Composition du travail et décomposition du salariat

Du droit au travail à l'abolition du salariat

Les transformations actuelles du travail n'affectent pas seulement le salariat du privé mais s'étendent aussi aux fonctionnaires du public. Les nouvelles technologies et l'organisation économique mobilisent désormais des compétences multiples, ne se réduisant plus à une tâche standardisée mais au contraire de plus en plus individualisée. Cette individualisation, qui s'étend aux revenus en particulier, casse les anciennes solidarités, aggrave la sélection comme l'exclusion et déséquilibre les rapports de forces capital/travail, isolant de plus en plus l'individu alors même qu'on exploite ses capacités sociales. Cependant ce n'est pas une évolution qu'il faut imputer simplement à l'avidité du capitalisme mais bien à l'évolution de la composition technique du travail qui pourrait se révéler contradictoire avec l'organisation actuelle du salariat, tant dans le privé que dans le public, et qui se caractérise globalement par le passage de la force de travail à la résolution de problèmes, la première se mesurant en temps de travail, mais pour l'autre seulement en efficacité (et il n'y a plus de différences entre le temps de travail, de formation, d'information, de loisir ou même de repos).

L'égalité républicaine avait cru pouvoir opposer ses diplômes d'État au marché du travail en constituant son corps de fonctionnaires sur concours. Il semblerait que l'évolution de la composition du travail exige désormais de ses fonctionnaires comme des autres travailleurs une compétence effective et pas seulement certifiée une fois pour toutes. On ne peut pas soutenir sérieusement que cela constitue un retour en arrière de la protection sociale sur des avantages acquis, même si cela introduit un peu de précarité et de concurrence dans les élites. Le privilège du diplôme des "élites républicaines" ne se justifie pas lorsqu'il ne remplit pas sa fonction et c'est bien un progrès social d'abolir un privilège, passant d'un droit égalitaire purement abstrait à la reconnaissance des compétences effectives de chacun. Sauf à vouloir une noblesse d'Etat on ne peut souhaiter véritablement autre chose qu'un statut qui ne soit pas personnel mais attaché à la fonction. La substitution de la compétence individuelle au statut collectif est intolérable pour l'instant dans sa version néolibérale car l'écart se creuse beaucoup trop, sans aucune régulation, entre les plus performants et les exclus qui ne sont pas assez protégés par le droit du travail. Ce n'est peut-être pas le libéralisme lui-même qui est à l'origine de ce phénomène, mais bien la transformation de la composition technique du travail, des "forces de production" à ce stade du passage à l'immatériel.

Ce n'est pas la seule impasse du salariat actuel, il faut désormais absolument d'autres règles, d'autres rapports sociaux, car, dans le public comme dans le privé, le travail qui s'identifie de plus en plus avec la vie ne peut plus être séparé du citoyen qui s'y investit tout entier. On s'en alarme d'abord mais il peut s'agir ou bien d'une colonisation totale sur notre existence ou bien, au contraire, de la décomposition du salariat au profit d'activités autonomes dotées de toutes les protections sociales et pour lesquelles le travail ne se distingue pas d'un projet d'existence (devient le premier besoin vital comme dit Marx).

Le capitalisme s'est aperçu déjà depuis un certain temps qu'il pouvait tirer un meilleur profit d'ouvriers dont il peut solliciter toute l'intelligence humaine plutôt que de se contenter d'utiliser une force de travail animale. A partir de là c'est l'ensemble des compétences du travailleur qui sont mobilisées au profit de son employeur, souvent sans être rémunérées et, en premier lieu, la force sociale de l'usine. La personnalité elle-même est exploitée, notamment dans les activités commerciales. On peut y voir un retour à l'esclavage, une contrainte insupportable, une dépossession de soi, et c'est vrai dans ce contexte salarial et hiérarchique d'un travail dominé qui voudrait recouvrir toute la vie, mais cette mobilisation des compétences n'est pas équivalente à une simple intensification du travail, c'est plutôt un enrichissement du travail qui devient une activité humaine totale, et ce pourrait être l'occasion de sortir du salariat comme travail dominé. Car c'est un progrès évident d'être reconnu dans sa singularité et dans ses compétences effectives plutôt que de devoir toute sa réussite à un diplôme, à une classe sociale ou à un simple droit général. L'équité consiste à la fois à favoriser les défavorisés et à reconnaître les compétences effectives, ce ne peut être l'un sans l'autre. De même, on doit considérer comme un progrès de ne plus pouvoir évaluer le travail au temps passé comme l'exige le salariat, mais simplement comme fonction assurée. Tous ceux qui ont pu faire de leur passion un moyen de vivre (en politique par exemple mais aussi recherche, enseignement, informatique, artistes...) savent qu'il n'y a pas les ruptures entre la vie et le travail comme pour un salarié classique. C'est vers ce modèle abolissant les frontières du travail et de la vie que les nouvelles activités nous poussent (pour le pire ou le meilleur).

Plutôt que d'échouer à sauvegarder un salariat à l'ancienne voué à de plus en plus de précarité et d'exigences, il nous faut étendre et adapter les protections sociales aux activités "quaternaires" de l'avenir (autonomes et immatérielles), en partant de cette constatation que tout le monde travaille à sa propre valorisation et à la reproduction sociale dès lors qu'il en a les moyens. Il s'agit en fait de tirer toutes les conclusions de la nouvelle identification de la vie avec l'activité et non plus avec la consommation, ou la jouissance passive, qui est partie prenante de la production. Ce changement de paradigme s'exprime le mieux comme droit au travail (revendiqué d'abord par les femmes) alors que le travail représentait auparavant la première contrainte, le devoir quotidien d'une vie qu'il fallait gagner. Un droit au travail ne peut être la généralisation d'un salariat plus agressif encore, ni la condamnation des machines mais, au contraire, l'exigence d'un travail humanisé, indépendant, reconnu socialement, l'autonomie financière et la protection sociale mais aussi la valorisation de son activité singulière, de son "capital humain".

On ne peut demander au salariat comme activité dominée et soumise au marché du travail comme à l'autorité financière de réaliser le travail auquel nous avons droit. Notre propre travail ne peut être protégé que par un revenu garanti suffisant pour que chacun puisse continuer de valoriser ses compétences. L'existence du salariat dépend de l'existence d'une classe qui ne possède rien disait Marx. Un revenu garanti est donc bien la porte ouverte à l'abolition du salariat à long terme mais c'est déjà une atténuation de ses contraintes et de la pression du chômage.

Dans le cadre du salariat, l'investissement personnel dans un travail se traduit par le souci des patrons de "l'employabilité" des chômeurs, terme par lequel on veut signifier qu'il faut un peu plus qu'une compétence théorique ou simplement technique, il faut une compétence opérationnelle, en phase avec la société et l'entreprise. Mais le salariat est inadapté à ces nouvelles contraintes d'individualisation. On juge les demandeurs d'emploi de plus en plus dans leur singularité (c'est même insupportable, comment les employeurs peuvent-ils s'ériger en juges de nos vies?) sans aucune garantie contre la précarité de l'emploi. Ce n'est pas un travail dont on peut rêver.

 

Composition du travail

Par rapport à une simple "force de travail" mesurée en temps de travail, on exige désormais de plus en plus de tout professionnalisme cet ensemble de compétences :

L'hypocrisie de la dimension commerciale est sans doute ce que les Français ont le plus de mal à assumer, beaucoup plus que les Anglo-saxons dont nous ne sommes pas obligés de copier les moeurs ; mais de la différence de traitement de l'usager avec le client nous devons retenir la considération et l'échange, l'intéressement même. C'est d'ailleurs cette dimension d'échange, de transaction, qui est le socle de la revendication d'un droit au travail comme lien social. C'est aussi ce qui accuse l'inadaptation du salariat de plus en plus assimilé à un entrepreneur (stock options), un prestataire de service (CDD) ou un sous-traitant (flexibilité) et se traduit par une externalisation de fonctions confiées à des anciens cadres de l'entreprise reconvertis en profession libérale. C'est une évolution logique, car la prise en charge de la relation avec le client n'est pas compatible avec une menace de licenciement ou de mutation. La clientèle d'un commercial lui appartient toujours un peu personnellement. Les conditions dans lesquelles cela se fait sont déplorables car dépourvues de toute protection et fortement dépendantes financièrement. On ne peut pas pour autant regretter l'évolution des services vers une relation totale d'échange entre sujets plutôt qu'un simple échange d'objet à objet.

Je ne dis pas que la situation actuelle est satisfaisante, cumulant au contraire toutes les contraintes, mais elle porte la potentialité d'un travail plus libre et de relations plus humaines. Tout le monde ne veut pas d'une liberté sans protections, comme les esclaves qui se révoltèrent à leur libération contre leur abandon, mais le salariat ne disparaîtra pas d'un seul coup magiquement et il faudra toujours des travaux collectifs encadrés, des salariés par milliers, bien que beaucoup moins qu'actuellement où ça augmente encore. Ce qu'il faut c'est étendre les protections du travail à tous. Ce qui apparaîtra, c'est une possibilité nouvelle grâce au revenu d'existence et à des protections sociales, d'une activité autonome valorisante, d'un nouvel artisanat high-tech (informatique, conseil, formation) aussi bien que purement local (dépannages, SEL, aide aux personnes, environnement). Malgré les apparences c'est bien une sortie du marché du travail, mais ce n'est pas la fin de tout marché. Il n'y aura plus de marché d'esclaves, ni de marché du travail peut-être, mais il restera bien le marché des produits dont les salariés étaient justement dispensés jusqu'à présent comme producteurs.

Ce que j'essaie de montrer, c'est que ce qui apparaît comme une contrainte insupportable au salariat (flexibilité et automatisation) est une évolution positive du travail, une évolution dont nous pouvons tirer parti si nous la reconnaissons, ou bien dont nous devrons souffrir passivement sinon. On ne peut sérieusement, au nom d'un droit au travail, vouloir taxer les machines, garder des emplois inutiles ou dépassés, pas plus qu'on ne peut garder la fiction d'un statut garanti alors que règne la précarité et le chômage. On ne joue pas à faire semblant. Nous devons être vraiment protégés et notre travail doit être autonome et reconnu à sa valeur. Mieux vaut toujours valoriser ses produits que se valoriser soi-même pour un employeur qui devrait nous juger (cela ne veut pas dire que tout le monde doit se charger de l'aspect commercial, ni que tout le monde trouve à se valoriser tout seul).

Le droit au travail ne se réalisera pas comme salariat généralisé mais comme activité autonome et réseaux locaux de compétences avec une garantie de revenu et s'organisant en associations. La fin du salariat est la fin du productivisme car le découplement du temps de travail salarié avec sa production incitait à l'augmentation constante de la productivité ; c'est la fin d'un certain capitalisme, d'une production centrée sur le profit mais il ne s'agit là que d'une adaptation aux évolutions du travail immatériel. Il n'y a donc aucun paradis délivré de tout conflit à espérer. En effet, ce n'est jamais seulement le savoir-faire qui compte ; que ce soit le produit ou la compétence (en tant qu'image de soi reconnue par les autres), il faut surtout le faire-savoir, et là on retrouve des rivalités vitales bien que sous des formes civilisées. La course aux postes, aux honneurs, au pouvoir ne s'arrêtera pas. Beaucoup voudraient que le salariat les protège de ce risque vital, mais c'est le rêve dangereux d'un productivisme insoutenable et trompeur. Abandonner le salariat permet d'espérer une économie un peu moins folle et suicidaire, une société plus solidaire et un travail plus libre sans en exclure personne, un véritable droit à l'existence et à l'indépendance financière de tout citoyen garantissant son accès au travail.
 

19/03/1999


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