Il ne saurait être question, en effet, de renoncer au global,
au collectif, réduits à une multitude sans aucune unité
ni pouvoir sur son avenir. L'idéologie individualiste, qu'elle soit
libérale ou libertaire, est le reflet du collectivisme totalitaire
dans l'impossibilité de penser la tension dialectique au
coeur de notre histoire entre ces réalités contradictoires
mais solidaires de la liberté individuelle et de la liberté
collective. Car l'individualisme échoue dans la recherche d'un bonheur
individuel impossible et le collectif nous revient comme totalitarisme
et destruction de l'environnement, négation physique de l'individu.
Le refoulement de notre existence collective dans le rapport au Père,
l'interdit sur la totalité qui est au fondement de l'individualisme
du marché, doit être levé pour espérer venir
à bout de ses symptômes individuels, sociaux et environnementaux,
comme au déchaînement d'un retour sauvage du nationalisme
ou du communautarisme raciste. Nous devons retourner plutôt à
une véritable démocratie participative, une diversité
unifiée, un marché organisé et à de véritables
droits concrets à une existence autonome au sein d'une collectivité
humaine. Ce progrès est possible aujourd'hui car le travail, comme
pratique effective, en devenant immatériel (communication) devient
immédiatement social et rend désuet l'individualisme du salariat.
L'individu, comme séparé de sa communauté, est une création du Droit. Il commence avec l'empire romain et le rapport direct à l'empereur, détachant l'individu de sa communauté. Le Christianisme n'est ici que la religion de l'empire romain. Cet individualisme était encore bien modéré comparé au Code Napoléon fondé sur le contrat écrit (sorte d'AMI qui prélude au développement du marché capitaliste et du libéralisme). Ce qui constitue véritablement le socle matériel de l'idéologie individualiste, dominant effectivement depuis peu, c'est, en effet, le salariat, le revenu individuel et la concurrence de tous contre tous. Mais pas de salariat sans un Droit formel, l'indépendance juridique et le contrat de travail (ce sont les capacités de reproduction matérielle d'une idéologie qui assurent sa domination).
Le Droit formel est d'abord écrit et normatif. L'écriture le détache déjà du témoignage et de l'arbitraire humain. Ses lois normatives visent à égaliser des situations diverses sous la même loi, procédant par classements et casuistique. Il est dans l'essence du Droit d'être la négation des différences concrètes et singulières, la justice est aveugle elle applique sa violence froide sans retenue. Le Droit est un mode essentiel de la rationalisation technique du monde en réglant nos pratiques et, surtout, en proclamant l'équivalence marchande (qui est bien négation des différences concrètes). L'abstraction du Droit, au même titre que l'abord technique et l'objectivation scientiste, transforme ce qui était un rapport entre des humains, en un simple rapport entre des choses. C'est le Droit de l'argent, assuré par ses huissiers implacables, le règne de la concurrence de tous contre tous, du libéralisme de la marchandise. Le Droit ne se contente pas d'établir l'équivalence entre les choses, il protège le commerce de l'intrusion du pouvoir politique réduit à l'État fiscal. C'est en cela l'essentiel de la fonction actuelle des Droits de l'Homme abstrait qui inaugurent l'exploitation salariale et l'extension de la misère concrète. L'état de nature étant posé métaphysiquement comme une lutte de tous contre tous, entre des individus entièrement constitués en dehors de toute société, avant tout contrat social, le Droit reconstitue cette sauvagerie simplement en assurant la négation de la société, protégeant les dettes de toute intervention humaine. Pour ce regard extérieur objectif, et là encore fondé dans l'exploitation salariale de la "force de travail", seul existe objectivement l'individu, séparé de tous les autres, livré à la domination et qui se réduit, en fait, à son corps et à son inscription singulière dans le discours social par son nom comme filiation d'un Père. Ce qui est aussi la singularité la plus vide car coupée du Commun, de l'ensemble de la société dont chacun est pourtant tissé de part en part, de désirs partagés.
Ce monde formel du Droit, et singulièrement les Droits de l'Homme
universels mais abstraits (qui ne seront rien d'autre que le pouvoir de
l'argent) ouvrira l'époque de l'usurpation, de l'idéologie
purement justificatrice couvrant les pratiques les plus contraires (du
libéralisme autoritaire à la morale individualiste ou la
concurrence mondialisée au profit des monopoles planétaires).
C'est aussi pour répondre à cette folie sociale du moi-autonome
que se développe le traitement psychanalytique (j'en ai montré
les liens dans Psychanalyse et capitalisme).
Le Droit est certes un progrès sur l'arbitraire mais il n'est que
l'instrument d'un autre arbitraire, une violence froide, tant qu'il reste
formaliste et n'est pas droit concret, droit à l'existence
(à un logement, un revenu, un environnement sain), tant que la liberté
du Citoyen n'est pas un véritable droit à l'autonomie notamment
financière. Refuser de "favoriser les défavorisés"
c'est justifier la domination des dominants au nom d'une égalité
abstraite, de droit, refoulant l'inégalité sociale, de fait.
Le Droit abstrait est l'instrument de la séparation de la
société en tant qu'il veut ignorer sa réalité.
Le droit ne devient concret qu'à réaliser une véritable
équité affirmant notre communauté.
L'interdit sur la totalité sort renforcé de cet isolement jusqu'à prendre la place d'une sorte d'interdit de l'inceste mais qui ne serait plus social (puisque la société n'existe plus) et simplement ramené à la figure d'un Père singulier censé fonder la Loi. La valorisation de la compétition individuelle exaspérée se traduit en "idéal du moi" ou plaisir individuel imagé de la consommation de marchandises (jalouissance, posséder le phallus, rivalité du Père, publicité) fuite en avant qui survalorise la sexualité (et le plaisir) mais bute sur la castration et s'épuise en question des origines. L'individualisme échoue dans la recherche d'un bonheur individuel, le plaisir individuel est un postulat du marché, ce n'est pas une réalité mais un idéal social qui trouve sa contradiction aussi dans l'usage des drogues assimilé à une recherche de plaisir soustrait à la société, alors qu'il n'en est rien. C'est là que prend place la faute du Père, culpabilité qui s'est heurtée auparavant à la masturbation.
Le plaisir ne peut se posséder et n'est pas "matériel",
c'est d'abord le plaisir de la réussite, ressenti pas des individus,
mais qui est toujours largement social et j'ai montré dans mes textes,
"La consommation comme reproduction"
ainsi que "La décomposition du
salariat", qu'on ne pouvait plus faire de séparation entre le
travail, temps dominé, et la vie privée, temps libre, mais
que notre vie était désormais, dans ce monde de la communication,
une suite d'activités de valorisation de soi. L'individualisme
alors ne tient plus dans son isolement car notre valorisation sociale n'est
plus séparable du destin collectif. Contrairement au discours moralisateur
sur le plaisir, qui le valorise excessivement tout en le condamnant, il
faut établir fermement que tout plaisir est social pour l'être
humain qui passe tout son temps à la valorisation de soi, c'est-à-dire
à la reconnaissance par les autres, même dans ses sentiments
les plus poignants et dans ses compétitions les plus aveugles. Le
bonheur individuel est ce qu'on appelle un "Double Bind" (une double contrainte
impossible à satisfaire). Le bonheur, c'est réaliser ce qu'on
souhaite ou posséder ce qu'on désire. Souhaiter le bonheur
est contradictoire (Aristote) comme vouloir la volonté (Nietzsche),
c'est une suppression du moment négatif et objectif de la dialectique,
de la temporalité et de la vie.
Ce que le marché évacue, tout comme le positivisme scientiste, c'est la subjectivité qui les fonde (devenue simple perturbation). La subjectivité se confond avec la finalité (libre, historique, savoir), le désir, l'intentionalité dont l'intervention dans le monde a été représentée comme magie, religion, art. On ne peut identifier la finalité à ce qui la cause car il faut passer par la médiation de la matière et de la forme où l'oeuvre rugueuse se différencie du modèle lisse initial mais prend consistance et dure au-delà de l'idée évanescente. Il y a une subjectivité collective pour autant qu'il y a un projet collectif, un discours et des pratiques collectives ; ce que voudrait nier l'idéologie individualiste marchande au nom du fait que ce qui existe ce sont des individus, la collectivité effective ne devrait pas avoir d'existence ! Pourtant nous participons tous à sa reproduction, sinon à sa croissance (par notre travail, par notre discours, par nos enfants). Le collectif précède toujours l'individuel comme le langage précède la parole. Nous devons passer simplement de l'en soi d'une réalité extérieure au pour soi d'une subjectivité agissante, passer de la conscience à la conscience de soi.
Non seulement on ne peut dire que la société n'existe
pas, mais rien n'existe sans la société. Toute finalité
pratique est ancrée dans une société donnée.
Le Sujet comme finalité collective, volonté générale,
est conformément aux 4 causes d'abord collectivité (norme,
communication, lien, existence), ensuite puissance pratique (technique,
richesse, monde), enfin décision formelle (opposition, transformation,
innovation, intellect) qui devient désir. La Liberté n'est
rien d'autre que cette puissance de transformation qui refuse de subir
son destin, mais nos orientations individuelles dépendent entièrement
des orientations sociales et des "entreprises" collectives. C'est pourquoi
il n'y a de véritable liberté que politique, liberté
d'infléchir notre avenir collectif. La liberté ne se prouve
qu'en acte. L'absence de liberté se prouve en ne faisant rien, en
restant spectateur. La liberté collective se confond avec la capacité
de décision et d'action collective qui succède à la
conscience de soi d'une collectivité. Cette liberté
humaine se confond avec le langage et la communication elle-même
où tous participent au Commun, à la transformation du monde.
La mondialisation du marché impose un relativisme intenable
et la confrontation des traditions étrangères ranime le scepticisme
acharné à détruire toute vérité.
Le seul principe reconnu est "personne ne détient la vérité".
Nous devons proclamer pourtant qu'il y a du vrai ! Que la vérité
est nécessaire au mensonge comme à tout dialogue, que "l'existence
de la vérité est une question pratique" mais que la vérité
n'est pas le marché qui n'est rien d'autre qu'un processus d'ajustement.
Nous devons orienter le doute sceptique vers plus de vérité
(philo-sophie) et non vers sa manipulation intéressée. Nous
devons nous méfier du pouvoir de l'État mais renforcer la
maîtrise de notre destin collectif qui ne peut être laissé
aux forces aveugles d'un marché toujours déséquilibré
(un marché parfait ne marche pas). Car il y a de la Vérité,
qu'on le veuille ou non. Rétablir la vérité est simplement
lever le refoulement sur nos collectivités effectives reniées
dans l'abstraction de l'individu isolé et renvoyé à
son histoire singulière. Rétablir la vérité,
c'est rétablir l'évidence de nos solidarités collectives
et la nécessité de contrôler les effets de notre industrie
et de nos consommations. C'est passer des droits abstraits aux droits effectifs
à l'existence.
Le passage aux droits concrets est le passage à l'Écologie, à la dialectique du global et du local, de l'universel et de la réalité, de la totalité sociale et de l'autonomie individuelle. Le dépassement de l'individualisme et de l'ontologie naturelle objectiviste au profit d'un constructivisme linguistique et social ne doit pas mener à un nouveau collectivisme ou totalitarisme encore plus contraignant comme négation de l'individu mais, au contraire, à la reconnaissance du rôle différencié de chacun dans la collectivité, à un véritable droit à l'existence au nom de la complémentarité de tous, à une fonction sociale qui ne se comprenne, cependant, qu'en participant à un projet collectif (travail, culture, politique). Il n'y a pas de propriété collective (le collectivisme n'est pas la propriété du peuple mais de la bureaucratie), il n'y a qu'un destin collectif qui dépend de tous. Il n'y a de sujet collectif qu'en acte (comme on le voit, hélas, aux temps de guerre où chacun choisit son camp) mais l'individu n'a pas de sens en dehors de la société, comme l'esprit n'a pas de sens en dehors des corps. Dépasser la pensée abstraite, c'est reconnaître la nécessité de réaliser l'universel, c'est quitter une certitude éternelle de l'équivalence pour un combat historique, passage au qualitatif du moment présent dans toute sa finitude et ses différences concrètes.
La totalité n'est pas la somme des parties (comme le montre la Théorie des catastrophes, chaque niveau est organisé par un conflit, l'eau n'a pas la propriété de ses constituants. Pour le structuralisme ce qui compte, c'est la position relative). Il n'y a pas la totalité d'un côté et l'individu de l'autre, ni unité des deux mais bien une dialectique entre les deux termes, individu et collectivité, autonomie et responsabilité ou solidarité. L'individu participe à la reproduction de la collectivité. C'est ce qu'on appelle l'écologie, cette dialectique du local et du global. C'est aussi ce qui fait l'unité d'un système économique comme rapports de production et lutte des classes, mais la totalité subjective est finalité, objectif, production et pas seulement conflit interne. Il s'agit donc, dans cette lutte, de prendre possession de la totalité pour orienter notre avenir (production et reproduction), non pas pour abandonner une fois encore notre liberté mais bien pour gagner notre autonomie.
C'est pour maîtriser notre avenir que nous devons affirmer notre liberté collective, pour profiter des occasions historiques. C'est par un projet collectif que nous pourrons retrouver une solidarité plus grande et ne plus uniformiser les citoyens abstraits mais utiliser la participation de tous les talents à l'aventure collective. Pour Aristote, l'appât du gain ne peut constituer une collectivité. La finalité d'une société est toujours, en fin de compte, son affirmation comme société consciente d'elle-même (Philia) notamment, hélas dans la guerre. La finalité comme conscience de soi est le sujet agissant lui-même, maintenant.
Lever le refoulement sur la totalité est ce que j'appelle l'Écologie révolutionnaire comme négation de la séparation qui est aussi une subversion de l'objectivation du pouvoir et de la science, reconnaissance de son sujet vivant et de ses droits à l'existence. L'objectif de la subversion est la conscience de soi de la société, son affirmation comme subjectivité à laquelle nous participons tous par le langage. L'objectif de la subversion est de faire valoir la vérité du sujet lui-même en tant que vérité commune (reconnaissance), vérité de la communauté comme fondement inter-subjectif du sujet et qui donne sens à sa différence singulière. L'individu, bien que séparé de la communauté, est fondé pourtant entièrement par la communauté inter-subjective en tant que lieu de la vérité et de la parole donnée, c'est-à-dire aussi de la liberté où personne n'a le dernier mot. C'est pourquoi la vérité est inséparable de la structure du dialogue (de Socrate à Habermas) et du tiers arbitre. Cette conscience de soi n'est pas immédiate mais passe par le débat contradictoire, par l'opposition et la division des individus autonomes et responsables, avant de rejoindre sa destination collective dans la négation de la négation, réalisation du dialogue comme principe de contradiction. Cette subversion s'oppose à l'objectivation du pouvoir et aux droits abstraits en faisant valoir les droits de la différence, de la singularité concrète, le droit à l'existence enfin contre l'universalité de la Loi. Ce n'est plus le Père singulier qui fonde la Loi sociale mais il en porte plutôt le défaut et l'insuffisance. Ce n'est plus la raison législatrice d'une loi éternelle mais la raison examinant les lois pour rendre la justice équitable et la réaliser un peu plus, dans toute sa finitude.
Ce n'est donc pas l'affirmation autoritaire de la totalité mais sa contestation, qui est aussi sa réalisation effective, l'analyse révolutionnaire par l'expression du négatif plutôt que le refoulement de la vie réelle sous le discours satisfait du pouvoir et de la pensée positive. C'est l'intervention dans le langage, la vérification de notre expérience, la valorisation et l'objectivation infinie de la subjectivité. Car jamais le sujet de l'énonciation ne sera absorbé par le sujet de l'énoncé : qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend. Mais notre tâche de citoyen est de transformer notre monde, d'y exister comme vivant au lieu de subir notre vie et sa dégradation actuelle en simple spectateur.