Universalisme et parité

Contre l'universalisme abstrait

La tribune d'Alain Lipietz et Francine Comte publiée par le Monde d'hier
m'a semblé fournir la bonne réponse aux opposants à la parité et, comme
ils le disent, cela va bien au-delà de la parité et entraîne à d'autres
corrections car c'est une position de fond. C'est bien cette position
par rapport à l'universel qui distingue les écologistes de la gauche
républicaine comme de tout économisme mais aussi du simple
communautarisme. Je voudrais insister sur ce point.

Il est évident que la parité est une aberration, une contrainte
impossible à satisfaire qui trouble les élections démocratiques (et les
Verts n'arrivent pas eux-mêmes à la respecter). C'est même absolument
ridicule de mettre la parité dans la constitution. Tout cela est
parfaitement vrai. Le problème c'est qu'il y a un scandale plus grand
que de déroger aux principes universels, il y a la réalité qui est celle
de la discrimination raciale, sexuelle ou économique. Il y a la réalité
de notre démocratie fracturée. Il y a plus ridicule que la parité, il y
a le nombre ridicule de femmes au parlement. Ce qui doit être inscrit
dans la constitution, c'est bien le devoir de rendre son universalité
effective.

Dans tout ce qui se veut "discrimination positive", il faut bien sûr,
qu'il y ait d'abord une discrimination effective, et même massive, sinon
c'est bien évidemment une mesure insensée (si la discrimination
disparaît, la positive n'a plus de sens). Il ne s'agit pas d'une mesure
abstraite éternelle, mais, au contraire, qui dépend complètement de la
réalité concrète du moment. Refuser de "favoriser les défavorisés" c'est
justifier la domination des dominants au nom d'une égalité abstraite, de
droits, refoulant l'inégalité sociale, de fait. C'est le principe de
l'idéologie de couvrir la réalité effective avec une abstraction idéale,
permettant de justifier l'esclavage ou la misère au nom du libéralisme
(l'idéologie de la fin des idéologies n'est encore qu'une idéologie de
la résignation visant à détourner de la misère réelle, des prétentions
de la réalité à contester la vérité officielle).

Le pouvoir impersonnel de l'abstraction du droit a été dénoncé par Marx,
dès ses premiers écrits comme pouvoir de l'argent. Car il n'y a rien de
plus universel et abstrait que l'argent, rien de plus égalitaire qu'un
échange marchand mais c'est par ces principes abstraits que se sont
formés des inégalités de richesses impensables auparavant. Le droit de
l'égalité abstraite est le droit de l'inégalité concrète.

L'abstraction simplificatrice sert toujours à justifier des violences
réelles au nom de principes idéaux. Il en va de même avec les principes
économiques. La richesse des nations n'est que la richesse de quelques
uns comme le libéralisme n'est qu'une idéologie au service de monopoles
et l'élitisme républicain la légitimation des privilèges des élites
réelles qui s'auto-reproduisent.

Kojève, dans son Esquisse d'une phénoménologie du droit, conçoit cette
opposition des principes au réel comme processus historique de synthèse
à partir de l'opposition de la culpabilité (supposant la liberté) et des
circonstances atténuantes (supposant l'innocence mais aussi la
prédétermination). Il montre ainsi que la valeur du droit est dans sa
procédure contradictoire (procureur et avocat) où le juge arbitre doit
faire la synthèse de ces deux côtés. Historiquement, Kojève montrait que
le droit devait aller vers une Équité qui est la synthèse d'une justice
aristocratique de l'égalité (entre maîtres) et de la justice bourgeoise
de l'équivalence (entre choses).

L'écologie est ce qui a opéré cette synthèse du global et du local, de
l'universel et de sa spécification comme de ses côtés négatifs. Ce n'est
ni le particularisme identitaire fascisant (communautarisme organique)
négateur de l'universel, ni l'universalisme abstrait de l'argent
négateur de toute particularité. L'écologie est un universalisme de la
communauté mais aussi de la différence qui doit faire passer les droits
de l'homme abstrait au droit concret à l'existence (droit au revenu, au
logement, aux soins mais aussi à l'air, à l'eau, à la nourriture) et
transformer la richesse économique en richesse sociale.

Non pas la négation de l'universalisme républicain, donc, mais sa
perfection. Sa réalisation concrète contre son détournement idéologique
par un libéralisme abstrait justifiant la domination des plus forts par
les supposées conditions d'égalité abstraite. Il s'agit, comme dit
Bourdieu, d'assurer à tous l'accès à l'universel, pas de défendre des
particularismes particuliers.

Il faut cependant accorder aux "libéraux" et aux universalistes que nous
devons sauvegarder toute notre liberté par rapport à notre condition et
refuser d'être enfermés dans un quelconque donné (Sartre) que ce soit
notre groupe, notre sexe ou notre religion. Il faut refuser tout
discours de l'identité mais défendre au contraire le droit à la
différence. Reconnaître les conditions réelles, matérielles, n'est pas
les identifier à l'individu. Il faut sauvegarder l'universalisme
abstrait de l'individualisme qui le détache de toute détermination pour
l'ouvrir à une réelle liberté de mouvement. Mais il faut aussi réfuter
l'individu vide et libre de toute attache, de tout environnement réel,
de toutes possibilités effectives comme il faut réfuter l'économie
séparée de la société, l'homme séparé de la nature mais pour une
véritable liberté contre une liberté illusoire et non pas pour réfuter
notre autonomie. Il ne s'agit jamais d'abandonner l'universalisme mais,
au contraire, de le conquérir dans la réalité.

C'est donc la même chose de défendre la parité (en France, pas en Suède
qui la réalise déjà) ou de lutter contre le libéralisme, la technocratie
et la démocratie formelle. Nous devrons toujours lutter contre
l'universalisme abstrait au nom de notre singularité concrète. Il ne
s'agit pas de réfuter les droits de l'homme mais, au contraire, de les
rendre effectifs.
 

18/02/1999

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