faudrait accepter sans savoir, tout le reste est superstition ! Transformation de l'agir rationnel en "processus de rationalisation" 455. On voit qu'on n'a pas tellement évolué. La science et l'économie ont remplacé Dieu et l'église, une contrainte hétéronome se substituant à l'autonomie démocratique. "La politique devient une agence de publicité financée par les fonds publics, qui vante les qualités d'une évolution qu'elle ne connaît pas et à laquelle elle ne participe pas activement ".472 Pourtant, ce que nous ne voulons pas change le monde de manière inquiétante.

La généralisation de la politique

En fait, plutôt qu'impuissance, il y aurait inversion entre politique et non-politique. Si l'économie notamment échappe désormais à la politique traditionnelle, la science et la vie privée se politisent. Il y a donc déplacement des lignes plus que disparition du politique, effacement des frontières entre science et politique, fin des monopoles. "Les monopoles s'effondrent mais les univers ne s'écroulent pas." 487 Il n'y a plus de citoyen divisé entre politique et intérêt mais l'économie et la science prennent une dimension éthique et politique par les risques qu'elles génèrent au moins. Alors qu'on croit le profit triomphant il n'est pourtant déjà plus suffisant. Les entreprises doivent désormais se légitimer par l'intérêt général et plus seulement par le profit, du fait même de devoir communiquer "les entreprises sont alors contraintes de recourir à des justifications discursives, non économiques" 476. Comme l'économie, la science doit réintroduire le sujet dans le savoir. "Sans la rationalité sociale, la rationalité scientifique reste vide, sans la rationalité scientifique, la rationalité sociale reste aveugle".

Si la fin de la politique traditionnelle se traduit par une généralisation de la politique et non par sa disparition, l'erreur serait de croire à une recentralisation. "La société moderne n'a pas de centre de régulation", ce pourquoi il ne peut y avoir qu'une politique diversifiée et multiforme (mouvement social, ONG) "nouvelles formes de participation et de contrôle direct en dehors de la fiction d'une régulation et d'un progrès centralisés" 485 confirmant la "disparition des frontières de la politique" devenue sans milieu spécifique. 485 C'est l'autre face de l'impuissance d'une politique centralisée, la nécessaire "autocoordination des subsystèmes et des unités d'activité décentrées". 486 En fait je ne suis pas d'accord, il y a plutôt pluralité de centres car si, en temps ordinaire la plus grande autonomie doit être laissée aux régulations locales, la notion de centre dépend de l'action à mener et des capacités de mobilisation d'un organisme sur cet objectif. Il y a une politique pour temps de paix et une autre pour temps de guerre pourrait-on dire si ce n'était trop réducteur, un temps pour l'économie, un temps pour la politique. L'autonomie de chacun n'exclut pas une grève générale ou de changer de monnaie européenne !

La construction de l'écologie

Bien que le concept de risque utilisé soit trop large, il englobe malgré tout le risque écologique, et la fin des monopoles du pouvoir ou de la science concernent directement les écologistes dont plusieurs tendances sont critiquées. Ainsi, le principe pollueurs payeurs est considéré comme inadapté à des risques qui peuvent être systémiques, dont les taux limites ne sont pas connus, ni les effets d'accumulation ou des diverses compositions de polluants. Le risque est pointé d'un "totalitarisme légitime de la prévention" 145 mais il souligne surtout, malgré la nécessité d'un contrôle citoyen, l'impossibilité d'une démocratie industrielle, de soumettre "aux parlements avant qu'elles soient prises les décisions fondamentales qui portent sur leur application" 482 On revient ici à l'impuissance politique devant des problèmes "résultants d'investissements décidés hier et d'innovations technologiques datant d'avant hier contre lesquels dans le meilleur des cas on adoptera demain les contre-mesures qui seront éventuellement efficaces après-demain." (Jaenicke 453)

A ce degré de généralité, on ne peut guère aller au-delà de la constatation d'une nécessaire réponse diversifiée, basée en partie sur l'action citoyenne spontanée des acteurs concernés. La constitution d'un Etat-providence écologique est considérée comme probable. A l'image de l'Etat social né après une phase de dénégation de la pauvreté, "on peut très bien passer à la construction de possibilités d'action politique et de droits de protection démocratiques" intégrant la dimension écologique. 483 Le fait que les risques et les coûts soient inégalement répartis favorise cette extension des droits sociaux malgré le risque d'autoritarisme scientifique et de bureaucratie proliférante.

Cela ne règle pas le fond du problème : "Comment pouvons-nous à l'avenir faire obstacle à la fuite en avant de la génétique humaine sans étouffer la liberté de la recherche sans laquelle nous ne pouvons pas vivre non plus?" 490. Pour cela, il faudrait combiner des garanties juridiques, des tribunaux et des médias forts et indépendants pouvant engager des contre-expertises, ainsi qu'une généralisation du droit à l'auto-critique (clause de conscience, responsabilité juridique); droit de critique, "non seulement à l'intérieur de la discipline mais aussi de façon ouverte et interdisciplinaire" 492 permettant de rendre public et politiser la controverse, créer du consensus à partir des conflits. On ne peut qu'approuver même s'il faudrait opposer le consensus obtenu face à une menace extérieure qui efface nos inégalités, au profit des privilégiés, et le consensus obtenu à partir d'un conflit d'intérêt ou de risques au bout d'un processus cognitif.

S'il y a donc beaucoup à retirer de la lecture de ce gros livre (500 pages), la politique se limite encore ici aux "fonction de protection et d'arbitrage, les fonctions discursives et symboliques de la politique" qui ne font qu'accompagner un changement qui ne dépend pas de nous. Nous devons aller au-delà de cette correction politique, aux marges d'une évolution subie, car cette fuite en avant n'est pas durable tout simplement. Le principe de précaution nous pousse à choisir  notre avenir plutôt que de subir les catastrophes, à l'organisation d'une démocratie cognitive, la réappropriation de nos vies et la maîtrise de notre destin collectif. Il y a un monde entre cette société du risque pacifiée et notre projet écologiste de réorientation du salariat productiviste vers les activités autonomes, même si nous défendons aussi un revenu garanti pour tous, mais c'est bien la production qu'il faut changer, l'objectif social et pas seulement protéger la mobilité. Il faudra remplacer la logique du profit ou du rendement par celle de l'investissement et du développement humain (A. Sen). Ceci implique sans doute qu'il puisse y avoir des moments révolutionnaires même si on ne peut pas s'installer dans la révolution et qu'en temps ordinaire il est heureux qu'on ne puisse pas changer tout le temps les règles ! La science normale et routinière n'empêche pas les révolutions scientifiques mais toute révolution étant brève, il faut effectivement penser une démocratie post-révolutionnaire où la grande politique cède la place à de multiples processus décentrés jusqu'aux prochaines mobilisations et réorganisations sociales. Le peuple instituant n'est pas, comme le voulait Castoriadis ou même Rousseau, la puissance souveraine intervenant sans cesse dans sa création mais puissance qui se retire pour dégager des espaces de liberté et d'autonomie individuelle, ce qui n'exclut nullement pourtant d'intervenir par éclair pour changer les règles lorsque cela devient indispensable.

Ce qui ne pouvait pas apparaître à l'époque, c'est à quel point les nouvelles activités cognitives et culturelles exigent une toute autre logique que celle de la dépense énergétique et du profit, dégageant des voies insoupçonnées comme la productivité de l'autonomie et de la gratuité dont témoignent les logiciels libres ou la réorientation de la consommation vers l'immatériel et la production de soi. La société de marché n'est pas éternelle dont le triomphe est si récent. L'écologie ne se réduit pas à la sécurité mais doit remplacer l'économie à terme plutôt que d'en réduire simplement les excès les plus voyants, c'est la logique qu'il faut changer, c'est-à-dire simplement tenir compte du changement de logique dans l'Empire achevé et l'économie cognitive, ou bien nous risquons de payer cher notre retard et notre passivité complice.

12/01/02

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