Le monde n'est pas naturel, il n'est aucunement extérieur, notre histoire est l'histoire de notre propre mondialisation. Le monde n'est pas donné à l'avance, nous lui donnons forme, c'est notre création bien qu'elle nous échappe. Ce nous fait problème, depuis les Grecs, mais il n'y a pas moyen de s'y soustraire, on ne peut réduire notre participation à rien et bien souvent il n'y a pas vraiment de quoi en être fiers. Il n'a, certes, pas fallu attendre Napoléon pour empirer l'univers mais depuis on ne peut que constater, avec une croissante évidence, la mondialisation de tous les enjeux: politiques, économiques, religieux et la nécessité d'une pensée qui en rende compte, nécessité d'une conception qui se mesure à cette totalité. On se retrouve au temps d'Alexandre ou de l'empire Romain, avec un monde à notre dimension actuelle, celle de la planète. Cette démesure n'est pas faite pour nous faciliter la tâche. C'est un fait cependant, il ne suffit pas de vouloir l'ignorer, en négliger l'exigence.

Qu'est-ce qu'on nous dit

Le discours courant nous berce de sa musique monotone, marmonnée sans cesse pour que tout continue à fonctionner, à se reproduire, sans aucunement prendre la mesure des enjeux vitaux auxquels il manque obstinément. L'homme moderne, comme on dit de cet idiot, ne peut être qu'un pur effet de la Science, de son universalité et de son efficacité. Même les égarements les plus odieux ne sont que le produit de l'affrontement à cette puissance de la Science pour laquelle on prend parti très jeune.

L'effet de la Science n'est pas prévisible, ce n'est pas qu'il soit sans conséquences. Le discours doit se recomposer à l'épreuve des faits dont la portée ne peut se mesurer qu'après coup, sans pré-science justement d'un savoir neuf, nulle part ; cause de la terrible liberté qui nous a échoués, responsable enfin de l'ignorance qu'il nous faut convaincre de notre foi donc, de tout le poids du sujet qui se produit d'un parti pris précipité. Il faut s'affronter à tous ses pièges, tous ses errements, sans que rien ne puisse nous épargner du pire, hélas, si nous n'y prenons pas assez garde nous-mêmes.

Notre actualité n'en donne pas les plus beaux spécimens. Son principe premier, des plus ordinaires, est bien d'ignorer le sens, décidément trompeur (O jeunesse trompée!), ne pas prêter attention à ce qui se dit surtout. Mais cela il faut le répéter sans cesse. Le triomphe de la raison que Nietzsche a nommé le nihilisme s'épuise dans sa propre négation unilatérale sans pouvoir se réfugier dans l'affirmation muette de sa puissance animale. Chacun est pris encore dans ce délire intenable d'un hédonisme individualiste héroïque, énonciation abstraite de la délivrance de tout désir, de toute prétention, revendication d'une sagesse humble, éternelle, sans idéal, sans aveuglement ni mensonge, acceptation de la finitude, et de l'autre côté, au lieu du gai savoir tant rêvé, la poignante blessure du quotidien, de l'ennui, de l'angoisse, de la honte. Dernier pied de nez du Réel à ceux qui ont cru pouvoir en faire le substitut de leur idéal désincarné, en faire un "Réel salvateur" !

Qu'est-ce qui nous attend

Pourquoi les foules ne se prosternent-elles donc pas assez devant cette déesse de la Science qui nous éclaire de sa certitude? Est-ce par anachronisme de sous développé ou de manquer à l'essentiel, à l'existence même de chacun, sa singularité? Les religions qui se fanatisent en masse sont renvoyées à un autre âge alors que se produit, là, devant nos yeux étonnés, notre présent, fait de notre absence. La réduction de tout sens à un système de forces, d'intérêts, ne laisse pas subsister d'autres liens que la solidarité négociée d'une mafia impitoyable, peu propice au commerce, malgré tout, car l'honnêteté y a bien du prix mais confiée aux marlous ne vaut pas bien cher. L'horreur nous touche encore assez, sans qu'on sache en rendre compte (sensiblerie diraient quelques Allemands), et nous retient de nous y installer durablement. Il vaudrait mieux pourtant ne plus y retomber, il y a urgence.

Pour l'économie ce n'est que chômage et faillites, pour la politique c'est le nationalisme, le racisme et la guerre, pour la religion c'est le fanatisme et l'intégrisme. Chacun dans son domaine peut attendre que ça passe, rassuré par quelques bonnes nouvelles, agrippé à son cher bonheur. Les enfants de la der des der n'ont pas pu empêcher le désastre pourtant en refusant simplement d'y penser.

L'économie rencontre sa limite sociale, à mesure qu'on veut la libérer de son emprise. Il n'y a pas d'économie sans société humaine, il n'y a pas de société humaine qui ne doive préserver le sens de ce qui en fonde le lien primordial. Le sens est premier. C'est pourtant une position trompeuse qui ne peut dissimuler sous le privilège de l'antériorité, sa mise en cause permanente par les autres liens sociaux qui en minent la légitimité, en vident le contenu jusqu'à en épuiser toute prétention à fonder le lien social qui s'en trouve annulé, provoquant, de sa détresse extrême, l'émergence d'un fondement plus authentique.

Les divers intégrismes religieux fleurissent sur cette indécence que voudrait négliger une pure pensée, dupe de rien, contemplation de son absence. Cette non pensée doit être dénoncée fermement mais comme l'idéologie dominante (de la publicité à la psychanalyse) qui ne s'écroulera pas devant l'évidence des faits. Car les faits sont patents que ce nihilisme satisfait ne va pas plus loin que son énoncé, démenti partout du plus quotidien au plus exceptionnel.

La politique mâchonne son impuissance en se convertissant au clientélisme, à la défense d'intérêts particuliers. Or, il ne faut pas beaucoup plus que les trompettes de Jherico pour faire s'écrouler des empires quand le sens en est perdu. Il faut donc s'attendre au pire: s'en tenir au confort, c'est le perdre, on n'a pas le choix. Après les premières compromissions, la logique de l'intérêt attise la haine de l'autre démesurément. Ce défaitisme n'est pas nouveau et n'empêche la vieille taupe de creuser continûment la tombe du vieux monde qui n'en finit pas de nous faire mourir.

Je dirai ce que ce monde est, ce que nous devons en faire, sans reculer dans ce combat pourtant trop inégal.