Puisqu'il n'est plus question de changer le monde par l'intervention d'une liberté indignée, c'est l'individu qu'il faut donc changer, le guérir de son insatisfaction pour l'adapter à la dure réalité d'une vie impossible au nom de la "pensée positive" qui ne manque pas d'arguments publicitaires pour vanter les progrès éclatants d'une croissance infinie. L'environnement se dégrade, les liens sociaux se défont sans cesse mais on nous soigne, on nous redresse, on nous fait la morale. Certains voudraient même manipuler les gènes pour nous améliorer, mieux nous adapter à la production salariale marchande qui ne doit pas changer dans sa perfection fragile. C'est le monde réellement renversé où les moyens sont devenus la seule fin et les hommes réduits à de simples instruments pour un biopouvoir anonyme traitant les sujets en objets, les citoyens en administrés.
Les gens sont formidables. Ils se soumettent avec application à ce monde sans histoire, et se disent satisfaits de leur vie à 84%. Le Surhomme n'est plus une rêverie fascisante ou publicitaire, c'est devenu la définition minimale d'un citoyen d'une république moderne dont la vie relève de l'exploit quotidien. Le métier de vivre me semble bien trop difficile. Moi, un rien me panique, remplir des papiers, signer des contrats, chercher du travail, faire ses courses même. Il faut à chaque fois montrer patte blanche, séduire, chercher des papiers, des preuves, calculer, se vendre. Peu importe votre savoir ou votre savoir-faire si vous n'êtes pas capables, en sus, de le faire-savoir. Je ne me crois pas le moins armé des hommes et pourtant je me sens souvent inégal à la tâche de vivre dans cette foire d'empoigne. Ce qui m'étonne le plus est l'aisance apparente avec laquelle chacun semble s'en acquitter. Cependant, les exclus augmentent constamment et il est vrai que la vie innommable resurgit dans le "psychosomatique", le système immunitaire et se mesure en stress, maladies et suicides mais aussi en dépenses médicales ou en perturbations professionnelles que l'économie ne peut plus ignorer.
Derrière le sourire d'une poignée de golden boys et de couvertures de magazine, on peut mesurer les conséquences de cette inversion dans le vide envahissant d'un discours sans échange, dans une insatisfaction sourde derrière le bonheur publicitaire et les merveilles de l'abondance marchande. Les indicateurs sociologiques montrent une dissolution en marche, les symptômes de l'anomie précédant la chute des empires malgré les toutes dernières inventions : la promesse d'une jeunesse éternelle ou la pierre philosophale de la spéculation boursière, des "valeurs de la nouvelle économie" qui veulent privatiser le savoir jusqu'à notre code génétique.
Toute prétention à une vérité sociale, à un monde partagé, est abandonné petit à petit comme les fins sont abandonnées aux moyens. Des lois absurdes comme les lois d'exception contre la toxicomanie sont faites pour ne pas être appliquées et sont fondées sur des principes reconnus comme faux mais que la loi interdit de contester. La Loi est ainsi livrée à l'arbitraire policier, autant dire qu'il n'y a plus de Loi. On ne sait d'ailleurs à quel saint se vouer pour lui donner un véritable fondement et la conception de la Loi comme pur rapport de force achève de la ruiner. On peut dire la même chose de la folie boursière chacun s'imaginant, comme les pauvres albanais, pouvoir s'enrichir sans fin par une chaîne purement spéculative et ce monde virtuel dure assez pour faire vaciller la dure réalité jusqu'à l'effondrement final qui ramènera tout ce petit monde sur Terre. C'est la pensée qui ne voit pas plus loin que le fait présent. Dans ces moments incertains il n'y a plus rien de vrai et il est mal vu d'avoir gardé un brin de raison. La philosophie grecque n'est pas devenue inutile soudain à cause de la "Net-économie" qui devrait y donner accès pour tous.
Le contraire du dogmatisme ou du conformisme n'est pas le scepticisme ou les sophistes qui s'accommodent fort bien de la réalité sociale, mais plutôt la recherche et le dialogue philo-sophique qui reconnaît son ignorance et tente sans fin de s'approcher de la vérité. La vérité est toujours dans l'errance, le non-savoir mais elle ne surgit qu'à faire trou dans le discours commun, il n'y a de vérité que pour un sujet, en acte, questionnant et pas pour un simple spectateur (dogmatique aussi bien que sceptique). Il n'y a de monde que pour ceux qui veulent le transformer. Descartes le disait déjà, la vérité doit être éprouvée et l'excès de raison ou de critique vaut son absence dans l'oubli de la finalité subjective, dans son insignifiance. Mais les finalités subjectives dépendent des finalités collectives, du discours actuel, comme la vérité a une dimension collective et les libertés individuelles dépendent de la société politique. Mais dans le monde du spectacle il n'y a plus d'acteurs, plus aucune vérité pratique quand tout est consommé passivement.
Du côté du Spectacle marchand, on a une négation,
un refoulement de la subjectivité vivante, auquel répond
du côté du spectateur un déchaînement imaginaire
identitaire ou spéculatif. Le discours spectaculaire et son monde
entièrement virtuel, ne se donne pas moins comme absolument réel.
On peut interpréter le "Spectacle" comme la manifestation objective
de la dimension subjective et métaphysique de la valeur, tout autant
que sa contestation comme négation, usurpation de la subjectivité
concrète (voir TIQQUN). Il ne
s'agit jamais au fond d'économie, ni de richesse ou de travail,
mais toujours d'éthique, du rapport à l'autre et du souci
métaphysique d'être en accord avec nos valeurs, nos finalités
humaines.
Tout le monde sait bien que le mal est dans l'absence de projet collectif. On parle de perte de sens, de repères, de légitimité, de solidarité mais on ne trouve rien d'autre à exalter que la réussite individuelle, la compétition et le profit. Pourtant il faut une société pour être une personne et pour faire société il faut construire un monde commun, s'entendre sur ses fins. S'engager dans la transformation du monde donne sens à notre action, donne sens à la liberté qui résiste au monde et participe à donner sens à l'aventure humaine. Tant de héros de la liberté dans l'histoire ne peuvent être balayés par un moment de folie marchande, passage de l'homo sapiens à l'homo economicus que tout dément. Nous retrouverons un jour l'ivresse de la liberté et des foules fraternelles, renouant les fils d'une tradition révolutionnaire où nous pourrons fonder une nouvelle communauté sur les débris d'une conception de l'homme réduite au rendement. Le mal ici est une erreur logique qu'il convient de rectifier, celle de prendre les moyens pour les fins et l'être parlant pour un simple producteur.
Notre incomplétude, au coeur de l'être parlant, constitue notre besoin vital de société. L'homme est bien d'abord un animal politique. Comme Aristote le montrait déjà, le but de la politique est toujours la philia (le lien social)et l'autarcie (la satisfaction des besoins) mais cette communauté s'est toujours forgée dans la lutte contre ses ennemis. C'est à quoi se refuse une pensée planétaire mais faute d'une guerre qui dissout les intérêts privés il ne peut y avoir de communauté sinon dans un projet collectif, une véritable mobilisation sociale. Ce n'est pas prétendre construire une quelconque utopie supposée parfaite alors que c'est notre insuffisance qu'il faut reconnaître et la nécessité de la critique citoyenne. La cause finale est de devenir responsables de notre monde tout autant que d'y être reconnu. Au nom du monde et de sa diversité, nous ne devons plus nous défendre comme majorités dressées l'une contre l'autre pour gagner le droit à l'existence mais chaque minorité peut avoir sa part de notre commune destinée et chacun doit pouvoir se valoriser socialement.
Les évolutions de la technique elle-même favorisent ce retournement, valorisant désormais ce qu'on ose appeler le "capital humain" ou l'employabilité mais surtout la coopération des savoirs en réseau. Le moment où le marché semble avoir tout envahi jusqu'au coeur de la subjectivité est le moment de remettre la subjectivité au fondement des valeurs. Les choses ne peuvent avoir raison de nous. La vie doit reprendre le dessus. Plutôt que de vivre pour l'or et des succès faciles nous devons nous fixer des objectifs généreux dans l'audace d'une pensée commune, refuser le sort de profiteur qui nous est fait et rendre la honte plus honteuse en lui faisant la publicité qu'elle mérite. Même si "dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux", personne ne peut se passer de la vérité. Malgré toutes les ruses des marchands, nous devons croire encore à la parole donnée. La comédie sociale ne peut nous satisfaire à n'être qu'un rôle sans substance. La vie authentique est l'accord de l'action avec ses véritables fins mais nous ne pouvons assumer notre rôle social qu'à nous inscrire dans un discours social, un projet commun, une finalité partagée, un monde humain et solidaire et non la brutalité d'une justice aveugle ou la froideur des chiffres.
Ce n'est pas dire que la consommation n'est rien, la technique mauvaise et nos vies perdues. Il fallait se mesurer à la nécessité mais le jeu a tourné à l'avantage de l'adversaire et c'est l'empire de la nécessité qui nous envahit à l'âge de l'abondance. Il fallait dégager l'individu d'une communauté indifférenciée mais, isolé, l'individu n'est pas plus libre. A vouloir nier toutes dimensions sociales de l'individu au nom de la concurrence salariale, il ne reste plus rien (Bloom, Chose-en-soi). L'histoire et l'économie sont toujours dialectiques, alternant dirigisme et libéralisme, croissance et dépression, unification et séparations. C'est au moment où la défaite peut sembler la plus totale, où l'homme n'est plus rien et manquent les dieux, que déjà la nuit recule devant un nouveau jour. "Où s'accroît le danger, s'accroît aussi ce qui sauve".
Nous devons, à un moment de rencontre, dire stop ! On arrête tout et on recommence à zéro. Quelle société voulons-nous ? Voulons-nous vivre ensemble ? Voulons nous une bourse-casino ou bien développer la coopération sociale ? Amplifier les catastrophes climatiques ou repenser notre mode de vie ? L'écologie pose la question des fins car l'écologie-politique est la négation de la séparation de l'économie et de la société, conscience de notre responsabilité collective planétaire envers les générations futures. Pensée politique de la mondialisation achevée, l'écologie pose la question de notre vivre ensemble, valorisant les différences locales au nom de la richesse globale. Son éthique de responsabilité l'oblige à répondre de nos finalités et de la primauté des fins sur les moyens. Nos finalités, c'est-à-dire notre avenir, notre destin collectif mais la responsabilité exclut aussi tout fanatisme, inquiétude du négatif qui doit travailler sans cesse le discours officiel dans un débat public permanent. Démocratie des minorités agissantes plutôt que d'une majorité silencieuse administrée.
Il nous faut d'abord décrêter la fin d'un monde, celui
de l'économie sans autre finalité qu'une accumulation de
profits, afin de pouvoir fonder une nouvelle communauté planétaire
et se donner un objectif collectif, aider un nouveau monde à naître
qui portera notre marque et nos révoltes d'aujourd'hui. Ce qui
finit commence et le commencement "unité de l'être
et du non-être... pourrait être regardé comme la première,
la plus pure définition de l'absolu" (Hegel), c'est-à-dire
du sujet.