Etant donné le vide de la pensée politique
depuis plus de vingt ans et surtout l'absence de tout débat théorique
chez les Verts, je considérais positif que la direction des Verts
lance une nouvelle revue, même si une motivation de l'entreprise était
de ne pas laisser le monopole de la réflexion à la revue EcoRev'
que nous avions créé 2 ans plus tôt et qui avait le tort
de ne pas être aux mains de la majorité... Cela pourrait permettre
de porter le débat d'idées à un autre niveau mais, si
on ne peut juger une revue à son premier numéro, celui-ci me
semble bien décevant, n'évitant pas le piège pressenti
par Bernard Guibert d'une revue
institutionnelle où il n'y
a rien de neuf et bien peu d'utilisable. Il y a ainsi un contraste frappant
entre le passionnant interview d'Isabelle Stengers dans Vacarme et l'article
confus et ampoulé qu'elle a écrit pour justifier le titre donné
à la revue en hommage à une série de petits livres qu'elle
avait publié sous ce nom.
Mon impression subjective n'a bien sûr aucune importance, ce qu'il
faut c'est argumenter précisément et comme on ne peut tout
critiquer, je me suis limité à l'article de
Bruno Latour
qui ouvre le numéro : "Cosmopolitiques, quels chantiers ?" Cet article
n'est en rien une émanation de la direction des Verts, il ne s'agit
pas d'en rendre la revue responsable, mais son caractère programmatique
et sa position en ouverture de la série mérite qu'on fasse
part de notre opposition à une vision trop procédurale de l'écologie
et pas assez dialectique et historique. Tout le travail que je poursuis d'élucidation
de l'écologie-politique va là contre. Il ne s'agit en aucun
cas de mettre en cause l'importance de Bruno Latour dans la sociologie des
sciences et la construction de l'écologie, ni de références
qui sont aussi les nôtres à
Callon, Lascoumes et Barthe, même si ce sont les points de désaccord qui seront soulignés
ici, la critique du projet politique d'une "démocratie technique"
ainsi que de formulations nourrissant diverses confusions politiques.
Pour en avoir éprouvé trop longtemps le silence assourdissant,
le rôle et la place de l'intellectuel me semblent beaucoup plus décisifs
qu'à Bruno Latour qui se croit sans doute obligé de se défendre
de toute volonté hégémonique alors qu'on attendrait
plutôt qu'il s'engage plus en politique. Certes, ce n'est pas simple.
La civilisation marchande et médiatique nourrit un anti-intellectualisme
qui se prétend démocratique alors qu'il est tout simplement
démagogique. On sait que le
savoir est souvent accaparé par
des castes, au service des pouvoirs, autorité de l'expert opposée
au débat démocratique, tout cela a été essentiel,
mais ce sont plutôt des combats d'arrière garde aujourd'hui.
Foucault a insisté dans son oeuvre sur le fait qu'on ne pouvait pas
assimiler pouvoir et savoir sous prétexte qu'ils ne sont pas sans
rapports. C'est bien au nom d'un savoir qu'on peut contester les pouvoirs
en place, retourner ses propres principes contre lui-même, révéler
ce qu'il voudrait dissimuler, démonter ses évidences purement
idéologiques. Cette protestation (ce que Hirschmann appelle
voice) est ce qui nous tient ensemble dans notre opposition même.
La contre-expertise est une dimension essentielle
de l'action politique, donner notre version des faits. Il ne s'agit pas de
donner le pouvoir aux intellectuels, d'un simple changement de personnel
politique, qui plus est coupé de toute base. Il faut que tous ceux
qui font de la politique participent à cet indispensable travail intellectuel
pour inscrire leur action dans une théorie explicite faisant l'objet
d'un débat public. Ce qui nous protège d'un gouvernement des
sages, c'est que tout le monde est bien ignorant désormais en dehors
de sa petite spécialité, aussi ignorant que le plus ignorant
sur la plupart des sujets. Cela donne d'autant plus d'importance à
la fonction intellectuelle de recherche de la vérité sans laquelle
la politique est une escroquerie et le pouvoir démocratique se réduit
à l'impuissance. C'est à la base, aux politiques d'utiliser
les intellectuels, d'engager des recherches pour construire un projet commun.
C'est là, en effet, que la désertion des intellectuels se fait
le plus cruellement sentir, dans la nécessité de rassembler
les protestations sociales en projet politique, de dessiner "la richesse
des possibles" comme dit Gorz. Le laisser-faire, l'absence de projet collectif
face aux évolutions nous livre à la barbarie. L'opposition
à Bruno Latour est ici totale puisqu'il ne condamne pas seulement
l'idée d'un projet de société mais même celui
de défendre un programme, se situant dans le formalisme procédural
du libéralisme, d'une démocratie radicale qui sous prétexte
de laisser tout le pouvoir aux procédures se situe hors du débat et refuse
de condamner les décisions aberrantes comme les libéraux refoulent
les misères qu'ils produisent. C'est ainsi qu'on peut arriver au fascisme
qui se caractérise par son caractère de pouvoir démocratique,
sanctifié par les urnes ! On ne peut séparer ainsi la forme
du fond, les procédures démocratiques ne gardent sens qu'à
s'inscrire dans un processus de démocratisation, un projet d'autonomie
qu'il vaut mieux formuler et s'approprier collectivement pour lui donner
une chance d'orienter notre avenir. Le pouvoir de la démocratie est
loin d'être tout puissant, il est même étonnamment fragile.
On n'a pas le choix, même si on n'est pas sûr du bon, mais si
on ne choisit pas notre avenir, il se fera contre nous, contre notre autonomie
comme aujourd'hui pour tous ceux qui n'ont plus d'avenir et ils sont si nombreux.
Le débat intellectuel sur nos finalités humaines doit donc
être au centre de l'action politique, pas seulement les procédures
qui ont de l'importance mais dépendent de l'objectif et peuvent toujours
être détournées, usurpées par d'habiles truqueurs.
Il n'y a donc pas les intellectuels d'un côté et la pratique
politique de l'autre, des théories fumeuses et des actions aveugles,
des pensées sans aucune base et une base sans aucune pensée.
Pas plus que dans les sciences il n'y a la théorie d'un côté
et l'expérimentation de l'autre. Il faut dire au contraire qu'une
politique sans théorie ne vaut absolument rien, réduite au
jeu politicien. Il faut essayer de savoir ce qu'on fait et ce qu'on veut.
De même, une théorie sans politique ne vaut pas grand chose
sans doute, restant aveugle à ses présupposés, préservée
de l'épreuve d'une réalisation cahotante. Rien à voir
donc avec "une théorie que la pratique politique aurait seulement le but d'appliquer". C'est tout le contraire, mais comme disait Isabelle Stengers dans Vacarme,
ce n'est pas parce que les opprimés sont dominés qu'ils ont
forcément raison. Il n'y a pas de savoir spontané et il ne
suffit pas de résister, de s'opposer, il faut savoir ce qu'on peut
faire. Il y a un travail intellectuel à faire pour dessiner des perspectives,
des alternatives réalistes, analyser le présent, avertir du
futur. Il y a nécessité que chacun puisse se réapproprier
ce savoir, le réfuter ou le corriger dans les luttes concrètes,
mais les réalités sur lesquelles on se cognent ne dépendent
pas de notre bon vouloir et nous avons besoin d'en construire une représentation
collective. Chacun de nous sans doute devrait être tour à tour
ce veilleur de l'humanité guettant avec fébrilité les
lueurs de l'aube. Il ne s'agit pas d'une question simplement technique, de
même que la démocratie participative ne se limite pas à
une "démocratie technique" qui n'en constitue qu'un pôle révélateur
où s'expérimentent des forums hybrides, mais doit se constituer
en projet de vivre ensemble, projet de développement humain, projet
d'autonomie dans un avenir partagé.
On pourrait donner raison à Bruno Latour sur la nécessité d'une "pensée écologiste qui ne soit pas d'importation". Je peux dire que c'est ce que je tente de construire
depuis quelques années
déjà, mais je ne crois pas que ce soit possible sans une continuité
avec les luttes contre la marchandisation et le capitalisme, même si
l'écologie introduit aussi des ruptures. Il n'y aura pas d'écologie,
il n'y aura pas de développement durable sans une alternative au capitalisme.
La critique anti-capitaliste reste largement d'actualité et si nous
devons tirer les leçons de ses échecs sanglants, on ne peut
pas plus renier son histoire que les limites planétaires constituant
notre finitude essentielle. On n'a pas tout à réinventer. On se rend compte d'ailleurs que la pensée
écologiste existe déjà, nous précède et
se développe au niveau mondial. Ce qu'on doit faire c'est plutôt
l'expliciter, la sortir toujours plus de sa naïveté première,
l'élaborer collectivement comme le principe de précaution par
exemple, dont la spécificité se précise de livre en
livre. Je dois dire que, pour ma part, je ne conçois pas d'écologie
sans dialectique, ce qui implique un processus historique d'éclaircissement.
Cela fait longtemps que je fais remarquer à ceux qui prétendent
que l'écologie n'est ni de droite, ni de gauche qu'ils ne tenaient
pas compte du fait qu'il y avait une écologie de droite et une écologie
de gauche ! Comme toujours, ceux qui veulent effacer la différence
entre la droite et la gauche sont de droite, comme la fin des idéologies
est une idéologie de droite. Cela ne doit pas empêcher de critiquer
durement notre gauche actuelle et son libéral-productivisme. Il est
vrai que l'écologie n'est ni le socialisme étatique, ni le libéralisme
marchand, ni progressisme béat, ni conservatisme réactionnaire,
ni arbitraire révolutionnaire. Cela n'empêche pas les écologistes
d'être divisés. Ce n'est pas parce qu'un écologiste ne
peut être un progressiste béat, participant passivement à
une modernité qui justifie tous les sacrifices qu'il ne doit pas se
réclamer de finalités humaines opposées au monde des
causes, des désastres annoncés. On ne peut assimiler la préservation
de nos conditions vitales avec un conservatisme quelconque, pourquoi pas
le simple caprice d'une société vieillissante, alors que nous
n'avons pas le choix et que nous devons passer de l'histoire subie à
l'histoire conçue, apprendre à maîtriser notre destin
planétaire. Il est tout aussi impossible à un écologiste
de prétendre à un arbitraire révolutionnaire menant à
tous les saccages. La volonté populaire n'a qu'une existence très
formelle, aucun droit à opprimer des minorités ou dilapider
nos ressources, aucun autre projet collectif n'est légitime que celui
qui renforce notre autonomie, la permet, la construit. Cela n'empêche
pas l'urgence d'une révolution, d'une nouvelle fondation de nos droits
sociaux et de nos institutions démocratiques. Ce que nous défendons
c'est bien les droits de l'homme, mais leur réalisation, le développement
humain, une société dont l'objectif est la construction de
l'autonomie de chacun (ce qui commence avec un revenu garanti, l'indépendance
financière).
Poser la question "que peut vouloir dire, pour un écologiste, d'être libéral en matière de moeurs ?" a de quoi faire frémir, non que la question de nos moeurs
ne mérite
pas une réflexion plus approfondie, mais que voudrait dire ne pas
être libéral en la matière ? L'ouverture à l'Autre,
la défense de la diversité et l'autonomie de chacun forment
pourtant le socle de l'écologie-politique qui n'est pas un naturalisme.
Il est vrai que si l'on oublie cette dimension d'autonomie, le projet d'émancipation
peut apparaître sans rapport avec l'écologie, assimilé
au libéralisme tout comme dans les romans de Houellebecq, ce qui revient
à dire que la liberté c'est le libéralisme alors que
c'est cette fausse évidence qu'il faut dénoncer. Le projet
d'autonomie est toujours le notre, il fait partie intégrante de l'écologie
qui lui a donné pourtant un autre sens plus concret. Cette autonomie n'a plus rien
à voir avec la liberté du plus fort car l'autonomie de chacun
dépend de la construction d'une autonomie collective (qui n'est elle-même
possible que par l'autonomie des acteurs). On peut voir, comme Marcel Gauchet,
le désenchantement du monde comme travail du scepticisme et sortie
de la religion, arrachement du monde animal et des croyances des foules,
cela ne nous condamne pas au nihilisme, à un scepticisme intégral,
ni au relativisme mais à la philosophie comme apprentissage de l'autonomie.
En tout cas, on ne retournera pas aux croyances originaires. Il n'y a pas
de retour en arrière dans un processus cognitif. On est sans doute
des "malvoyants menant des malvoyants" mais ne rien vouloir en savoir,
devant ce qui crève les yeux pourtant, n'est pas la même chose
que de connaître toujours plus l'étendue de notre ignorance
à mesure que notre savoir progresse. Malgré toutes ces précautions,
ce qu'il faut savoir, en politique, c'est dans quel camp on se range, si on
est pour ou contre !
Que dire du couplet sur la prise de risque qui semble bien déplacé
? Certes, il faut souligner que le principe de précaution n'est pas
un principe de passivité mais qu'il nous rend responsable au contraire
de ce qu'on n'aura pas fait à temps. Il n'en est pas moins ridicule de
faire de cette idéologie du risque une question morale alors qu'elle
a des raisons économiques bien précises. Ulrich Beck a montré
depuis longtemps que c'est lorsque les besoins courants sont satisfaits par
la société de consommation que les risques prennent plus d'importance
qu'une amélioration supplémentaire. Certes, la dépression
favorisait l'idéologie du risque mais désormais la lutte contre
l'insécurité reprend toute son importance. C'est d'abord une
lutte contre l'insécurité sociale qu'on ne peut traiter avec
des sermons "contre le tout-sécuritaire". Il faut plutôt de
toute urgence préserver l'autonomie de chacun en apportant une continuité
du statut social et donner les moyens à tous de prendre des risques
sans risquer sa vie ! Certes, il faut de l'audace mais tout autant de la
prudence. Il est toujours aussi difficile d'avoir le courage de se tenir
entre lâcheté et témérité, passivité et agitation.
La défense de l'économie, sous prétexte que "de toutes façons il faudra mesurer, calculer et répartir", la vision de l'économie comme technique neutre,
est aussi extrêmement
critiquable. L'écologie intègre sans doute l'équilibre
des systèmes écologiques et donc les équilibres économiques
mais les dépasse largement. L'économie de la gratuité
y a une grande importance. Tout ne doit pas être compté. Il
faut opposer la coopération à la compétition, l'invention
à la rareté. Surtout, il ne suffit pas de prétendre
qu'il n'y a pas de système capitaliste ("s'interdire de reconnaître à ce monstre cette forme unifiée et totalisée d'existence"), unifié pourtant par le marché
financier (le capitalisme
étant la subordination de la production à la circulation).
Il faut construire une alternative à ce système économique,
alternative qui ne peut surgir en un jour mais doit se construire patiemment.
Bruno Latour semble croire qu'il suffit de mettre en place des procédures
plus démocratiques pour que le capitalisme s'écologise!
Il est navrant enfin qu'on parle de l'écologie et de la défense
de la nature comme s'il s'agissait d'une simple mode, de l'humeur du temps,
et sans dire que ce sont les destructions industrielles qui ont suscité
cette indispensable réaction. Il n'y a là ni morale, ni question
de goût pour la nature quand il est question de la destruction de nos
bases vitales ! L'écologie ne se comprend pas hors de l'histoire,
hors les enjeux du moment présent. Personne ne défend les lois
de la nature comme la loi de la gravitation par exemple mais seulement les
équilibres naturels menacés par notre propre industrie. S'opposer
à l'industrialisme ne fait sans doute pas moderne, pas assez cosmopolitique
? Je suis persuadé pourtant que les alternatives écologistes
à la globalisation marchande sont dans une relocalisation de l'économie
(le développement local), les activités relationnelles et créatives,
non plus dans les productions de masse. Ce n'est donc pas non plus en visant
une participation gouvernementale que les écologistes pourront changer
le monde mais en construisant un nouveau système de production localement,
municipalité par municipalité, ainsi qu'en portant le combat
au niveau européen. On est, on le voit, bien loin de compte.