- La résistance aux pouvoirs
La force du pouvoir n'est rien, sa force est d'être accepté,
de faire sens, de transformer la contrainte en devoir ou en évidence et d'organiser le fonctionnement social.
Ce n'est pas la violence qui donne le pouvoir. Le plus fort n’est jamais assez
fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force
en droit, et l’obéissance en devoir (Rousseau, Le contrat social, 53). Montaigne ne disait pas autre chose, en se couvrant du nom de La Boétie,
c'est bien "la servitude volontaire" qui constitue les pouvoirs. La question
n'est donc presque jamais celle de savoir qui gouverne mais pourquoi, pourquoi
son pouvoir est soutenu et respecté, qui en tire intérêt,
en quoi ce pouvoir est productif et se reproduit. L'important n'est pas la
position de pouvoir d'un expert ou d'un dirigeant, mais ce qu'il produit.
La répression et la récompense font partie du dispositif de
tout pouvoir qui n'est pas entamé par les forces de résistance
que rencontre tout organisme ou organisation (ce qui frappe d'ailleurs c'est
plutôt le bas niveau de résistance, la complicité générale
avec l'ordre marchand en l'absence d'alternative crédible). Attaquer
les pouvoirs frontalement conduit presque toujours à justifier
le renforcement de leurs capacités répressives. La plupart
des révolutions n'ont pas tant vu la victoire des insurgés
que l'effondrement de pouvoirs en place qui ne se considéraient plus
assez légitimes face à la réprobation populaire. Plus
que par les grèves et les manifestations (voie exit), c'est par la dénonciation et la proposition (voice) qu'un pouvoir peut être atteint dans sa légitimité,
en sapant ses fondements mais surtout en donnant corps à de nouveaux
principes d'organisation plus adaptés, un pouvoir un peu plus légitime
et démocratique. Le combat est idéologique, ou plutôt
cognitif, surtout pour les écologistes dont un des rôles majeurs
est de faire savoir, d'avertir des risques réels qui menacent notre
avenir. Vouloir utiliser la violence et les armes de l'adversaire, c'est
déjà être vaincu en venant sur son terrain, là
où sa force nous écrase. Nos armes d'êtres parlants,
de citoyens, ce sont les mots, les revendications, les slogans, les savoirs.
Ce sont des armes plus puissantes que les morts, et à plus longue
portée, le premier principe de la stratégie étant que
rien ne sert de gagner des batailles faciles, ce qu'il faut c'est gagner
la guerre et pour cela il faut se rendre compte que c'est d'abord une guerre
de l'information, continuation de la démocratie et des sciences par
d'autres moyens. La subversion est dans la critique mais surtout dans la
construction d'un projet collectif alternatif.
Il se livre actuellement un affrontement mondial,
qui ne fait pas grand bruit pourtant et sans violence apparente, sur la propriété intellectuelle
et la brevetabilité du vivant. C'est un enjeu décisif pour
l'avenir et l'urgence du moment est de s'opposer aux tentatives d'appropriation
du savoir et du vivant, pas à la propriété en général,
ce qui est tout autre chose, et on verra bien après. Il n'est pas
sûr qu'à tout mêler on renforce sa position et si notre
force est dans les mots, nos arguments doivent être affinés
et adaptés aux nouvelles forces productives qui sont la cause des
actuelles tentatives d'appropriation mais aussi de la grande résistance
de la gratuité, du partage des savoirs et de la production coopérative
des logiciels libres. Ce que nous devons marteler aujourd'hui, c'est en quoi
la propriété
immatérielle c'est le vol ! Il ne faut pas confondre les raisons
(sociales, écologiques, morales) qu'on peut avoir de condamner le capitalisme
en général, avec ce qui condamne les tentatives d'appropriation
des savoirs d'une façon plus spécifique, qu'on pourrait presque
dire technique, sa totale contre-productivité économique (ce
qui ne veut pas dire que certains n'en tirent pas de gros profit malgré
tout, disproportionnés même). La question de la propriété
immatérielle est bien spécifique car l'information c'est comme
la flamme qu'on transmet de bougies en bougies sans la perdre pourtant. Dans
ce domaine de l'immatériel et du numérique, on le voit bien
avec la musique enregistrée, la "propriété intellectuelle"
crée de toutes pièces une rareté là où
il n'y en avait pas, et ce contrairement aux produits matériels (il
n'y a pas de multiplication des pains, ni des livres).
Il faut insister sur cette opposition entre les sphères matérielles
et immatérielles. Vouloir parler en même temps de capitalisme
industriel et cognitif semble donc bien "contre-productif". Il ne s'agit
pas de l'extension du capitalisme à un nouveau domaine d'appropriation
mais bien d'un nouveau domaine productif. L'informatisation n'est pas une
initiative du capitalisme mais une évolution technique radicalement
nouvelle et qui s'est faite souvent contre son gré (IBM ne voulait
pas de l'ordinateur personnel défendu à l'origine par les farfelus
d'Apple). Il vaut donc mieux partir de ce qui a pu justifier l'appropriation
matérielle par un gain de productivité effectif pour montrer
que cela ne s'applique plus dans la sphère immatérielle où
la rareté est organisée cette fois, le capitalisme marchand
devenant ouvertement contre-productif et l'appropriation de la coopération
sociale contradictoire puisqu'elle arrête la coopération. L'ère
de l'information pourrait nous permettre le dépassement du capitalisme
à condition de bien comprendre ce qui a soutenu sa domination pendant
presque deux siècles.
- L'investissement productif
Le capitalisme se définit comme un système
où la production est déterminée par la circulation, en premier lieu par les marchés financiers. C'est la circulation
des capitaux et des marchandises qui constituent le capitalisme en système
ouvert où le circuit est plus important que le marché lui-même
dans l'égalisation des prix et des conditions de production. La domination
de la finance, du capital, des actionnaires, s'impose dès lors que
des investissements importants deviennent décisifs dans la production.
Le capitalisme correspond au moment industriel, lorsque des machines coûteuses
dévalorisent le travail de ceux qui n'ont que leurs bras et qui doivent
trouver un travail salarié auprès de ceux qui possèdent
les moyens de production (soulignons qu'avec l'ordinateur personnel constituant
un outil universel la situation a complètement changé). Plus
les investissements sont importants et plus ils sont soumis à des
contraintes financières mais lorsque c'est la rentabilité financière
qui devient prépondérante dans l'organisation de la production,
la production n'est plus qu'un moyen pour produire du profit et du capital,
on change alors complètement de logique. C'est cela le capitalisme,
c'est-à-dire l'argent qui produit de l'argent et l'emballement d'un
productivisme pour qui rien d'autre ne compte que la productivité
immédiate.
Le capitalisme est lié aux techniques et aux sciences
par les investissements qu'elles exigent et les gains d'efficacité
qu'elles permettent. Il faut insister sur ce caractère modernisateur
du capitalisme, son efficacité bien réelle. Bien sûr
nous sommes nombreux à dénoncer depuis longtemps la contre-productivité
sociale du capitalisme et depuis plus récemment les écologistes
dénoncent sa contre-productivité écologique mais du
moins on ne pouvait nier sa productivité économique. Comme
Marx le répète souvent, c'est le bon marché des marchandises
qui est la grosse artillerie renversant toutes les murailles de Chine. Le
capitalisme est non seulement productif mais bien productiviste ! Il doit
améliorer sans cesse la productivité, extraire une nouvelle
plus-value à chaque cycle de production. Ce qui compte ici ce ne sont
pas tant l'appropriation ou la domination, qui ne datent pas d'hier, mais
bien plutôt les machines, les marchandises et surtout le profit.
Admettre
que la domination du capitalisme était liée à son caractère
productif, d'investissement technique, permet de mettre en évidence
qu'il atteint désormais son seuil de contre-productivité, non
seulement sur le plan écologique mais sur le plan technique à
l'ère de l'information et de l'immatériel où la coopération
est plus efficace que la concurrence (logiciels libres, recherche, musique,
etc.). On connaît en comparaison la très mauvaise productivité
des investissements massifs en informatique (Microsoft), dans l'industrie
pharmaceutique de plus en plus stérile, sans parler de la musique qui
perd toute son âme aux mains des financiers. Certes le capitalisme
a toujours su exploiter la coopération des travailleurs mais l'appropriation
en réduit considérablement la portée dans des domaines
comme les sciences qui depuis toujours sont libres de droits et publiques,
ce qui est une condition de leur efficacité.
Le capitalisme est assez récent
et ne dominera pas toujours. C'est un système transitoire et non pas
du tout naturel comme a voulu nous en persuader une "pensée unique"
sans histoire. Ce n'est pas le capitalisme qui a inventé l'investissement ou l'appropriation violente mais lorsqu'il était
plus modeste cela restait local. L'investissement commence sans doute avec
la constitution de réserves mais se développe surtout avec l'agriculture,
l'irrigation et l'élevage. Une vache est un capital. Voyez la fable
de Perrette et le pot au lait. Dans l'Europe surpeuplée, devenue ce
que Pierre Chaunu appelle un "monde plein", entièrement occupé
ou presque, un nouveau stade a été franchi lorsque la terre
est devenue aussi un capital à enrichir, ce qui suffisait à
justifier l'appropriation des terres communes par l'augmentation de leur
productivité. Ce n'est pas la première expropriation des populations
paysannes asservies et ce n'est pas le capitalisme encore car la propriété
reste personnelle, féodale, elle n'est pas soumise aux marchés
financiers même si c'est une extension des marchés qui pousse
à l'intensification de l'exploitation au moment de ce qu'on appelle "les premières enclosures"
britanniques du XVIè siècle qui se sont faites pour développer
l'élevage du mouton afin d'alimenter un marché textile en pleine
efflorescence alors que les deuxièmes enclosures (1760-1820, loi d'octobre
1773) ont été motivées par un nécessaire remembrement
et une rationalisation de l'utilisation des sols au détriment de l'élevage
cette fois, mais on est déjà dans le règne des marchands
depuis la révolution anglaise et l'essor de l'industrie exigeant une
main d'oeuvre servile, des prolétaires dépouillés de
toute possibilité de survivre par eux-mêmes (à l'origine
du capitalisme, la pauvreté a été organisée sous
prétexte de l'échec de la loi sur les pauvres). On peut remarquer
que la productivité de ces remembrements se traduit par une augmentation
de la population avant le mouvement d'exil des pauvres vers les villes industrielles
(à partir de 1821) où la "surpopulation" fournit les prolétaires
qui acceptent n'importe quel travail (permettant l'abolition de l'esclavage
dont on n'a plus besoin).
Ce qui est déterminant c'est donc à
la fois l'existence d'une demande effective (extension du marché) et
la réelle productivité de l'appropriation ou de l'investissement
qui y répond. La conjonction de ces deux forces est irrésistible.
Même si la violence contre les pauvres est omniprésente dans
cette "accumulation primitive", elle n'en représente pas du tout l'essentiel.
L'essentiel, c'est ce que le pouvoir
produit, comme Foucault le soulignait.
La violence de l'appropriation ne produit rien en elle-même. Pour être
productive et "enclencher le cercle vertueux de la croissance et du développement"
on sait qu'il faut une combinaison de facteurs qui peuvent changer selon le
moment du cycle économique. L'appropriation n'est pas l'unique stratégie
de rentabilité, d'extorsion du profit, mais elle suit en général
une phase d'innovation technique et précède une phase de réglementation,
d'intensification de l'exploitation puis de concentration (voir
Les cycles du Capital).
On ne peut accepter non plus les justifications trop
simplistes et générales, ce qu'on appelle "la tragédie des communs" ou le "passager clandestin" (qui profite mais ne paye pas). Les véritables
raisons historiques sont un peu plus complexes et moins universelles, liées
au développement technique plutôt qu'à l'impossibilité
de gestion collective des richesses communes. Des phénomènes
du type "tragédie des communs" où un bien public est dévasté
par ses utilisateurs anonymes, sont des phénomènes bien réels
et assez courants mais qui témoignent surtout d'une mauvaise organisation,
d'une absence de coopération et d'une faiblesse de la communauté
locale (ce qui les rend facile à mathématiser puisqu'on élimine
les interactions entre individus). Ce ne sont pas ces causes sociologiques
qui sont déterminantes économiquement mais la productivité
d'un nouveau mode de production, d'une intensification de l'exploitation,
de sa rationalisation qui de nécessité fait loi. Significativement
c'est le souci du long terme, la nécessité d'investir pour
l'avenir, qui a pu justifier la propriété privée et
qui désormais la remet en cause pour des raisons écologiques
dépassant largement le propriétaire, afin de préserver
le long terme menacé par l'obsession de la productivité immédiate.
La "tragédie des communs" est imputable désormais à
l'appropriation capitaliste, c'est le pillage de la nature (externalités
positives) et le rejet de toutes sortes de pollutions (externalités
négatives), la destruction des "biens communs".
Depuis Locke et l'expérience de
la colonisation américaine, la justification de la propriété
privée et du libéralisme a toujours été l'optimisation
de l'allocation des ressources par rapport aux
biens communs laissés
à l'état d'épave ou de friche. Il y a de nombreux biens
communs inappropriables, comme l'air, mais comme dit Marx, "
A l'origine, les dons
de la nature sont abondants et il suffit de se les approprier" (
Economie II, p290
). Aujourd'hui que les ressources naturelles ne sont plus à l'abandon
ni gratuites mais surexploitées et menacées par notre industrie,
il faut plutôt les soustraire à la prédation de l'intérêt
privé, mettre fin à la concession illimitée donnée
aux industriels sur notre environnement. Certains s'imaginent qu'il suffirait
de corriger les prix, d'internaliser les coûts écologiques,
mais les problèmes écologiques produits par l'industrie témoignent
plutôt que le capitalisme industriel atteint son seuil de contre-productivité
alors que le capitalisme cognitif et l'appropriation immatérielle
sont d'emblée complètement contre-productifs.
- La contre-productivité
On connaissait depuis Malthus et Ricardo la théorie
des rendements décroissants qui limitent les économies d'échelle.
Plus on exploite de terres et plus on exploite de la terre de plus en plus
mauvaise. Plus on ajoute du capital, et plus la rentabilité baisse
(c'est la baisse tendancielle du taux de profit pour Marx). Les théories
du développement, structuralistes ou systémiques, ont réduit sa portée à la croissance
d'un facteur unique qui s'épuise rapidement alors qu'on pouvait obtenir
des rendements croissants et le cercle vertueux du développement en
combinant différents facteurs (capital, travail, technique, formation,
infrastructures, recherche, fiscalité), on ne peut éviter malgré
tout un seuil d'inefficacité ou de saturation. C'est ce qu'en théorie
des systèmes on appellerait un goulot d'étranglement. Les rendements
croissants sont la caractéristique des productions de masse mais aussi des
systèmes coopératifs. Pourtant, là encore, il y a une
limite, si on en croit "l'optimum de Pareto" limitant les capacités
de communication qui diminuent au-delà d'un nombre optimum de connexions.
La notion de contre-productivité introduite par Ivan Illich
dans La Convivialité (1973) se situe dans la même lignée mais
se veut beaucoup plus critique puisqu'on n'est plus seulement dans un ralentissement
de la croissance et des rendements, ou des effets pervers marginaux mais
bien dans un effet inversé d'appauvrissement collectif et d'augmentation
des coûts sociaux. C'est véritablement une contre-finalité,
faire le contraire de ce qu'on veut. L'illustration en est donnée
par les embouteillages résultant du trop grand nombre de véhicules,
avec pour résultat de nous faire perdre du temps au lieu d'en gagner.
En incluant le temps de travail nécessaire pour acheter une voiture,
il peut dire qu'on ne va guère plus vite qu'un paysan à pied,
et bien moins vite qu'un vélo ! L'intérêt de cet exemple
est surtout dans la notion de seuil ou de capacité de charge, un système
pouvant être bloqué par trop plein. Plus n'est pas toujours
mieux, de même que la différence entre un remède et un
poison est dans la dose. Les processus ne sont pas linéaires. Souvent
ils sont cycliques avec des points de retournements mais il y a aussi des
seuils irréversibles ne permettant pas de revenir en arrière.
Le capitalisme industriel a donc montré toute sa productivité
et sa fonction historique de développement des forces productives,
mais il a aussi atteint à l'évidence un seuil de contre-productivité
écologique et sociale. C'est ce que certains appellent la postmodernité
et qu'Ulrich Beck théorise comme la "modernité réflexive",
"société du risque" où les avantages du progrès
ne sont plus aussi déterminants lorsque tous les besoins vitaux sont
déjà assurés, alors que les risques eux prennent beaucoup
plus d'importance et justifient l'application du principe de précaution,
surtout quand la puissance technique devient trop grande et peut se retourner
contre nous. Les menaces de l'industrie deviennent plus préoccupantes
que ses bienfaits. Autrement dit c'est le moment où on peut se poser
la question de ce qu'on fait et des conséquences de nos actes, de
notre responsabilité de l'avenir. C'est la fin d'un modernisme béat
au profit d'une écologie-politique mais ce n'est pas du même ordre pourtant que la contre-productivité
de l'appropriation marchande dans le domaine immatériel, liée
aux caractéristiques de l'information et de tout ce qui l'oppose à
l'énergie.
- La production immatérielle (énergie et information)
Au-delà de la communication et des réseaux
qui permettent de relier ce qui était séparé, le monde
de l'information dans lequel nous sommes entrés s'oppose entièrement
au monde de l'énergie dont nous sortons à peine. On ne se rend
pas bien compte encore à quel point ce sont des mondes aux logiques
si différentes. Alors qu'on ne peut créer de l'énergie
mais seulement l'extraire et que toute force matérielle est proportionnelle
à l'énergie employée, ce qui caractérise l'information
ce sont ses capacités infinies de reproduction à l'identique
et son effet complètement non linéaire (improbable). Tout aussi
important, il faut souligner le caractère indirect de toute information,
de signe qui renvoie à autre chose que lui-même, et donc aussi
son imperfection et la possibilité de l'erreur ("La vie est ce qui est capable d'erreur", disait Canguilhem). C'est bien de n'être pas la chose elle-même
que l'information peut se donner sans se perdre et se reproduire à
un coût presque nul car c'est le signe qu'on reproduit et non pas le signifié.
Pour illustrer l'opposition de l'énergie et de l'information on peut
prendre l'exemple du signal physique analogique et de sa numérisation.
La communication ne peut se faire sans un signal physique, un courant énergétique,
une porteuse continue, sur laquelle se découpe une information numérisée,
discontinue. Il y a inévitablement des pertes de signal dans toute
transmission et le recours à des filtres ou des amplifications ne
permet jamais de restituer le signal originel et l'appauvrit ou bien génère
un bruit de fond de plus en plus important. L'entropie joue complètement
sur le phénomène physique du signal, alors qu'elle ne joue
plus du tout sur l'information elle-même. Comment est-ce possible ?
Par la redondance et la correction d'erreurs. La redondance est indispensable
pour valider une information qui ne peut être sinon qu'une anomalie
aléatoire dépourvue de toute signification. La redondance assure
la solidité de l'information en permettant de vérifier que
la transmission est correcte. Plus généralement, la correction
d'erreur tire parti du caractère discontinu de l'information qui permet
de détecter voire de corriger une erreur, par exemple grâce
à un CRC (Code de Redondance Cyclique) en informatique. Ce n'est
pas comme un signal plus ou moins juste mais jamais strictement identique.
Soit il y a une erreur, et on peut la corriger, soit il n'y en a pas. Du
coup, l'information peut être reproduite complètement à
l'identique, contrairement au signal, elle est donc anti-entropique. L'information
c'est le contraire de l'entropie, inséparable d'une finalité
anti-entropique, de la cognition ou de l'adaptation, base de la reproduction
du vivant et de la régulation homéostatique.
Cette capacité de reproduction et de régulation
qui échappe à l'entropie n'a plus rien à voir avec le
monde de l'énergie, pas plus que l'effet disproportionné, non
calculable, d'une information, sans aucune commune mesure avec les rapports de force
ou l'énergie en jeu. Ainsi, un problème résolu peut
profiter presque immédiatement à tous, justifiant la multitude
d'efforts infructueux. Il y a bien d'autres propriétés remarquables
de l'information qu'on peut déduire de sa valeur de "réduction
de l'incertitude" par son improbabilité même : l'information
c'est toujours une prévision de l'imprévisible, un apprentissage,
un ajustement, une correction, une rétroaction, une adaptation. L'information
fait toujours partie d'un système (vivant ou informatique), il n'y
a pas d'information en soi. L'information suppose un récepteur
pour lequel elle fait sens (effet qui devient cause), autrement dit on
ne peut en éliminer la subjectivité (finalité et cognition),
sa capacité de réception limitée,
l'incertitude et l'inquiétude qui précède la réception
de l'information et constitue sa pertinence. La communication, qui se distingue
de l'information qu'elle transmet entre un émetteur et un récepteur,
suppose aussi un langage commun et des références communes.
Toutes ces caractéristiques de base de l'information vont se traduire dans notre quotidien et en premier lieu dans l'économie
. Nous sommes rentrés avec la révolution informationnelle
et ses réseaux de communication dans une nouvelle économie
bien différente de l'économie fordiste des 30 glorieuses.
Le monde qui s'ouvre devant nous est celui de l'accès, du développement
humain, de la coopération et de la gratuité. La reproduction
de l'information nous affranchit des distances et permet la diffusion de
courriers ou de musiques à un coût presque nul. Le caractère
non linéaire de l'information se retrouve dans la recherche, la programmation,
les activités créatives, le spectacle mais aussi dans ce qu'on
appelle "la crise de la mesure", c'est-à-dire l'impossibilité
de mesurer désormais le travail de chacun, isolé des performances
de l'ensemble de l'entreprise. En effet, le travail a été
complètement transformé par l'arrivée des ordinateurs
personnels et de l'automation. Plutôt que subordination ou force
de travail, on demande désormais au travailleur un haut degré
d'autonomie et la capacité de résolution de problèmes.
On passe ainsi d'une logique de contrôle et de contrainte d'une force
de travail à une logique de pilotage par objectif et d'investissement
dans le développement humain, la diversité, l'autonomie. On
passe d'une logique de concurrence à une logique de coopération,
de la performance individuelle à la performance globale, de l'individualisme
à la communication, de la rareté matérielle
à la gratuité de l'information.
Certes, il n'y a pas de miracle,
la rareté matérielle ne disparaît pas, elle ne se transforme
pas en information mais du moins l'information peut en réduire considérablement
les consommations inutiles en améliorant leur pertinence ou par l'augmentation
des rendements, mais surtout en détournant les consommations vers
l'immatériel (formation, santé, services, informatique, activités
artistiques, recherche, écologie). Il n'y a aucune fatalité
non plus à ce que l'information permette d'écologiser l'économie
(il y a des contradictions dans l'immatériel aussi), mais ce qui est
sûr, c'est que l'écologie a besoin de tirer tout le parti possible
des informations disponibles.
On peut comprendre dès lors que les droits de propriété
n'ont plus aucun sens dans ce monde de l'information et de la communication, où ils ne peuvent
qu'ériger des barrières fictives et réduire les échanges
ainsi que la productivité globale (statistique). Si l'inertie
des anciennes structures, des procédures en vigueur, de vieilles
habitudes, tente de plier ce nouveau monde à des schémas obsolètes,
sur le long terme le partage des savoirs ne peut que s'imposer, tout comme
dans les sciences, ce qui est le principe même de la démocratie.
A vrai dire, il semble impossible de contourner la gratuité dans le monde de la communication, tant elle
a l'avantage de supprimer les coûts de transaction, ce qui est primordial
pour un média aussi immédiat
qu'Internet. De même le contrôle généralisé
que veulent imposer certains pays, les maisons de disque ou Microsoft (projet Palladium) semble à
la fois effrayant et finalement impuissant face à la multitude des
connexions et le développement des liaisons peer to peer (de
poste à poste sans passer par un serveur). Ce sont les soi-disant
pirates qui ont raison, ils ne volent personne. Les droits d'auteur sont
nés avec le livre et restent attachés à l'objet livre.
Comme en d'autres domaines, on fait miroiter les gains disproportionnés
d'un tout petit nombre de vedettes alors que ce système échoue
à financer innovation et recherches. S'il y a donc bien une nécessité
de rémunération de la création, cela ne peut être
avec des "droits d'auteur" mais par le revenu garanti d'abord et par un complément
lié à la diffusion mais selon un calcul indirect pour des créations
qui restent gratuites, de l'ordre du don qui appelle un autre don en retour
plus qu'une exacte rétribution. Cependant, en l'absence de rémunération
alternative, l'ancien système peut durer encore longtemps.
Dès lors que la rareté n'est plus matérielle mais construite
et basée sur le droit de propriété des brevets, elle
apparaît criminelle lorsqu'elle est responsable de la mort
de millions d'africains qui ne peuvent en payer le prix. Ce n'est pas défendable
devant l'opinion. Les droits de propriété sur le vivant sont
aussi dangereux car les profits considérables qu'ils semblent promettre
mènent à commercialiser prématurément et disséminer
dans la nature des OGM qu'on ne maîtrise pas assez (la génétique
est en crise, on ignore presque tout encore sur le fonctionnement des gènes).
La nature se défend contre cette appropriation en reproduisant les
graines qu'on voudrait interdire aux paysans de replanter. Ce n'est pas que
la reproduction ne coûte rien, cette fois, mais qu'elle se fait toute
seule ! Pour l'unique raison de protéger cet impossible droit de propriété,
on est passé à deux doigts d'une catastrophe écologique
majeure, l'introduction de ce qu'on avait appelé "Terminator", qui
avait pour fonction d'empêcher la reproduction des graines et qui aurait
pu avoir des effets incalculables en se disséminant. Pour protéger
ses profits à court terme et s'approprier l'inappropriable, on est
prêt à stériliser la Terre entière ! Cela témoigne
à quel point l'appropriation est inadaptée au vivant.
Au regard de ces risques majeurs, le dépôt
de brevets sur le code informatique, tel qu'il se pratique aux USA,
est plus innocent mais tout simplement stupide et contre-productif. Il peut
assez facilement être contourné en modifiant superficiellement
le code et constitue un frein à la diffusion des progrès, contrairement
aux brevets industriels qui favorisent au contraire la diffusion des nouveaux
procédés. De toutes façons, l'obsolescence est tellement
rapide en informatique que la maîtrise d'une nouvelle technique est
la seule réelle protection contre la concurrence, à condition
de maintenir son avance. Linux et les logiciels libres ne sont pas des programmes isolés et des productions
marginales. Cela constitue la plateforme d'une production alternative construite
autour de son objet, extension de l'indispensable coopération scientifique.
Enfin, l'information n'est pas appropriable en démocratie,
ce serait instituer un pouvoir occulte, justifier sociétés
secrètes et délits d'initiés. Alors que toutes les tentatives
d'appropriation de la sphère immatérielle mènent à
des impasses, la libération de l'information se révèle
absolument indispensable à une véritable démocratie
ainsi qu'à la recherche scientifique ou la vie culturelle. Internet s'est construit pour
cela, favoriser la coopération des savoirs, ce pourquoi il est difficile
de le faire fonctionner à rebours de ce qu'il doit permettre.
On peut donc dire qu'on est dans le vent de l'histoire mais on
sait que ce n'est en aucune façon une garantie qu'on ne connaîtra
pas un brutal retour en arrière ou la violence des intérêts
qui ont tout à y perdre, car les forces sociales résistent toujours
aux changements. Il n'y a pas de déterminisme technologique.
Si on ne choisit pas les nouvelles technologies, ni leur déferlement,
c'est à nous de lutter contre leurs mauvais côtés (précarité,
flexibilité, temps réel, dictature du court terme, fracture
numérique, insignifiance) et de tirer parti des nouvelles potentialités.
C'est à nous de résister à la marchandisation du vivant
et du savoir. Ce qui se fera sans nous, se fera contre nous mais on pourrait se saisir
des potentialités des nouvelles forces productives immatérielles pour sortir
du productivisme du capitalisme salarial grâce au revenu garanti et des coopératives
municipales. En tout cas,
il y a des raisons profondes qui opposent l'ancien monde capitaliste et
industriel au nouveau monde de l'information et du développement
humain, ce n'est pas une question théorique mais une question pratique
que chacun rencontre dans son quotidien et dans les transformations du travail,
bouleversements dont il faut évaluer toute la portée et les
enjeux d'avenir et dont il faudrait tirer les conséquences institutionnelles,
une nouvelle organisation de la production et des protections sociales.