Les citoyens peuvent-ils changer l'économie ?
Actes du colloque tenu à Paris le 14 mars 2002
Editions Charles Léopold Mayer, 2003, 120 pages
Il faut s'interroger sur le titre voulant mettre en rapport le
citoyen et l'économie qui appartiennent pourtant à des sphères
bien distinctes. Sous cette appellation, c'est le plus souvent à l'individu isolé
qu'il est fait appel, et même au consommateur, opposé à
l'action politique d'un citoyen réduit apparemment à sa vertu supposée.
Des fonds éthiques au commerce équitable ou aux boycotts commerciaux,
ces tentatives de faire du marché l'expression du vote des citoyens
par une "consommation engagée" sont marquées
à l'origine par l'idéologie libérale et puritaine des pays anglo-saxons
dont elles sont issues, voulant substituer la régulation individuelle
à la régulation collective. Ce n'est pas que tout est mauvais
dans le libéralisme. Il faut toujours défendre avec énergie
l'esprit de liberté et de tolérance, mais le libéralisme
ce n'est pas des bonnes intentions, c'est une idéologie cynique et
des pratiques trop souvent infâmes, la destruction de nos protections collectives. La démocratie du marché,
supposée faire de chaque citoyen un consom'acteur, est pour le moins
une démocratie censitaire, on ne peut plus inégalitaire. Surtout,
c'est bien plutôt la disparition du politique, de l'action collective organisée
et d'institutions durables prenant en charge le long terme, au profit des
fluctuations immédiates des marchés ou des sondages, d'effets
de masse ou d'effets de mode, on dit d'auto-organisation !
Cette extension de la marchandisation à l'éthique et au politique se fait paradoxalement au nom de l'abolition
de la séparation de l'économie et de la société.
Comme le dit la présentation "C'était à l'Etat de se préoccuper de l'intérêt général" 11, pas aux individus simples consommateurs. On voudrait ainsi "rapprocher économie et société" 14. On voudrait que le citoyen ne se laisse pas aller aux "lois du genre" dans ses comportements économiques. Au fond, il y a là une tendance à nier l'autonomie
de l'économie, ses règles spécifiques, au nom des vertus
citoyennes et une nouvelle tentative de politiser toute la vie par volontarisme ("changer la vie quotidienne" 12). Je pense comme Henri Rouillé d'Orfeuil qu'il y a là une
erreur d'analyse, l'envers de l'économisme, car s'il est vrai que l'économie
ne peut être séparée du social, il est non moins vérifié
que l'économie a ses lois propres qu'on ne peut ignorer (comme dit
Lacan, "l'éthique est relative au discours"). Le risque, paradoxal
en effet, c'est que l'économie absorbe encore plus la politique !
Il faut maintenir qu'il y a une pluralité de champs sociaux avec leurs
règles propres, mêmes s'il ne sont jamais complètement
autonomes. Plutôt que de vouloir nier sa spécificité,
au nom de la morale individuelle (charité chrétienne ou vertu
citoyenne), il faudrait donc articuler l'économie au social par des
institutions appropriées, des normes et des taxes, et non en faisant
appel à la bonne volonté de chacun pour contredire constamment
son intérêt immédiat. D'ailleurs c'est bien la conclusion
de ce colloque (et de la présentation), la nécessité
du regroupement des "acteurs collectifs" et d'un changement d'échelle. L'action du citoyen sur
l'économie passe inévitablement par l'organisation collective,
par la politique plus que par l'éthique individuelle.
Il fallait souligner cette assimilation problématique du consommateur
individuel au citoyen, extension du marché aux "produits éthiques", ou même aux projets politiques, pour se rendre compte qu'il y a
malgré tout dans ces nouvelles émergences beaucoup plus que
l'idéologie de départ. En effet, dans la pratique on se rend
bien compte que la démarche ne peut pas être individuelle et
ne prend sens que dans une organisation collective, et même mondiale.
Le politique reste moteur même s'il échappe à la politique
nationale. Le marché peut fournir des moyens à cette nouvelle
organisation pour se construire, et dans un monde dominé par le marché
c'est une stratégie qui peut se défendre. Ce n'est en rien
une solution en soi, cela peut même paraître dérisoire. Il n'y
a pas grand chose à en attendre, au moins dans un premier temps. Chacun
dans ce colloque soulignera la faiblesse actuelle de ces nouvelles pratiques
qui restent très marginales et l'enjeu d'un changement d'échelle
qui passe inévitablement par le politique, mais ce sont en même
temps des ébauches de circuits alternatifs ainsi que des instruments
d'évolution des normes. Leur rôle est celui d'une avant-garde
et d'une structuration d'un réseau mondial des productions non marchandes.
Ce sont aussi, comme le souligne Dominique Plihon, des outils de communication et des forces symboliques dont l'influence
est sans commune mesure avec leur importance économique. Ce n'est
donc pas en pur perte, simple concession faite au marché, que nous
devons y apporter notre soutien, tout comme à la production bio. Nous
participons ainsi au renforcement de réseaux alternatifs.
On ne peut ranger tout-à-fait sous la même enseigne l'économie
solidaire, trop souvent réduite à l'intégration des
exclus du marché du travail mais qui, par là-même, sort
de la logique marchande. On peut y trouver l'embryon d'une production alternative,
ce n'est pas rien, même s'il y a beaucoup à redire encore. Contrairement à la "consommation engagée", on peut parler vraiment cette fois de démocratisation de l'économie
avec les régies de quartier, les SELs, les entreprises d'intégration
ou de développement local, le mouvement coopératif et les
finances solidaires (microcrédit). Si le commerce équitable
lutte aussi contre l'exclusion économique et la précarité,
on peut dire que c'est une démocratisation de l'accès au marché...
Ce n'est pas négligeable mais c'est tout autre chose et il faudrait
privilégier d'abord les circuits courts et les marchés locaux.
Henri Rouillé d'Orfeuil trace une ligne qui va du renforcement des
inégalités produites par le capitalisme, à l'extension
de la pauvreté provoquant la nécessité de l'insertion
et du développement local, qui ne va pas sans la préservation
des ressources du territoire et un progrès dans le processus de démocratisation.
Il voit le principal intérêt de l'économie solidaire
dans l'expérimentation de nouvelles voies avant de déboucher
sur le politique. "Nous sommes dans un modèle dynamique reposant sur un jeu interactif entre le législatif et le militant" 87. "La question des alternatives est désormais centrale" mais cela exige d'expérimenter et développer une offre
inexistante pour l'instant. On voit bien que la demande ne précède
pas l'offre et que l'offre effective limite les choix du consommateur qui
ne crée pas lui-même ses produits (de même la démocratie
est limitée par l'offre politique souvent bien médiocre).
Jean-Louis Laville a raison d'insister sur le caractère productif
d'une économie non marchande, en parlant d'entrepreneuriat social :
"L'économie solidaire n'est pas une économie parasitaire
face à une économie de marché créatrice de richesses.
Toutes les formes d'économie sont mixtes" 22. Il
s'agit bien de construire une production alternative, pas un résidu
de la production marchande mais une économie plurielle combinant marché,
redistribution et réciprocité. Déjà bien réel,
le secteur de l'économie solidaire a prouvé son efficacité
dans le développement local et les services de proximité assurés
par des "réseaux territorialisés de services associatifs" 35
(qui se rapprochent de l'idée de coopérative municipale). Se réclamant
d'une indispensable socio-économie, il affirme avec raison que "l'économie est une construction sociale et institutionnelle" 23
mais il ne faudrait tout de même pas tomber dans l'idéalisme
d'un constructivisme arbitraire alors que se jouent des processus matériels
massifs et des luttes d'intérêts. On ne fait certes pas ce qu'on
veut en ce domaine, ni ne peut remplacer l'économie par la politique.
Il faut que la politique organise l'économie et la régule
conformément à nos objectifs écologiques et sociaux.
Henri Rouillé d'Orfeuil précise d'ailleurs que "nous ne
pouvons nous contenter, sous couvert d'économie solidaire, de ne parler
que de solidarité et d'oublier l'économie" 86.
Pauline Grosso (de Finansol) reconnaît que l'insertion prend la plus grande part des financements solidaires mais "dans d'autres domaines comme l'écologie, la culture ou les services
aux personnes, nous ne sommes pas non plus en mesure de faire face à
des demandes grandissantes" 25. Bien sûr, ces investissements
ne sont pas du tout rentables. Ce n'est pas un secteur qui peut se développer
tout seul. "Aujourd'hui, les acteurs des finances solidaire ont beaucoup
de mal à équilibrer leurs comptes et à survivre. Leurs
revenus d'activité sont faibles, alors que leurs coûts sont
très élevées, notamment le coût de l'accompagnement
et celui du risque". Il faut donc l'intervention des pouvoirs publics,
une défiscalisation partielle et des moyens donnés pour l'accompagnement
souvent très lourd, ou pratiquer des taux usuraires. Elle attend beaucoup de l'épargne salariale
et des syndicats pour trouver des fonds socialement responsables mais l'épargne salariale est
très inégalitaire, réservée à un petit
nombre de grandes entreprises, poussant vers l'individualisation et les fonds de pension. Ce qu'il
faudrait développer ce sont surtout les investisseurs locaux (Cigales).
Jacques Généreux (Alternatives économiques et
PS) regrette le caractère confusionnel de ce qu'on regroupe sous le
terme d'économie sociale et solidaire, réclamant une clarification
qui est en cours mais prendra encore un certain temps sans doute (peut-on
y inclure les mutuelles, l'entreprise citoyenne, l'investissement socialement
responsable?). Sur le rôle d'avant-garde des fonds éthiques,
il pose la question : "une société peut-elle tolérer qu'il existe des fonds éthiques et des fonds qui ne le soient pas ?" 32. Lui aussi remarque que "le changement d'échelle passe inévitablement par la politique". "Pour passer à la faisabilité, il faut disposer de règles
et d'institutions. Nous ne pouvons pas seulement compter sur le bon vouloir
des entreprises et des individus" 52.
Véronique Gallais d'Action Consommateur achève la démonstration
de l'insuffisance de l'action individuelle et de la nécessité
de constituer des "acteurs collectifs" dans ce qui semblait pourtant réduire
explicitement le citoyen au consommateur. Ainsi les "campagnes de mobilisation citoyenne
et d'interpellation consistent à participer à une action collective
par l'accumulation des actes citoyens de chacun. Notre démarche se
situe en complément, en convergence et cohérence avec les mouvements
de résistance à la mondialisation néolibérale,
en recherche d'alternatives constructives pour une économie centrée
sur l'être humain, respectueux de la nature".
Nous ne nous sauverons donc pas tout seuls, ni par nos efforts individuels, ni par le marché.
Les citoyens peuvent changer l'économie... collectivement. Ce qui
compte ce n'est ni notre frugalité individuelle (il y a des milliards
de pauvres dont la vie est forcée à une frugalité qui
ne nous sauve en rien), ni les sacrifices consentis, ni notre bonne volonté
et la grandeur de notre vertu ou de notre clairvoyance. Ce qui compte c'est de changer réellement
notre mode de production et de consommation pour s'affronter à la
durée, ce qui compte c'est de construire une nouvelle organisation
collective, de nouveaux rapports de production, ce qui compte c'est d'assumer
des finalités collectives et d'investir dans l'avenir, projet historique
d'une société plus humaine et écologique pour lequel
nous avons besoin, oui, de l'action de tous les citoyens, de la mobilisation
de toutes nos forces, sur tous les fronts.
Voir une tentative de programme alternatif.
Jean Zin 13/11/03
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