On ne voit pas l'essentiel. Dans le sursaut "républicain",
il y a une remise en cause totale du mythe démocratique qui a fondé
nos institutions. On peut dire que, pour la première fois, le résultat
du vote n'est pas
légitime, l'adversaire n'est pas légitime, l'impartialité
républicaine ne sera pas respectée. Le spectacle n'est pas crédible. Les manifestations de protestations
comme le refus de débattre ou la propagande des médias suppriment
toute illusion de démocratie. Comme souvent l'adversaire dont on croit
triompher s'immisce dans nos rangs et nous fait adopter ses principes à notre insu. La
critique de la démocratie n'est pas mauvaise ni forcément néfaste,
elle est même indispensable à sa refondation mais sans réflexion
elle peut servir l'adversaire, chacun pouvant désormais en prendre
à son aise avec un régime disqualifié. Difficile de
critiquer une "
démocratie post-totalitaire" (JP Le Goff) quand le
fantôme du totalitarisme ravive les peurs d'un passé pourtant
bien révolu. Le résultat final ne devrait donc pas être très brillant
et, au nom de la "lutte contre l'extrême-droite", on peut s'attendre à voir se constituer une véritable
prise de pouvoir des retraités.
L'événement aveugle par sa contingence et son outrance même,
tant il y a là une accumulation de ratés de la démocratie
et d'abord des sondages. Chacun sait que le résultat ne reflète
aucune "volonté générale" mais la combinaison de l'insatisfaction
sociale devant l'impuissance politique, avec des sondages trompeurs, dont
l'interdiction de publication aura été un facteur décisif
de déformation du vote et pas du tout de préservation de sa
pureté ! Refaire le vote honorerait notre pays et donnerait de la
démocratie une vision moins formelle.
Ceci dit pour mettre un bémol à ceux
qui crient à la République en danger et une lepénisation
de la France, non pas que la République ne soit pas en danger depuis
quelque temps déjà, tout comme la lepénisation
des esprits, mais ce n'est pas si nouveau hélas, et il n'y a aucun réel
danger que Le Pen soit élu.
S'il ne s'agit pas de nier ce que sa présence au second tour peut
avoir de honteux pour la France et son message universaliste, il ne faut
voir là qu'un changement qualitatif de visibilité d'une honte
méritée et plus ancienne qui gangrène la France mais
aussi la Gauche depuis 20 ans déjà, et qu'il faut "rendre encore
plus honteuse" (Marx). Il est bien malheureux qu'il faille foutre la frousse
aux classes moyennes pour qu'elles se réveillent de leurs rêves
béats et tiennent compte de la misère qui les entoure et qu'elles
entretiennent. Tout comme pour les bulles spéculatives, il est impossible
de réveiller tout ce beau monde de l'euphorie boursière avant
l'inévitable dur retour aux réalités. "Une élection
est d'abord un règlement de comptes". C'est par un concours de circonstances
que le ratage démocratique a pris la forme honteuse d'une tâche
à notre front, mais ce serait une erreur de nier l'impasse de nos institutions
à laquelle il faut répondre. L'anti-fascisme ne suffira pas
à légitimer le sort fait à la jeunesse, l'accroissement
des inégalités et de l'exclusion, ou l'impuissance face aux
marchés. La reconstruction d'une alternative écologiste de
gauche est indispensable. Elle ne peut se faire que dans l'opposition et
la participation au mouvement social.
Il faut se réjouir de la réaction des
jeunes à l'image donnée par la politique car, s'il n'y a pas
de réel danger fasciste, il y a un danger bien réel qui nous
menace, danger d'un chiraquisme triomphant, ancré bien à droite,
qui ne serait pas autre chose que la matérialisation du poids de plus
en plus grand des retraités alors même que toute une
génération (papy boom), prête à partir à la retraite
dans les années qui viennent, est encore aux commandes. Ce serait
la véritable prise de pouvoir des vieux, qui me semble aussi inévitable
qu'intenable, ne pouvant que pousser la jeunesse à la révolte.
Cela ressemble à la crispation des régimes finissants qui exacerbent
les frustrations et provoquent les ruptures brutales.
La victoire de la gauche aux législatives est
possible sur le papier grâce aux "triangulaires" mais cela ne servirait
à rien, hélas, en l'état actuel des choses, sinon à
renforcer l'extrême-gauche sans doute. Il est tout-à-fait
dommage que la Gauche vire à Droite lorsqu'elle gouverne mais c'est
un fait, et persuadée de bien faire ! Pas d'autre moyen que de compter
sur nous-mêmes, c'est-à-dire pas sur le gouvernement,
pour renouveler la démocratie. Pour cela, c'est plus facile d'être
dans l'opposition. Il faut s'apprêter à combattre durement
la Droite au pouvoir, plutôt que d'espérer quoi que ce soit
d'un système déconsidéré. Je le regrette, comme
je regrette que les problèmes des jeunes soient ignorés des
vieux obsédés par les retraites, ou les précaires et
chômeurs laissés tombés par des syndicats de plus en
plus corporatistes et minoritaires. Il faudra donc sans doute hélas
des excès de violence encore pour obtenir les nécessaires
réactions !
Ce qui se passe ici n'est pas très différent de ce qui se passe en Italie, la partialité affichée, légitime, des médias étant le pendant
du monopole de Berlusconi sur l'information : il n'est plus question nulle
part d'information crédible et pluraliste, on ne se parle plus. Ce
qui est frappant dans le cas italien, c'est que, bien que le gouvernement
garde le soutien d'une majorité de la population, cela n'entame en
rien la légitimité de la résistance sociale. Dans la
"démocratie des droits de l'homme", la majorité n'a aucun droit
d'oppression sur la minorité. On a bel et bien quitté la démocratie
majoritaire pour une démocratie des minorités où l'important
n'est pas la procédure du vote mais le consensus, l'acceptation par
les populations et leur participation à l'élaboration des projets.
La principale revendication démocratique est aujourd'hui de retrouver
le contrôle de nos propres vies, le droit à un avenir individuel et collectif. La différence avec nos mythes
républicains est considérable et doit être affirmée,
traduite dans nos institutions.
Tout ceci converge vers la nécessité d'une refondation
sociale et démocratique d'institutions obsolètes, moment
de tous les dangers où nous devons trouver une alternative aux impasses
du néolibéralisme, dangers qui ne sont pas exactement ceux
du fascisme mais plus certainement du règne d'une bonne conscience
satisfaite et aveugle, d'un abêtissement médiatique qu'il faut
apprendre à dépasser au profit d'une indispensable démocratie
cognitive, inquiète et responsable, en tout cas nous ne reviendrons
pas en arrière. Il faut au contraire prendre toute la mesure des
changements de logique, de paradigme (du paradigme libéral au paradigme
écologiste) au lieu d'essayer de sauver un édifice vermoulu
(en fin de cycle) sous prétexte qu'il est menacé. Le retour
de la politique, surtout dans la jeunesse, témoigne déjà
d'un renouveau attendu depuis longtemps. On n'a plus besoin de "se tuer
à le dire" lorsque la détresse sociale est enfin reconnue,
la solidarité de nouveau affirmée haut et fort, mais il ne
faut pas s'arrêter là. Le difficile est de durer. Il serait
bien stupide de croire que c'est gagné d'avance alors que pour nous
rassembler, on le voit bien, il nous faut croire avoir tout perdu, même
à tort. Qu'on ne se rassure pas trop vite ! Il faut garder la honte.
Ce qui nous menace c'est nous, c'est de nous replier sur nous-mêmes,
ne plus débattre entre nous, désespérer d'une alternative
indispensable pourtant. Nous sommes bien dépendants de l'ambiance sociale
mais "là où le danger grandit, grandit aussi ce qui sauve"
(Hölderlin).