Du point de vue du Medef, l'enjeu de la Refondation sociale est l'individualisation (plutôt que la négociation collective ou la législation), la contractualisation (plutôt que les normes ou protections collectives) et la fiscalisation (plutôt que les cotisations sociales). Le problème c'est qu'il s'agit en partie de la prise en compte d'une tendance déjà effective et non pas de l'invention d'un patronat maléfique. On peut analyser ces revendications patronales comme la volonté de sortir du salariat, comme la constatation de l'incompatibilité du salariat et d'une production de plus en plus immatérielle. En effet, la contractualisation n'est pas comparable à un contrat commercial mais s'apparente plutôt à la fixation d'objectifs, tout comme les stock-options, témoignant que le salariat ne peut plus se réduire à la subordination d'un temps de travail pour créer de la valeur. On peut analyser aussi les CDD et les plans qualités comme des contrats d'objectif, tout comme la variabilité des revenus en fonction des résultats de l'entreprise résultent directement de l'incertitude de la valeur et de ce qu'on appelle "la crise de la mesure" affectant la valeur et le travail, la déconnexion du travail et du revenu. On peut certes réfuter les trois exigences du patronat : l'individualisation du travail devient impossible souvent, sa productivité dépendant de plus en plus de la performance globale de l'entreprise. La contractualisation brise les solidarités sociales au profit d'une re-féodalisation dénoncée par Supiot et Legendre. Les contractants ne sont pas égaux et les inégalités se creusent sur tous les plans (on ne prête qu'aux riches). Enfin, les cotisations sociales se justifient par les externalités positives, les services publics assurant la productivité globale de la société. Le coût du travail n'est pas surévalué, il n'est pas souhaitable de le dévaluer. Ainsi, l'Angleterre libérale a bénéficié d'une main d'oeuvre bon marché mais elle a perdu du même coup en productivité. Le coût du travail doit permettre la reproduction du travailleur qualifié. La fiscalité s'applique par surcroît pour réduire les inégalités (remarquons cependant que ce raisonnement ne s'applique pas pour un travail non-marchand participant à la production des externalités positives. Dans le tiers-secteur la fiscalisation doit remplacer les cotisations sociales).
Est-ce qu'on en a fini pour autant avec la Refondation Sociale ? Est-ce qu'il suffit de revenir à la case précédente, défendre les avantages acquis, renforcer les statuts, obtenir des protections supplémentaires pour les salariés des grandes entreprises sans tenir compte des évolutions de la production, du "nouveau paradigme technologique" de l'économie cognitive en réseaux ? On ne peut ignorer qu'une "frange" de plus en plus grande du salariat échappe à ces protections : travailleurs mobiles ou précaires, chômeurs et working poor, jeunes et créatifs. Une tentation est de fixer toute cette population dans des emplois publics ou "d'insertion" et d'interdire tous les licenciements en figeant soudain l'économie capitaliste. Tout ceci semble aussi peu réalisable que souhaitable, un aveuglement du même ordre que la volonté patronale de déréglementation. De toutes façons, le travail des femmes pose la question de l'égalité mais surtout fait pénétrer le hors-travail (travail domestique, éducation) dans la sphère professionnelle. Enfin les considérations écologiques ne poussent pas à la défense de n'importe quel emploi, ni à soutenir les entreprises capitalistes et une croissance économique destructrice. La Refondation sociale est indispensable pour prendre en compte toute cette "nouvelle donne" par l'extension des protections et des statuts à la vie entière (leur continuité et non pas leur fixité), en tenant compte de la totalité de la vie sociale. L'annualisation introduit par le patronat (sur la lancée de la mensualisation) va dans ce sens de l'intériorisation des rythmes sociaux mais la flexibilité est insupportable si elle ne prend pas en compte la totalité de la vie du salarié et ses rythmes propres.
Dès lors, si le problème est bien d'étendre la protection sociale aux travailleurs mobiles et précaires, la question de la Refondation Sociale, et malgré l'offensive du patronat est bien celle d'une personnalisation de la protection sociale au-delà de l'emploi telle que défendue par Alain Supiot, mais avec une garantie de revenu suffisant et qui peut aller jusqu'à une garantie de carrière (B. Guibert), une extension à la vie entière tout en préservant la diversité des situations et la mobilité de chacun. Cela n'a rien à voir avec l'individualisation revendiquée par le patronat car la personnalisation d'un statut professionnel implique un statut social normatif et l'intervention du droit, non pas de tout laisser au marché et au contrat. Le patronat n'a aucune raison d'être intéressé par ce projet comme nous n'en avons aucun d'être intéressé par le leur. Il n'est pas sûr que la gestion paritaire s'impose encore dans ce contexte (d'ailleurs pour certains écologistes la refondation sociale s'impose aussi par la nécessité d'introduire en tiers consommateurs et vie locale dans les négociations entre patrons et salariés, pour ma part, la priorité est d'étendre les protections sociales hors salariat). Pour Alain Supiot lui-même, la personnalisation de la couverture sociale s'oppose à la protection de l'emploi et des entreprises (au moins au niveau des aides publiques), conformément aux règles communautaires de la concurrence alors que pour les syndicats, toute adaptation des protections sociales à la flexibilité et la mobilité semble un encouragement à plus de flexibilité et au démantèlement de toute garantie de l'emploi (lâcher la proie pour l'ombre). Il y a une volonté des syndicats de rejeter cette personnalisation pour renforcer le lien de droits sociaux particuliers à l'emploi dans une entreprise particulière, lieu de la lutte sociale (en donnant un emploi à tous et en interdisant les licenciements!). On peut remarquer que cette position rejoint celle du Medef voulant faire de l'entreprise le lieu de la négociation sociale mais surtout, le rejet de protections universelles au lieu d'empêcher la précarité de se développer, aggrave dramatiquement le sort des précaires. On ne peut sans doute pas demander aux syndicats de s'élever au-dessus de leur condition de salariés, c'est donc à la Loi d'intervenir. Il faut bien tenir compte de la réalité et des nouveaux métiers, on ne peut se limiter aux salariés les plus intégrés sous prétexte de ne pas déroger à l'idéal. Si le salariat a été le lieu des conquêtes sociales, les nouveaux droits sociaux doivent s'universaliser au lieu de multiplier les inégalités.
Il n'y a aucune raison pour autant d'accepter une nouvelle atteinte aux conventions collectives, un nouveau recul des droits sociaux, y compris dans les grandes entreprises. Il faut tenir compte des aspirations des salariés. On peut obtenir des droits pour les travailleurs mobiles et lutter contre la flexibilité dans les entreprises. C'est largement une question de rapport de force, mais on peut penser qu'une sécurité individuelle renforcée et la garantie du revenu favorisent la combativité des travailleurs et le rapport de force travail/capital au lieu de l'affaiblir. Loin que les protections sociales soient des rigidités et des contraintes pour les individus, qui les rendraient dépendants et assistés, sans recours contre les exigences patronales, c'est au contraire ce qui leur donne la possibilité d'agir tant individuellement que collectivement.
Derrière ces affrontements politiques, ce sont différentes conceptions de l'individu qui s'affrontent et, on doit bien dire que la métaphysique libérale est dépassée depuis longtemps. L'homo oeconomicus du calcul rationnel et l'utilitarisme moral de la punition correctrice correspondent à la naissance du Citoyen rationnel, qui est aussi celle de la folie qu'on enferme ; mais dès la découverte de l'inconscient cette représentation est devenue intenable. Les névrosés ou les fous ne sont pas plus simulateurs que les chômeurs ; et le citoyen ne représente plus ni pour la politique, ni pour la publicité ou le roman, la raison universelle et le calcul rationnel mais une personnalité autonome dans sa singularité, lieu de l'innovation et de la reconnaissance plutôt que du calcul. L'individualisme libéral, construit sur les droits de l'homme abstrait, considère l'individu comme donné et ses droits comme effectifs (égalité de droits) pour justifier les plus grandes inégalités. C'est ce qui permet au baron des patrons de faire un éloge infantile du risque, en déniant les supports matériels de l'individu, de faire comme si sa fortune et sa naissance ne lui permettaient pas de prendre plus de risques financiers qu'un ouvrier ! Plutôt que de s'en tenir à cette vision abstraite de l'individu autonome, nous devons plutôt considérer cette autonomie comme à construire dans ses conditions sociales comme production de soi. En abandonnant la métaphysique libérale de l'individu, nous ne le condamnons pas à se fondre dans la masse ou dans une hiérarchie mais plutôt à réaliser son autonomie, passage d'un individu abstrait à une personne concrète.
Après l'idéologie de l'individu libéral, de la rationalité, de l'incitation, se pose la question de l'autonomie elle-même, notion trop large et confuse. Comme notion métaphysique, fondée théologiquement par la faute, elle n'est guère tenable dans son absolu existentialiste, mais on peut même dire que le Roman est, comme roman de formation, le récit de cette impossibilité même de l'auto-fondation depuis Don Quichotte et Robinson Crusoé (jusqu'aux Western). Marthe Robert identifie ce roman des origines qui est négation explicite de l'héritage paternel (du self made man) au fantasme de l'enfant trouvé ou du bâtard. L'autonomie est ici une position infantile de négation de la réalité et des limites, fantasme de toute puissance et d'irresponsabilité qui est bien celui de l'économie et de la technique dans leur insolente audace adolescente. Il faut rendre compte de la séduction du capitalisme marchand dont nous sommes tous sujets au-delà de son efficacité pour dépasser ces enfantillages. Il est temps de grandir. Il ne s'agit pas d'y perdre notre jeunesse ni de devenir triste, au contraire (vous trouvez ça drôle?) mais bien de devenir responsables envers la jeunesse à venir.
On peut défendre, avec Marcel Gauchet, le fait que l'individu soit né de l'autonomisation de l'Eglise, puis de l'Etat, puis de l'économie. Dans ce sens il s'agissait bien d'une délégitimation, de couper des liens, se libérer de dépendances excessives au nom d'un rapport direct à Dieu. Ce n'est pas une raison pour penser que cette "autonomie du marché" soit raisonnable en l'absence de toute providence divine. Elle est plutôt fictive et n'est guère autre chose qu'irresponsabilité (ne rien vouloir en savoir) alors que chacun sait que tout marché doit être régulé. L'individu isolé ne se suffit pas non plus à lui-même et privé du soutien divin se recrée toutes sortes de dépendances (sectes, toxicomanie, dépression, cf. Ehrenberg). Il n'y a pas d'individus sans dépendances, sans relations. On n'est jamais quitte, il n'y a pas d'autonomie absolue, on ne peut se fonder sur soi-même. L'écologie est bien la négation de cette autonomie abstraite au nom des inter-dépendances effectives, des conditions d'existence, de notre responsabilité et notre solidarité envers l'avenir (l'histoire). Chacun sait que la négation de l'autonomie de la sphère économique et de la biosphère, n'amène pas l'écologie à nier toute autonomie, au contraire, mais ce n'est pas dans le sens d'une indépendance abstraite, d'un libre jeu de règles, c'est dans le sens précis d'un centre de décision et de calcul autonome qui relève d'une sorte de principe de subsidiarité, du circuit de l'information. Lorsque l'autonomie se fait revendication, c'est dans le sens encore plus précis d'une autonomie consciente et responsable, comme respect des choix de la personne ou du niveau local. Dans ce sens, l'autonomie du Citoyen est à construire institutionnellement, et d'abord par l'indépendance financière. C'est exactement le contraire d'une défense de l'autonomie de l'économie malgré ce que prétend "Ecologie Sociale". La seule autonomie qui nous intéresse, c'est bien celle de l'individu, du développement de ses capacités, de la production de soi. L'autonomie n'est pas une idée ou un droit, c'est la capacité objective plus ou moins grande à choisir sa vie (A. Sen) mais c'est aussi une auto-limitation (Castoriadis) et une responsabilité sociale (pas seulement contractuelle). Le capitalisme est le temps de l'enfance, d'un éternel présent, l'écologie celui de la maîtrise adulte de notre avenir.
Un fois qu'on a défini l'autonomie comme responsabilité sociale, le plus dur à résoudre est encore au-delà. Réfuter l'autonomie de l'économie et le libre jeu des inégalités pose en effet le problème des inégalités elles-mêmes, d'autant plus que la "crise de la mesure" tout autant que l'évaluation des compétences sont incapables de donner aucun fondement autre que normatif aux inégalités de salaires et de statuts. On ne peut plus se fier aux diplômes ni aux marchés. La question n'est pourtant pas tant celle, trompeuse, de l'égalité que celle d'une hiérarchie légitime puisqu'une forte revendication est celle d'une progression de carrière. Les échecs renouvelés des tentatives d'égaliser tous les salaires par un simple échange de temps de travail, de bons de travail, de "time dollar", montrent qu'on ne peut s'en tenir à une simple égalité numérique, encore plus dans une économie immatérielle. Il devient d'autant plus difficile de trouver des critères communs que le temps de travail immédiat n'a plus de rapport avec le temps de production de soi nécessaire à la productivité et qu'on assiste à un nouvel approfondissement de la division du travail, de la diversité des situations incomparables. En tout cas, au moins du côté des femmes, la revendication de l'égalité nécessaire depuis la féminisation du salariat doit faire voler en éclat l'ancienne hiérarchie. On ne voit pas encore sur quelle base la reconstruire, quels nouveaux statuts ? C'est une question à laquelle nous devrons répondre si nous voulons dépasser le libéralisme, celle des rigidités sociales car la question n'est pas tant celle de l'égalité pour les femmes que de l'accès à la hiérarchie sociale. Toute hiérarchie, toute constitution est relative à un projet collectif (comme le montre Aristote avant Montesquieu) qui dépend pour une bonne part du mode de production choisi.
Derrière les hiérarchies, il y a des groupes sociaux dont les intérêts divergent et qui expliquent l'éclatement syndical dans la recherche d'une norme commune. Entre le pur sujet de l'histoire, que nous sommes tous par notre appartenance à la culture ou à la société (en choisissant son camp), et l'interlocuteur de l'inter-subjectivité ou de l'échange réciproque, nous sommes inscrits aussi dans une chaîne hiérarchique reliant le sommet à la base par des groupes sociaux plus ou moins influents. Il ne s'agit pas de le nier mais plutôt de le reconnaître pour en corriger les inégalités. Ainsi, le problème de la retraite ne se limite pas à l'individualisation et aux fonds de pension mais pose concrètement la question de la défense des avantages d'une classe encore dominante alors que la jeunesse est laissée à l'abandon (Louis Chauvel), ce qui laisse mal augurer de l'avenir où les rôles seront renversés. On est encore loin d'un pacte social égalitaire. Le problème n'est pas tant ici celui de la démocratie mais d'éviter la tyrannie de la majorité sur les minorités.
Sur tous ces plans l'écologie a donc une réponse à donner à la Refondation sociale en défendant une personnalisation qui reconnaît nos solidarités et dépendances pour développer notre autonomie tout en sachant qu'il n'y a aucune véritable autonomie sinon celle de choisir concrètement sa vie. L'écologie apporte son souci du contenu des emplois, d'un développement humain et durable plutôt qu'une croissance économique insoutenable. L'écologie apporte enfin son souci de l'équité entre les différents groupes sociaux, l'introduction de l'intérêt général dans les relations sociales et le respect des intérêts des minorités. La Refondation Sociale est l'enjeu des années à venir car tout dépend de la réponse que nous donnerons à l'adaptation inévitable aux bouleversements de l'économie immatérielle (au nouveau paradigme technique postfordiste) mais aussi aux contraintes écologiques de la globalisation planétaire et au nouveau statut des femmes. Ce n'est pas un étatisme démocratisé ni la réduction du temps de travail qui peuvent nous dispenser de répondre à ces questions. Une nouvelle réduction du temps de travail est d'ailleurs très improbable (on peut favoriser les 32H, pas les imposer), sauf forte revendication féminine. Il faut partir de ce que veulent les salariés. Si ce qu'ils veulent c'est reconstituer la stabilité d'un village dans leur travail, pouvoir construire leur avenir et ne pas être traités comme un chiffre, soumis au profit, il vaut mieux ne pas être salarié du capital, des actionnaires en quête "d'un retour sur investissement". Il vaut mieux compter sur des coopératives municipales et le développement local pour répondre à ce besoin de continuité et de proximité plutôt que de croire transformer les multi-nationales en bonnes oeuvres. Le revenu garanti et le développement du travail autonome, sont une alternative plus sûre au productivisme et plus adaptée à la production culturelle ou au tiers-secteur, permettant de couvrir travailleurs mobiles et exclus. Pour les écologistes, l'enjeu de la Refondation sociale, devrait être non seulement de couvrir la mobilité mais bien l'autonomie de la personne, permettant de construire dans le secteur protégé (tiers-secteur) les bases d'un autre mode de production. Ce n'est pas tout-à-fait l'emploi garanti mais cela doit être plus que le simple revenu garanti : c'est l'investissement dans le développement humain, la formation, la santé et le soutien dont chacun doit pouvoir bénéficier pour valoriser ses talents, le passage d'une propriété basée sur le passé (capital) ou le présent (répartition) à une propriété basée sur l'avenir (investissement). Tout ceci est non seulement possible (et conforme au discours - pas la pratique - de la Banque Mondiale!) mais c'est surtout ce que le nouveau paradigme technologique exige en devenant de plus en plus culturel (logiciels libres). L'utopie, c'est de vouloir continuer comme avant. La construction d'une nouvelle économie solidaire, d'un mode de production autonome du capital prendra beaucoup de temps et ne doit pas empêcher de nouvelles conquêtes pour les salariés dont il devrait renforcer plutôt les positions, mais son existence est décisive pour l'avenir.