On s'étonnera sans doute de cette incursion dans la "science-fiction". André Gorz à qui j'avais demandé un article de prospective sur le travail dans 20 ans avait déjà trouvé ridicule une telle projection dans un monde si imprévisible, alors 100 ans, vous pensez ! Pourtant je ne crois pas qu'on puisse s'y dérober. L'écologie comme politique s'oppose à l'économie d'abord par le souci du long terme, de la durabilité, des générations à venir. L'écologie est tournée vers le futur. Il faut en tirer toutes les conséquences et porter son regard au plus loin. L'horizon 2100 n'est pas déraisonnable même à reconnaître l'impossibilité d'une prévision à cette distance, il faut souvent investir pour cette durée aux dimensions écologiques planétaires et comme le livre le montre, une grande partie des anciennes prévisions se sont réalisées malgré tout. L'écologie ne peut prétendre à l'exactitude de la "pensée théorique" mais doit comme "pensée pratique" s'affronter à l'incertitude, à un savoir conjecturel fragile qui doit nous inciter à la prudence, comme le montrait déjà Aristote, et certes, en se projetant à la fin du siècle, la fragilité de nos connaissances apparaît on ne peut plus évidente, cela ne diminue pas la nécessité d'une représentation de notre avenir. Encore une fois ne pas tout savoir n'est pas ne rien savoir. Ce qui est sûr c'est qu'il n'y a rien dans ces prévisions qui n'habite déjà notre présent. La date de parution suffirait à le confirmer puisque ce livre, qui vient d'être réédité, a déjà plus de 10 ans. Il faudrait commencer à examiner un peu plus sérieusement les scénarios du futur car une grande partie de ce qui est annoncé pourrait être évité, justement parce qu'annoncé. C'est hélas le rôle des écologistes d'être ces oiseaux de malheur qui annoncent les catastrophes futures avec le fol espoir de les éviter. L'effet de serre n'était pas aussi flagrant en 1990 et pourtant il est déjà considéré ici comme central dans les enjeux du siècle. Le terrorisme médiatique et l'accroissement des inégalités étaient bien prévus aussi. Ne pouvons-nous donc empêcher les catastrophes? Qu'on ne puisse avoir de certitudes en ces domaines n'est pas une excuse pour ne rien faire. Le principe de précaution doit prendre le pas sur l'excès de scepticisme. Nous devons apprendre à agir dans un monde incertain.
La fin du siècle devrait connaître une stabilisation démographique (vers 12 milliards de Terriens) avant peut-être une certaine régression, c'est donc un observatoire pour la disponibilité des ressources et l'intégration des limites, mais aussi pour l'unification planétaire qui s'achève avec le développement de l'Afrique. Globalement les scénarios sont optimistes et après des périodes de chaos et de grands chambardements climatiques ou politiques, des "inévitables" crispations, des tentations de retour en arrière, c'est un avenir plutôt radieux qui s'ouvre ensuite grâce à l'information et l'énergie solaire qui nous promettent, après notre société du spectacle (1980), une société de la formation (2020) avant une société de libération (2060) et de créativité qui ressemble, il faut bien le dire, aux utopies New Age de l'Ere du Verseau. On peut vouloir accélérer les choses puisqu'il ne s'agit en aucun cas de prédiction mais de tendances et que nous avons notre mot à dire, mais il faut d'abord se faire une représentation de notre avenir et l'importance de plus en plus grande de la formation et de l'autonomie ne font aucun doute. L'évolutionnisme de Spencer semble avoir le dernier mot, sauf simplification massive (guerre nucléaire), nous allons vers une toujours plus grande complexité. La question de l'avenir est avant tout cognitive et politique. Il y a certes des possibilités inespérées à saisir et de nombreux désastres que nous devons essayer d'éviter.
Il faut accepter bien sûr des erreurs manifestes. Par exemple on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a contradiction entre prévoir une montée du terrorisme médiatique et du fanatisme religieux relayé par la télévision avec la défense du nucléaire, même enterré, pour répondre à l'effet de serre. Il est vrai que la question est très différente depuis le 11 septembre. L'événement même prévu change la donne et dépasse souvent l'imagination. D'autre part il ne s'agit pas de chercher l'originalité dans ces questions mais plutôt de dégager les lignes de force et jauger l'importance relative des différents facteurs, prendre un point de vue macroscopique. Ainsi, il n'y a rien de neuf dans l'insistance sur l'éducation et les réseaux, cela n'empêche pas qu'il faut se persuader de leur potentiel encore très sous-estimé. Il ne faut pas avoir peur de répéter des "banalités de base". Pour discuter de notre avenir il faut élaborer collectivement des scénarios du futur mais plutôt que de se limiter aux "scénarios de l'écologie" il nous a paru préférable de partir d'une vision plus globale de notre évolution et surtout de celle qui semble la plus probable.
La prévision à long terme ne peut se contenter de la prolongation
des tendances actuelles et doit d'abord essayer de prévoir les ruptures,
inversions de tendances ou innovations techniques avec les changements
de régime qu'ils provoquent. Ces révolutions techniques se
caractérisent par des périodes de transition (courbe
en S : démarrage lent, montée en puissance plus ou moins
rapide, puis seuil de saturation du marché). La durée des
transitions est plus ou moins longue selon la "lourdeur" des innovations
(le plus court pour les produits de communication). Au niveau quantitatif,
la vitesse de généralisation des changements se heurte à
l'inertie sociale, au temps d'apprentissage nécessaire. Au niveau
qualitatif, l'innovation comporte trois moments : le rêve, le cauchemar
et la réalité. 73 De plus, A chaque
transformation du système technique, une classe dirigeante, atteinte
d'irréalité, cède la place à de nouveaux venus
moins arrogants mais plus efficaces. 54
De la vie sociale naturelle à l'éducation et à
l'autonomie individuelle
L'artificialisation de la nature est de plus en plus complète, il ne reste plus qu'une techno-nature (une agro-système). On peut considérer (comme Sloterdijk, Lacan et bien d'autres) que cette hominisation trouve son origine dans la néoténie (naissance prématurée, inachèvement) qui est ce qui nous distingue réellement des singes en allongeant considérablement la part de l'éducation et le rôle du cerveau (de l'acquis), sans pour autant changer notre base biologique presque identique à celle des singes. Longtemps cette éducation qui est à l'origine de l'empire de la technique, s'est confondue avec la discipline et l'imitation, l'incorporation du savoir, l'habitude comme seconde nature (Pascal) se substituant à la première.
Il est intéressant de remarquer que l'entreprise se distingue de tous les groupes naturels (tribus ou nations) et qu'elle est dépourvue de "territoire" naturel (au profit d'un territoire commercial toujours à reconquérir) constituant un pas décisif dans l'artificialisation des rapports humains (contrats) et le progrès de la liberté. La promotion de l'entreprise est donc l'envers de la désagrégations des liens de dépendance naturels mais, en conséquence, ne constitue pas une identité imposée car elle est, en partie au moins, choisie. En fait c'est exactement ce qu'on peut appeler une communauté par objectif, il y en a d'autres, notamment les associations que leur objet définit. Dès lors l'identité devient moins rigide, incertaine, et des multi-appartenances mouvantes se développent et se négocient selon les contextes. On peut considérer que l'écologie récupère la naturalité et la globalité perdue dans une solidarité universelle qui reste celle de la parole (logos).
Les évolutions récentes accentuent cette mobilité
des identités entre marchés et réseaux. Entreprises,
réseaux, marchés ne s'imposent pas "naturellement" et de
moins en moins par la contrainte. La contrepartie de la mobilité
des identités est donc, pour les entreprises ou les marchés,
la nécessité de la séduction, de la motivation,
qui passe par la reconnaissance sociale, même sous le masque
de l'individualisme, mais aussi par la manipulation mentale et les images
(Spectacle). Ce mouvement lié à la diversification, la complexification
sociale, la multiplication des informations, ne peut que s'amplifier à
l'avenir avec son corollaire d'intériorisation croissante
déjà sensible dans les religions. On peut en attendre un
déclin de l'appropriation au profit de la réalisation de
soi, du développement personnel où il ne s'agit plus tant
d'acquérir des savoirs que de développer les talents de chacun,
le savoir-faire prenant le pas sur le savoir 97.
Le pouvoir de la technique
Le pouvoir de la technique est dans nos rêves, dans l'imagination créative qui nous est propre et produit l'innovation. On peut dire que le support biologique de l'histoire et de l'innovation est dans le néo-cortex humain. Les millénaires des sociétés sans histoires sont donc le produit d'un effort incessant pour revenir aux origines, la création est perpétuelle, c'est la stabilité qui est étonnante. La vitesse des changements techniques est théoriquement un produit mathématique de la multiplication des hommes et de la créativité de chacun.
Ce qu'il faut retenir surtout, c'est le rôle de la liberté imaginaire et du désir dans l'invention et la reprise par d'autres d'une technique. Le futile précède l'utile. La question de la technique est donc bien celle de l'homme, de l'hominisation de la planète, de l'extériorisation de son intériorité. Pas toujours dans le bons sens, hélas, car nous courrons le risque de réaliser de mauvais rêves ("vous l'aviez rêvé, Ben Laden l'a fait !"). La technique est le produit d'un processus évolutionniste sélectionnant les plus adaptées (pas toujours les plus efficaces) et passant par les stades de conception, organisation puis socialisation, processus d'incarnation par lequel une idée motive un corps pour la réaliser concrètement, la produire.
Si la technique est le produit de la liberté humaine, elle nous produit en retour, étend ou supprime des libertés, en crée de nouvelles. La technique fait toujours système. Un outil renvoie à d'autres outils comme un mot renvoie à d'autres mots. La technique structure la société et le changement technique est toujours freiné par l'inertie sociale. "Le système technique, à chaque époque, s'organise autour de quatre pôles : la matière, l'énergie, la structuration du temps, la relation avec le vivant" 110. Au XIIè la matière prédominait, au XIXè l'énergie au XXè l'organisation, et maintenant la relation au vivant. Les bouleversements actuels qui touchent aux fondements, à l'esprit, au savoir lui-même, engendrent une déstabilisation de grande ampleur qui construira en un à deux siècles une société de l'intelligence. L'événement essentiel est l'avènement d'une conscience planétaire grâce aux technologies de la communication. mais pour cela il faut du temps. "Ce qui limite la vitesse des changements, ce ne sont pas les possibilités techniques, mais la durée nécessaire pour que le public les assimile et se réapproprie la technologie" 113.
La complexité croissante des sociétés modernes tend à les structurer autour des réseaux de communication (fleuves, réseaux téléphoniques, villes). Les réseaux ne sont pas nouveaux, ce qui est nouveau c'est la domination de la forme réseau à la place de la structure hiérarchique, le téléphone contre la télévision. Cette facilité de circulation de l'information favorise les petites structures et l'autonomie. "Le travail technique devient en grande partie un travail de communication", "small is beautiful", "l'autonomie comme réponse à la complexité" "autonomes certes, mais s'exprimant de manière universelle, capables de régler leurs comportements sur des normes reconnues". 117 Ce processus d'individuation de la connaissance et d'intériorisation des normes s'accompagne, en effet, d'une montée progressive de la conscience universelle.
La transition (l'approche des limites)
"Après une époque de croissance euphorique et exponentielle, nous abordons la seconde phase de la courbe en S : l'approche des saturations. Cette phase s'accompagne d'un mouvement d'intériorisation des limites du monde et d'élargissement du champ de conscience."
La croissance démographique devrait plafonner à douze milliards d'humains. Des migrations importantes ont uniformisé les comportements. L'éducation et la prospérité sont les principales causes de réduction de la natalité. Le nombre d'agriculteurs va continuer à chuter dramatiquement jusqu'à un "retour à la terre" et surtout au "projet d'un jardin planétaire" qui transformerait nos villes aussi en jardins. Comme si c'était inévitable, les villes du futur d'abord de plus en plus gigantesques sont supposées produire des "sauvages urbains" à partir des exclus de la société puis un mouvement devrait se dessiner vers les villes moyennes (pourquoi ne pas y passer directement?) et des droits universels pourraient supprimer enfin les exclus. Le réchauffement climatique de 3 degrés fait monter la mer de presque 1 m. La Sibérie et le Canada deviennent habitables... Les oppositions entre nations s'estompent. Les armées qui ne combattent plus très souvent, sont reconverties en protection de l'environnement et interventions humanitaires dans les grandes catastrophes climatiques et naturelles. La guerre médiatique se substitue aux conflits traditionnels (terrorisme). Les pouvoirs mafieux s'étendent. Les affrontements deviennent internes aux villes. La question de l'ordre public se pose en termes militaires. Il n'y a pas de gouvernement mondial, mais une constellation d'organismes qui naissent et meurent selon les négociations.
Le nouvel âge (de la liberté)
A plus long terme le cauchemar se transforme en rêve... De nouveaux horizons se dessinent, la colonisation des océans et de l'espace... Retenons surtout que la formation sera de plus en plus essentielle, le grand enjeu du siècle : "de l'école de la sélection à l'école de la vie". C'est ce qu'on appelle maintenant le développement humain. L'auteur voit la nécessité d'une conscience universelle intégrant les trois connaissances scientifique (Occident), participative (Afrique) et symbolique (Asie). On peut penser que la connaissance sensuelle, de la transe et de l'amour n'a pas tellement d'importance pourtant Boris Cyrulnik montre à quel point l'être-avec est ensorcellement nécessaire et désiré, mieux qu'il n'y a pas d'autre sentiment d'existence sinon pour un autre, dans cette énergie du désir qui est l'âme du corps. L'Islam peut facilement rejoindre cette nouvelle intériorisation en ré-ouvrant l'interprétation coranique et retournant le combat extérieur (djihad) en combat intérieur (ijtihad). D'ailleurs on peut ajouter que les baha'is, issus de l'Islam, incarnent tout-à-fait cette religion intériorisée de l'avenir, religion de l'individu en tant qu'intermédiaire, autonomie cognitive. On nous promet l'aboutissement dans un homo sapiens ludens, définit comme étant capable de se réguler par sa propre pensée.
Il ne s'agit pas pour moi de rendre compte ici du détail fastidieux
ou merveilleux des conditions de vie à la fin du siècle mais
d'en dégager les lignes de force. Rappelons qu'il n'est pas question
de s'illusionner sur notre capacité de prévision mais bien
d'investir dans l'avenir et d'en dégager les enjeux principaux.
Au-delà des nouveaux matériaux, de la conquête des
océans, de l'énergie solaire et autres merveilles c'est bien
l'éducation, notre capacité cognitive collective qui
apparaît comme l'enjeu de ce siècle, inversant toutes les
valeurs, renforçant l'individuation (pas l'individualisme), l'autonomie,
l'intériorisation en même temps que la conscience universelle
et les valeurs féminines. Il n'y a là rien de neuf par rapport
à ce que nous avions montré par d'autres voies, que ce soit
pour l'économie immatérielle ou la production
de l'autonomie, tendances qui s'en trouvent simplement renforcées.
Cette société cybernétique peut faire peur ou rêver,
cela dépend largement de nous, il n'y a pas besoin pour cela de
tomber dans un catastrophisme extrême, ni de forcer le trait. En
tout cas, ce diagnostic assez banal et qui reflète de plus en plus
notre situation présente, n'est là que pour être discuté,
pour construire notre avenir collectivement, passer un jour de l'histoire
subie à l'histoire conçu.