On comprend bien la nécessité, pour la majorité des Verts, de trouver une théorie justifiant le rôle dirigeant d'un parti de gouvernement ayant des résultats électoraux qui sont loins de ses prétentions au pouvoir. On substitue ainsi une légitimité médiatique indéterminée (mêlant sondages et pénétration des concepts écologistes) à une légitimité démocratique qui est certes tout aussi douteuse dans les conditions présentes. Il est, bien sûr, souhaitable que nos idées deviennent majoritaires et qu'elles continuent à progresser dans la société. Mais, l'identification du parti à une majorité culturelle mène à une confusion dangereuse avec un parti léniniste et ses buts de prise du pouvoir au nom d'une classe et d'une théorie constituée.
Cette conception ne correspond pas au positionnement des écologistes et n'est pas compatible avec la défense des minorités, la défense du global (qui n'est pas la moyenne commune) et l'argumentation sur les menaces de l'avenir (peut-on enrôler les électeurs de l'avenir dans notre majorité culturelle?). Le concept d'hégémonie culturelle implique une conception sociologique du pouvoir. Il ne peut y avoir hégémonie que d'un groupe social. Mais l'écologie n'a justement pas de base sociale et on ne sait si on doit s'épouvanter ou sourire d'une hégémonie écologiste qui pourrait se définir comme une "hégémonie du global".
D'abord, il faut rappeler que Marx n'était pas léniniste. Pour lui Lénine aurait été taxé de blanquisme. Debord a montré que Lénine a fait une synthèse monstrueuse entre la position de Bakounine (l'État pouvait être détruit par une petit groupe de révolutionnaires professionnels) et la position de Marx (Le prolétariat en tant que classe - et non comme parti- devait s'emparer de l'État). Marx ne prenait pas le parti des travailleurs comme un tribun romain celui du peuple, il croyait que le prolétariat était l'abolition des classes. Nous ne pouvons garder ce point de vue aujourd'hui comme écologiste mais pouvons approuver Marx de réfuter cette division de la société entre l'élite et la masse (voir la 3ème thèses sur Feuerbach). En fait, il n'y a pas de transformation de la société, d'histoire, qui ne soit collective. Hegel avait déjà montré que notre liberté, de changer nos propres conditions, notre liberté objective est principalement collective, politique. Il ne s'agit pas seulement de choisir entre des maîtres, des conceptions du monde ni des valeurs concurrentes mais de constituer une solidarité de groupe.
La conception de Gramsci reste idéaliste en reprenant le moment Ethico-politique de Croce comme autonomie relative de l'idéologie justifiant un "front culturel". Mais cet idéalisme relativiste sombre dans un productivisme sans limite, parce que idéaliste, qu'on retrouve chez Lénine, pas chez Marx. Gramsci est même le théoricien de l'illimitation de la production qui va jusqu'à glorifier le fordisme et il se donne pour but de l'hégémonie culturelle un "américanisme accepté par les masses modernes". On voit jusqu'où va la confusion.
L'utilisation du concept d'hégémonie me semble renvoyer à Gramsci et à Althusser même dans la Théorie de la Régulation, seulement là elle est instrumentalisée comme état donné de stabilité des institutions (légitimation des pratiques), ce qui est pertinent mais peut sembler détacher cette idéologie dominante de son support sociologique. Cette autonomie donnée à l'idéologie est très proche alors du moment éthico-politique de Croce.
L'écologie n'est pas idéaliste, c'est le libéralisme
qui est idéaliste, l'écologie est ce qu'il y a de plus réaliste,
voire matérialiste car c'est la conscience de la limite, du négatif
de la production. On ne peut la réduire à une conception
du monde quelconque, à des valeurs abstraites, alors qu'il s'agit
pour l'écologie d'un changement de "paradigme cognitif", un apprentissage
de la conscience collective dans la rencontre du réel, qui s'impose
des conséquences tragiques de notre activité économique.
Il ne s'agit pas de la défense d'une catégorie sociale, ce
n'est pas classe contre classe mais, au contraire, dépassement de
nos particularités au nom d'une solidarité trop réelle
des élites et de la "masse". Un parti écologiste doit servir
à la prise de conscience de la société, à sa
propre prise en main, sa démocratisation. Il ne doit pas réclamer
d'hégémonie pour un parti, ou une partie de la société,
ni distinguer les élites de leur milieu. Gramsci est ici une référence
plus que fâcheuse.
Cette séparation s'approfondit de la domination, comme séparation du maître et de l'esclave, au capitalisme comme séparation de la propriété (par actions) et de l'entreprise, comme éloignement des investisseurs et des groupes locaux (Braudel), qui a imposé la froide productivité industrielle et l'uniformisation du monde par la technique. Mais désormais la séparation de l'économie et de la société n'est plus tenable une fois la mondialisation achevée : à cause des menaces écologiques, de l'épuisement calculé des ressources et de l'accumulation des déchets ou ravages climatiques. La division du travail, la multiplication des experts, des spécialistes, ainsi que l'absence de solidarité planétaire nous livrent aux discours éclatés du marché médiatique et nous n'avons plus accès au contrôle de notre environnement, à la pensée du global, de notre solidarité humaine et vivante, nous condamnant à une impuissance irresponsable. Il nous faut affirmer à nouveau les droits de l'intérêt général, du global, de chaque individu et de l'avenir, après des années de séparation, de productivisme et d'individualisme.
Le discours technicien du pouvoir intelligent ne peut remédier
à ses propre défauts. On ne peut pas attendre de la technique
qu'elle humanise le monde et nous devons au contraire humaniser la technique.
Ce qu'il faut obtenir, aucun politicien professionnel ne suffira à
nous le donner à partir d'un ministère : c'est la réappropriation
de notre vie, la vitalité de la société elle-même,
de sa conscience d'elle-même comme totalité, de la solidarité,
de la responsabilité et de l'autonomie de chacun. Ce n'est pas d'une
meilleure direction, de meilleurs politiciens dont nous avons besoin mais
d'une plus grande autonomie et d'une responsabilité assumée.
Pour cela, il n'y a pas d'un côté le parti comme guide ou
bien éducateur, et de l'autre des administrés. Il y a un
dialogue, des débats qui sont organisés dans un parti et
où s'exprime une partie des contradictions de la société,
où se construit, dans les luttes, un discours politique, le passage
de l'objectif au subjectif. L'essentiel reste la société
elle-même, l'essentiel reste le mouvement social qui ne doit pas
être dirigé par un parti mais doit acquérir à
chaque fois une parole autonome.
Je le répète, seul importe vraiment le mouvement social auquel on ne peut que participer (et surtout pas le récupérer). Je suis le plus souvent dans le mouvement social, mais s'y réduire, se fondre dans la masse, c'est se vouer au sens médiatique de l'événement, qui actuellement est surtout représenté par Bourdieu, plutôt que d'en élaborer une version écologiste. Il ne faut pas médire de Bourdieu qui a soutenu les grévistes de 1995 contre la pétition d'Esprit soutenant Juppé. Mais, la position sociologique est relativiste depuis Weber et ne peut qu'ajouter des conflits dissemblables sans jamais se donner une vue d'ensemble qui les organise, sans les rapporter au système de production. L'écologie impose au contraire la conscience du global et montre, là encore, qu'on ne peut la réduire à un groupe social. La sociologie ne peut s'élever à l'universel, ce n'est pas comme sociologue que Bourdieu se bat pour l'accès à l'universel pour tous. Il peut prendre une position responsable d'écologiste, il ne le fera pas comme sociologue.
Sans avoir un rôle dirigeant, un parti peut faire triompher ses propositions lorsqu'elles sont bonnes. Le rôle d'élaboration des partis ne les réserve pas à une élite, de même que le rôle de résistance des mouvements sociaux n'en dispense pas les soi-disant élites.