Revue Ecologie politique No 1 - janvier 1992
 

VALEUR ECONOMIQUE

VALEUR ECOLOGIQUE

Juan Martinez-Alier
 
Les bio-économistes ont montré l'impossibilité d'un critère d'évaluation purement économique des dégâts écologiques du développement Les tentatives de remplacer la rationalité économique par une rationalité écologique, énergétique par exemple, sont-elles aussi vouées à l'échec ? Les décisions concernant l'environnement renvoient du problème de la valeur; qu'elle soit économique ou écologique à celle, infiniment plus complexe, des valeurs dominantes dans chaque société, dans chacun des moments de son histoire.

Gunnar Myrdal déclarait dans une conférence en 1968.: "Je n'ai aucun doute sur le fait que d'ici à cinq ou dix ans nous pourrons voir dans les pays riches de vastes mouvements populaires faire pression sur les parlements et les gouvernements pour qu'ils prennent toutes sortes de mesures susceptibles de résoudre les problèmes environnementaux." (Farvar & Milton, 1972, p. 960). Il semblerait que Myrdal ait eu raison : la conscience écologique apparaît comme beaucoup plus forte au Nord qu'au Sud, et Washington (malgré la concurrence de Londres) est en train de devenir la capitale d'une nouvelle bureaucratie écologique appuyée par les pouvoirs politiques et économiques les plus influents et les plus à même d'inspirer les "unes" de la presse, de financer des conférences, de tenter d'établir un ordre du jour mondial de l'environnement adéquat et de recommander impartialement des programmes d' "ajustement" écologiques à tous les citoyens et à tous les pays : une sorte de FMI de l'écologie. Il y a là une tentative politique d'éloigner la thématique écologique du terrain de la critique de la Raubwirtschaft, de l'économie de pillage mise en oeuvre par les riches. C'est ainsi que dans le sillage du rapport Brundtland, les recherches sur la pauvreté en tant que facteur de dégradation de l'environnement sont devenues plus à la mode (et mieux subventionnées) que les recherches sur la richesse en tant que principale menace écologique.

Il est probable que la plupart des gens seraient d'accord pour dire que rien de tel qu'un marxisme écologique, un anarchisme écologique, voire un narodnisme1 écologique ou une philosophie gandhienne explicitement écologique, n'a jamais existé ; je soutiendrai néanmoins la thèse suivante : de nombreux mouvements sociaux des pays pauvres, dans l'histoire comme à l'époque actuelle, ont des racines et un contenu écologiques, et l’écologisme est une force potentiellement plus importante au Sud qu'au Nord. J'ai choisi d'appeler cette forme d'écologisme égalitaire du tiers monde narodnisme écologique , mais certains l'appellent également "socialisme écologique" (Guha, 1988). Bien que sa base sociale soit extrêmement large, il ne jouit pas de possibilités d'accès équitable à la définition de l'ordre du jour international en matière de politique environnementale. On peut citer comme exemple de cette inégalité le fait que la décision récente de la Cour suprême de l'Inde concernant les dommages et intérêts consécutifs à la catastrophe de Bhopal a été acceptée sans broncher par l'establishment écogestionnaire international, et que les protestations émises par des citoyens indiens ne sont pas entendues dans les régions nord-atlantiques. La réouverture du procès, sur la base du fait que les indemnités prévues sont excessivement basses et de la scandaleuse inefficience coloniale des autorités indiennes, qui sont incapables de poursuivre conséquemment les dirigeants d'Union Carbide, soulèverait le problème de savoir jusqu'à quel point l'évaluation des externalités dépend de la situation géographique et de la classe sociale - sans aller nécessairement, d'ailleurs, jusqu'à se demander également dans ce cas particulier sur quelle base on peut faire une évaluation présente des dommages subis par les générations futures.

La conscience écologique n'est pas nouvelle dans l'histoire. Pas même dans l'histoire intellectuelle. Ainsi on peut faire remonter les débuts de la critique écologique de l'économie à une centaine d 'années Je désignerai une telle vision écologique de l'économie par le terme d' " économie écologique " ; cette discipline est représentée de nos jours par Georgescu-Roegen et un certain nombre d autres auteurs. Je ne sais pas pourquoi l'économie écologique, qui représente un défi fondamental pour la science économique, n'a pas pris racine dans les universités. Sans doute la raison principale en est-elle la séparation académique entre les sciences sociales et les sciences de la nature, mais cela revient a dire que l'écologie humaine n a pas acquis de prestige suffisant chez les chercheurs. Pourquoi ? Je ne sais pas. Cet article plaide pour l'introduction de l'écologie humaine en tant que discipline majeure de l'éducation universitaire. En raison du manque d'instructions génétiques concernant la consommation exosomatique d'énergie et de ressources matérielles, ainsi que de la spécificité des structures territoriales, sociales et politiques de l'activité humaine, l'écologie humaine est différente de celle des plantes et des autres animaux. Il serait erroné appeler cette discipline biologie humaine (comme on le fait à l'université de Stanford). L'écologie humaine est une écologie politique et une économie écologique. C'est un champ d'investigation qui ne peut être réduit à celui des sciences naturelles. Par ailleurs, il exige une dose bien plus substantielle de science naturelle, mais aussi d'analyse politique, que n'en utilisent l'économie des ressources naturelles et de l'environnement orthodoxe.

L'effet de serre : une externalité inévaluable

L'économie écologique, malgré sa longue histoire, n'a pas eu d'impact sur la science économique dominante. Par ailleurs, l'économie des ressources naturelles et de l'environnement s'est essayée, pendant tes années 70 au traitement des problèmes écologiques en termes d'économie du bien-être (welfare economics) appliquée. On peut citer l'exemple du Journal of Environmental Economics and Management. Cette tentative ne pouvait qu'arriver à la conclusion qu'il n y a pas de commensurabilité économique possible en ce domaine quand on prend au sérieux les questions d'incertitudes, l'horizon temporel et le taux d escompte psychologique c'est-à-dire le taux d'arbitrage en faveur du présent entre profits et pertes immédiats et profits et pertes futures. Pour les économistes, la conscience écologique menace de noyer les valeurs économiques dans une mer d'externalités.

Je vais donner un exemple de l'incapacité intrinsèque du marché d'évaluer les dommages (ou les bénéfices) écologiques.

Arrhenius (1903, p. 171) expliquait dans son manuel sur l'écologie globale que l'effet de serre qui a permis à la terre de garder une température favorable s'accentuerait avec l'augmentation du taux de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. On estimait en 1937 que la combustion des divers carburants avait projeté 150 000 millions de tonnes de dioxyde de carbone supplémentaires dans l'air au cours des cinquante années précédentes, quantité dont les trois quarts étaient demeurés dans l'atmosphère. Le taux d'augmentation de la température moyenne était estimé à 0,005°C par an : "La combustion des combustibles fossiles… pourrait bien s'avérer bénéfique pour l'humanité sous plusieurs aspects, au-delà même de la fourniture d'énergie et de chaleur. Par exemple, la légère augmentation de la température moyenne susmentionnée aurait un effet important aux limites septentrionales des terres cultivables." (Callendar, 1938, p.236). L'auteur de ces lignes se présente lui-même comme ingénieur à la British Electrical and Allied Industries Research Association, mais son article a été aimablement accepté par des scientifiques objectifs et désintéressés de la Royal Meteorological Society of Great Britain qui ont certes mis en doute ses données statistiques (l'effet d'isolat thermique dans les zones urbaines augmente la température sur le site de la plupart des stations météorologiques) mais pas son point de vue selon lequel l'augmentation du taux de dioxyde de carbone serait une externalité positive ce qui prouve soit dit en passant qu'il n'y a rien dans les latitudes nordiques et les niveaux de vie élevés qui rende particulièrement plus aiguë la perception des problèmes d'environnement. L'histoire socio-intellectuelle de la perception des changements climatiques (Budyko,1980), qui culmine avec la grande frayeur de l'été 1988 aux USA, est désormais un intéressant sujet de recherche, et peut-être découvrira-t-on un jour que certains savants avaient très tôt exprimé un pronostic pessimiste au sujet des effets globaux de l'augmentation du taux de C02 dans l'atmosphère. Aujourd'hui même, tous les scientifiques ne sont pas d'accord sur cette question. Kenneth Watt, par exemple, croit à la perspective d'un refroidissement global plutôt qu'à un réchauffement, en raison de l'extension de la couverture nuageuse: Une telle incertitude, qui n'a rien de nouveau en la matière, fait précisément partie de mon argumentation.

Si l'on instaure des politiques environnementales basées sur des crédits de pollution en C02 (soit en établissant des limites supérieures obligatoires, soit en taxant les émissions au-dessus d'une limite donnée), elles devraient inclure pour chaque pays la totalité des émissions de C02 accumulées dans le passé, sinon depuis la révolution industrielle, au moins depuis 1900 (on pourrait aussi soutenir que ces crédits de pollution devraient être calculés par tête, et non par pays). Les idées contraires (remise des compteurs à zéro, crédits de C02 calculés sur une base nationale) ont déjà été proposés par l'establishment écologique nord-atlantique. Ainsi, les programmes d'ajustement recommandés par le FMI de l'écologie pourraient consister, pour certains, à réduire les émissions de C02 en réduisant la consommation au kilomètre de leur automobile; pour d'autres, à réduire leur consommation domestique de bois grâce. à des fours plus perfectionnés ; pour d'autres encore, les plus pauvres, probablement à exhaler moins de C02 en respirant plus lentement, voire en cessant complètement de respirer (ou du moins à réduire les émissions de méthane - un autre gaz fauteur de l'effet de serre - en faisant pousser moins de riz).

Quelques doutes sur l'économie du nucléaire

L'histoire de l'effet de serre montre que la critique écologique de la science économique dominante n'est pas seulement basée sur le problème des préférences inconnues de futurs agents et sur leur incapacité d'être évaluées sur les marchés actuels, et donc sur le caractère arbitraire des valeurs attribuées aujourd'hui à des ressources non renouvelables ou à des externalités données. La critique écologique est aussi basée (comme l'a écrit David Pearce) sur l'incertitude qui règne au sujet du fonctionnement des systèmes écologiques, incertitude qui empêche l'application de l'analyse des extemalités : il y a toutes sortes d'externalités sur lesquelles nous ne savons rien, et pour certaines dont nous savons quelque chose, nous sommes incapables de dire si leurs effets seront positifs ou négatifs, sans même parler d'être capable de leur attribuer une valeur monétaire actuelle.

L'effet de serre est maintenant utilisé comme argument en faveur de l'énergie nucléaire (cf. par exemple, l'éditorial du New York Times du 20.04.1989), mais celle-ci nous fournit pourtant d'autres excellents exemples d'externalités impossibles à évaluer : comment attribuer une valeur actuelle aux coûts de démantèlement des centrales dans plusieurs dizaines d'années, ainsi qu'aux coûts de surveillance et de maîtrise des déchets radioactifs pendant une période de plusieurs milliers d'années, d'autant plus que cette valeur dépendra du taux d'escompte psychologique choisi. De plus, nous ne savons pas s'il faut caractériser certains produits annexes de l'énergie nucléaire, tels que le plutonium, comme des externalités positives ou négatives, sans parler de leur attribuer une valeur monétaire. Etant donné que le plutonium peut avoir un usage militaire, il est loisible de lui attribuer une valeur positive et d'y voir un facteur d'optimisation de l'économie du nucléaire. Un tel "crédit de plutonium" a été intégré à la comptabilité des premières centrales nucléaires britanniques (Jeffery, t988). Mais il pourrait s'avérer dans l'avenir que le plutonium soit perçu comme une externalité négative, en particulier quand il tombe aux mains d'un gouvernement hostile. Et de fait, dès 1947, Frederick Soddy, qui était un physicien nucléaire qualifié, mettait en garde contre l'usage "pacifique" de l'énergie nucléaire en raison "de l'impossibilité virtuelle d'empêcher l'usage des produits non fissiles d'un réacteur, tels que le plutonium, à des fins guerrières " (Soddy, 1947, p. 12). L'opinion publique occidentale n'eut pas accès à cette vérité peu rassurante avant les années 70 en raison du tir de barrage propagandiste en faveur des "atomes pour la paix" initié par l'administration Eisenhower. Avant l'accident de Three Miles Island en 1979, la conscience des dangers de l'énergie nucléaire "pacifique" n'était présente dans le domaine public que chez quelques scientifiques et quelques groupements de citoyens ou communautés locales directement menacés par les centrales, ainsi que chez cette minorité folklorique et socialement impuissante constituée par les rescapés de 1968 et leurs quelques jeunes recrues. La conscience du danger écologique représenté par les armes nucléaires (même quand elles ne sont pas utilisées) progresse également.

L'économie de l'environnement conventionnelle, pourrions-nous conclure, n'a guère d'utilité en tant qu'instrument de gestion de l'environnement, parce que le concept d' "externalités" ne sert qu'à masquer l'incapacité d'attribuer une valeur à des coûts sociaux qui sont reportés sur d'autres groupes sociaux ou sur les générations futures. C'est pourquoi il est impossible de répondre à la question de savoir si la fermeture (avant même qu'elles aient jamais fonctionné) des centrales nucléaires de Shoreham (Long Island) ou de Seabrook (New Hampshire), qui ont coûté chacune près de cinq millions de dollars (intérêts compris), est plus ou moins rationnelle du point de vue économique que leur mise en route.

La Banque mondiale, qui est en train de devenir un des principaux décideurs écogestionnaires en matière de programmation environnementale internationale, n'accorde pas de prêts pour la construction de centrales nucléaires ; il semble toutefois qu'elle ait fait une exception pour la centrale d'Angra dos Reis, près de Rio de Janeiro (New York Times, 2.03.89) il serait intéressant de savoir sur quelle base sont calculés les coûts et les bénéfices potentiels, et à quel taux d'escompte psychologique; mais il est probable que le problème fût trop délicat, tant sur le plan comptable que sur le plan politique, pour que la Banque mondiale n'ait pas dissimulé ce prêt sous un prêt plus large en faveur de tout le secteur électrique, sans analyse spécifique en termes de coûts-bénéfices pour Angra dos Reis. De même, le débat brésilien sur les échanges dettes/environnement (debt-for-nature swaps) révèle les difficultés d'évaluation d'autres externalités. Ainsi, une "généreuse" proposition de rachat d'une partie de la dette brésilienne à hauteur de 4 milliards de dollars, et ce en faveur de la préservation de la forêt amazonienne, a été lancée à titre expérimental il y quelques mois (New York Times, 3.02.89). La dette externe totale du Brésil a une valeur nominale de 115 milliards de dollars. Offrir moins d'un dollar par tête de terrien, une fois pour toutes, comme prix de la préservation de la forêt amazonienne, c'est vraiment un peu léger. La valeur des externalités positives dont la conservation de la forêt amazonienne - qui est en train d'être littéralement privatisée - ferait bénéficier le reste de I' humanité s'élève bien à, disons, 50 milliards de dollars par an. Après tout, personne ne sait comment évaluer les bénéfices futurs de la préservation de la biodiversité tropicale. (la plate-forme politique actuelle du Parti du travail brésilien intègre cette approche financière offensive du conservationnisme écologique.)

Energie et économie : un regard historique

Les relations de l'homme avec l'environnement ont une histoire et la perception de ces relations est également historique. Les historiens auraient probablement encouru moins de risques professionnels que les économistes à enrichir leurs recherches d'une dimension environnementale. La conscience écologique progresse maintenant partout, mais l'historiographie écologique en est encore à ses premiers pas. On ne devrait pas toujours percevoir l'écologie comme une dimension de la longue durée. La destruction irréversible des combustibles fossiles se produit à un rythme assez rapide. Peut-être subissons-nous déjà les conséquences de l'effet de serre, alors même que la grande majorité des habitants de la Terre a une consommation d'énergie exosomatique plus similaire à celle de la période pré-indutrielle qu'à celle du capitalisme avancé. La diminution de la couche d'ozone se caractérise par des délais encore plus brefs. Les pêcheries du Pérou ont été détruites au cours des années 60 et au début des années 70, en moins de temps encore qu'il n'en a fallu pour épuiser les dépôts de guano entre 1840 et 1880. Auparavant, l'invasion européenne de l'Amérique (et d'autres territoires d'outre-mer) avait produit un désastre écologique : les populations indigènes subirent un effondrement démographique pire que celui dû à la peste noire (Crosby,1986). L'étude de l'utilisation de l'énergie dans l'économie est la forme d'histoire écologique la plus facile. La "loi de l'accélération" de l'utilisation de l'énergie formulée par Henry Adams (et symptomatiquement refoulée par Karl Popper dans une note de Misère de l'historicisme) n'a pas connu d'influence. De temps à autres, on a assisté à de modestes tentatives de produire des schémas d'utilisations de l'énergie. Mais sur ce terrain, il faut attendre presque un siècle, en 1962, pour qu'apparaisse le premier travail universitaire reconnu, celui de Carlo Cipolla. Quant à la première réunion de la Société européenne d'histoire environnementale, elle a eu lieu en 1988!

Au cours du long débat sur l'énergie et l'économie, on a pu voir se manifester deux points de vue erronés et une conception constructive. Une première erreur repose sur la "théorie énergétique de la valeur" (cf. Punti, 1988, pour une réfutation de cette thèse, basée sur le fait que des quantités d'énergie similaires provenant de sources différentes ont des temps de production différents). Une deuxième erreur repose sur l'isomorphisme entre les équations de la mécanique et les équations de l'équilibre économique chez les néo-classiques après 1870. On pensait que l'échange économique impliquait un échange d'énergie psychique. Wisniarski, au tournant du siècle, se faisait l'interprète de cette absurdité. Leslie White, tenant de l'anthropologie écologique, critiquait ainsi cette approche "il parle des systèmes sociaux dans les termes de la première et de la deuxième loi de la thermodynamique et utilise des équations différentielles pour décrire certains processus sociaux. Mais il ne fait que présenter les systèmes sociaux comme analogues aux systèmes physiques et les décrire dans le langage de la physique, au lieu d'appliquer les concepts de la physique de façon à enrichir notre compréhension des systèmes socioculturels." (Leslie White, 1954, repr. 1987.)

La conception constructive se rattache à une longue lignée de chercheurs : Nicholas Georgescu-Roegen, Kennetti Boulding, Frederick Soddy, Patrick Ceddes, Josef Poppe-Lynkeus, Sergei Podolinsky. L'économie ne devrait pas être perçue comme un flux d'échanges circulaire (ou en spirale), comme un carrousel entraînant producteurs et consommateurs, mais plutôt comme un flux entropique à sens unique d'énergie et de matériaux. De nos jours, l'économiste qui milite le plus activement en faveur de la conception entropique de l'économie est Herman Daly, un ancien élève de Georgescu-Roegen, mais ce domaine de recherche a une histoire déjà ancienne et peu connue (Martinez-Alier et Schiuepman, 1987).

Cette conception n'implique pas l'ignorance des propriétés anti-entropiques de la vie (ou plus généralement des systèmes ouverts). Il faut être très explicite sur ce point, en raison de la montée du "social-prigoginisme"' c'est-à-dire de la doctrine selon laquelle les sociétés humaines (par exemple le Japon, la CEE ou la ville de New York) s'auto-organisent de façon que les inquiétudes concernant l'épuisement des ressources ou la pollution sont purement redondantes (Proops, 1989, p. 62). Si l'on va un peu au-delà du titre du livre de Georgescu-Roegen, la Loi de l'entropie et le processus économique, il apparaîtra clairement que l'économie écologique de cet auteur, tout en évitant précisément toute forme de ce que j'appelle social-prigoginisme, n'exclut pas l'idée qu'un système qui reçoit de l'énergie de l'extérieur (comme la Terre) puisse faire preuve d'une croissance régulière en termes d'organisation et de complexité dans le temps (cf. Grinevald, 1987). Vernadsky (1863-1945) expliquait (dans une partie de son livre la Géochimie explicitement intitulée l’énergie de la matière vivante et le principe de Carnot), que l'énergétique de la vie était contraire à celle de la matière brute. Cela a également été souligné par des auteurs tels que le géologue irlandais John Joly et le physicien allemand Felix Auerbach (avec sa notion d'Ektropismus), et on pourrait retrouver cette même idée chez J. R. Mayer, Helmholtz et William Thomson (Kelvin). Vernadsky soulignait de plus que "l'histoire des idées qui concernent l'énergétique de la vie... nous présente une suite presque ininterrompue de penseurs, de savants et de philosophes, arrivant aux mêmes idées plus ou moins indépendamment (...) Un savant ukrainien mort jeune, S. Podolinsky, a compris toute la portée de ces idées et a tâché de les appliquer a l'étude des phénomènes économiques." (Vernadsky, 1924, p.334-335).

Etant donné l'importance de la figure de Vernadsky dans la science écologique et aussi dans le renouveau écologiste contemporain en URSS, cette approbation de l'économie écologique de Podolinsky a des chances d'obtenir, rétrospectivement, un certain succès. Podolinsky (1850-1891), bien que darwiniste, n'était pas un social-darwiniste. Il n’attribuait pas les disparités dans l'utilisation de l'énergie entre les nations et à l'intérieur des nations à une quelconque supériorité naturelle, mais plutôt à l'inégalité engendrée par le capitalisme. En quoi il divergeait de l'opinion des sociaux-darwinistes qui, quelques années plus tard, appliquèrent aux groupes humains la maxime de Boltzmann de 1866, "la lutte pour la vie est une lutte pour l'énergie disponible." Aujourd'hui, tout comme il y a un siècle, le point de vue écologique n'est pas univoque politiquement. Il entraîne certains à des conclusions socio-darwinistes (c'est le cas de Hardin et de son "éthique du canot de sauvetage") et d'autres à des conclusions favorables à l'égalité internationale (c'est le cas des Verts allemands et de nombreux chercheurs et militants du tiers-monde).

Raubwirtschaft: l'économie de pillage des ressources

A défaut de l'économie, d'autres disciplines, en particulier l'histoire et la géographie, auraient pu susciter l'intérêt pour l'écologie des humains. Pourtant, l'histoire écologique est toute récente en tant que discipline universitaire, et la géographie n'a guère étudié les flux d'énergie et de matériaux au sein des écosystèmes humains. Elle aurait pu le faire dès le début du siècle, si elle avait emboîté le pas aux travaux de Bernard et Jean Brunhes. On signalera pour mémoire que l'un des chapitres de la Géographie humaine de Jean Brunhes développait la notion de Raubwirtschaft introduite Par le géographe allemand Ernst Friedrich (né en 1867, professeur à Koenigsberg) : "Il est particulièrement étrange que des phénomènes de dévastation caractéristiques accompagnent spécialement la civilisation, alors que les peuples primitifs n'en connaissent que des formes atténuées" (Jean Brunhes, 1920, éd. 1978, p. 331). Une géographie écologique aurait pu naître dans les universités françaises à partir de ces réflexions d'un géographe aussi éminent que Jean Brunhes. Les géographes n'avaient rien à perdre et beaucoup à gagner professionnellement en devenant spécialistes de l'écologie humaine et de la gestion de l'environnement, mais une notion comme celle de Raubwirtschaft n'avait guère de chances d'être politiquement acceptable dans une Europe colonialiste et particulièrement dans la France colonialiste.

Après avoir donné des exemples de Raubwirtschaft (cf. également Raurnolin, 1984), Jean Brunhes mentionnait le livre de son frère Bernard Brunhes, La Dégradation de l'énergie. Bernard Brunhes était directeur de l'observatoire météorologique du Puy-de-Dôme, et il est mort jeune. Il a fait des recherches sur les flux d'énergie et également sur l'érosion des sols. Il voyait dans la déforestation une conséquence de la privatisation des terres communales : il déplorait la "tragédie des enclosures" plutôt que la "tragédie des terres communales" , parce que s'il est vrai que les propriétaires privés supportent les coûts à court terme de la dégradation des sols (contrairement aux usagers des terres communales), dans la perspective du long terme (qui a sa pertinence pour les questions de déforestation et de dégradation), leur horizon temporel pourrait s'avérer plus court et leur taux d'escompte implicite plus élevé que celui des usagers communaux. Bernard Brunhes citait les opinions de Proudhon sur la propriété privée, qui ne sont pas tendres. Un géographe américain, Carl Sauer, influencé par George Peridris Marsh, posait aussi la question : "Ne devrions-nous pas admettre qu'une bonne partie de ce que nous appelIons production est en réalité une extraction?" Mais il n'utilisait pas la notion de Raubwirtschaft (Saner, 1956).

Le développement d'un socialisme écologique

Vu le caractère entropique de l'économie, il y a forcément épuisement des ressources et production de déchets, et la critique écologique de l'économie met en doute la capacité du marché d'évaluer avec précision de tels effets connexes. L'économie écologique n'est pas nécessairement pessimiste quant à la croissance économique, elle se contente de souligner le fait que la croissance ne peut être extrapolée sur la base de modèles purement économiques dont les flux d'énergie et de matériaux sont exclus. La critique écologique insiste sur cette dimension temporelle qui implique que l'économie alloue non seulement des ressources, mais aussi des déchets et des pénuries de ressources aux générations futures, sans que ces allocations se fassent sur la base d'une quelconque transaction avec lesdites générations. C'est pourquoi l'explication des mécanismes économiques ne peut reposer sur les choix et les préférences individuelles. L'individualisme méthodologique se heurte à la difficulté ontologique insurmontable de prendre en compte les générations futures. C'est la raison pour laquelle l'économie écologique est un des principaux ennemis de la science économique orthodoxe. Elle se range aux côtés d'une économie politique au sens propre du terme, ou de l'économie institutionnaliste. L'économie écologique pourrait-elle également entretenir des relations étroites avec l'économie marxiste ?

Etant donné que Marx et Engels étaient sceptiques au sujet des avantages de la main invisible du marché, ils n'auraient dû avoir aucun parti pris contre l'idée d'examiner le processus économique à la lumière de la loi de l'entropie. Je vais maintenant me pencher sur cette question, au-delà de l'anecdote du refus par Engels (en 1882) de prendre au sérieux l'économie écologique de Podolinsky, refus qui constitue par excellence une occasion manquée de voir naître un marxisme écologique. Les travaux de Podolinsky devraient clairement être à la base du développement d'un socialisme écologique. Ce socialisme écologique est, en Inde et en Amérique latine, l'objet d'un intérêt qui dépasse largement les cercles universitaires.

Les milieux marxisants, avec cent ans de retard, manifestent un intérêt croissant pour l'idée d'un marxisme écologique, qui couvrirait à la fois la théorie des crises économiques et l'histoire des mouvements sociaux. Traditionnellement, l'économie marxiste voyait une contradiction entre la surproduction de capital dans les métropoles capitalistes et la faiblesse du pouvoir d'achat de la classe ouvrière métropolitaine ou des économies périphériques exploitées. Du point de vue d'un marxisme écologique, on ne mettrait pas l'accent sur la surproduction de capital, mais sur la dégradation, voire la destruction, des conditions de reproduction du capital. Jusqu'à maintenant, l'économie marxiste, quand il lui arrivait de se pencher sur le problème des ressources naturelles, a adopté un point de vue ricardien. Ainsi, dans les années 70, les marxistes analysaient la hausse des prix du pétrole en termes similaires à celle des prix agricoles dans la théorie ricardienne de la rente différentielle (nécessité de couvrir le coût d'exploitation des terres marginales), en y ajoutant les effets de monopole (comme dans la "rente absolue" de Marx), et le fait que l'augmentation de la rente par rapport au profit altérerait la proportion entre consommation, épargne et investissement au point de ralentir l'accumulation du capital. Nous savons toutefois que le prix du pétrole a baissé dans les années 80, bien qu'il y ait moins de pétrole dans la nature à cette époque que dans les années 70. Mais le problème de fond, c'est que dans la théorie de la rente de Ricardo, le prix de production des produits agricoles cultivés sur les terres marginales doit couvrir le coût de production (profit compris, mais rente non comprise) tandis que le prix de production d'une ressource non renouvelable doit simplement couvrir le coût de son extraction (profit compris) à la marge. Le pétrole n'est pas produit il est extrait.

Bien que Marx fût d'accord avec les thèses de Liebig en faveur des petites exploitations agricoles qui seraient plus propices au recyclage des éléments fertilisants, et bien qu'il partageât l'enthousiasme de ce dernier pour les nouveaux engrais chimiques, il ne s'est pas penché sur la question de savoir si les prix agricoles devraient refléter seulement les coûts de production courants ou s'ils devaient aussi garantir la fertilité à long terme de la terre. Quoi qu'il en soit, la conservation des sols signifie qu'on les exploite en évitant l'érosion, tandis que la conservation du pétrole signifie qu'on ne l'exploite plus du tout. La reproduction ou le remplacement des combustibles fossiles n'est pas garanti par des prix élevés (bien que leur conservation puisse être stimulée par de tels prix). Les schémas marxiens (ou sraffiens) de la "reproduction simple" n'ont pas encore pris en compte le caractère non renouvelable des ressources, pas plus que d'autres phénomènes environnementaux (Christensen, 1989, p. 34). Si dans l'économie marxiste les coûts écologiques doivent être exprimés par des hausses de prix pour avoir une influence négative sur l'accumulation du capital (c'est le point de vue des théories éco-marxistes de la crise, cf. Leif, 1986; O'Connor, 1988), alors la critique écologique est également valide contre ce type de marxisme écologique, précisément parce que les prix ne reflètent pas les coûts sociaux et les besoins des générations futures. Ceux-ci restent extérieurs au marché. On peut avoir une dévastation écologique croissante pendant toute une période sans que cela se reflète dans une crise capitaliste. Cela dit, on a pu soutenir que les nouveaux mouvements sociaux sont des facteurs de hausse des coûts capitalistes monétaires privés et ont tendance à les rapprocher des coûts sociaux réels (Leff, 1986; O'Connor, 1988). C'est un argument séduisant, parce qu'il a l'avantage de - synthétiser les facteurs objectifs et subjectifs dans un style typiquement marxiste. C'est aussi la perspective adoptée par la nouvelle histoire socioécologique en Inde. Ainsi, les travaux de Rainachandra Guha sur les bases écologiques des protestations paysannes fournissent une explication de l'origine lointaine du mouvement Chipko et d'autres mouvements semblables depuis l'époque coloniale jusqu'aux années 70. Bien entendu, la perception des enjeux écologiques au cours de l'histoire n'est pas exprimée par les acteurs en termes familiers aux écologistes, tels que les flux d'énergie et de matériaux, la pollution ou les ressources non renouvelables. C'est là un langage de savants, c'est aussi celui de certains mouvements écologistes (des secteurs des Verts allemands, par exemple), mais ce n'ést certainement pas celui des mouvements, passés ou présents, connus ou encore à découvrir, qui ont essayé de soustraire les ressources naturelles à l'emprise du système de marché généralisé, qui ont opposé une "économie morale" (au sens défini par E. P. Thompson), et donc une économie écologique, à l'économie de l'accumulation et du profit.

Si on interprète le développement du capitalisme en termes de croissance de la Raubwirtschaft pour soutenir le niveau de vie des riches, alors toutes sortes de mouvements sociaux des pauvres contre les riches seront perçus comme porteurs de contenus écologiques, voire même pourront adopter un idiome écologiste. Les mouvements sociaux, même s'ils ne peuvent pas soustraire les ressources naturelles à la loi du profit, forceront du moins le capitalisme à internaliser certaines extemalités (O 'Connor, 1988) en luttant sur les questions d'hygiène et de sécurité sur les lieux de travail, de stockage des déchets, de distribution de l'eau dans les zones urbaines, de préservation des forêts par les indigènes contre l'industrie papetière, les grands barrages ou l'élevage intensif, de juste prix pour les ressources non renouvelables du tiers-monde. On peut toutefois avoir des doutes sur la prise en compte par ces mouvements sociaux - même si les Etats autorisent leur existence - du problème des générations futures.

L'écologie et le débat sur le calcul économique dans les économies socialistes

Parce que les problèmes environnementaux démontrent la faiblesse de l'économie de marché, on aurait pu s'attendre à ce qu'ils trouvent place dans les débats sur la planification centralisée qui ont eu lieu en Europe centrale à la fin du siècle dernier et jusque dans les années 30. Mais les questions écologiques étaient absentes de l'article d'Enrico Barone (de Padoue) sur le ministère de la Production dans un Etat collectiviste et des contributions consécutives. Les quelques remarquables exceptions sont Popper-Lynkeus (1838-1921), Ballod-Atlanticus (1864-1933), Otto Neurath (1882-1945), William Kapp (1910-1976). Ce n'est que depuis peu que le conflit entre écologie et économie dans les pays non capitalistes d'Europe de l'Est (Graf, 1984) fournit une bonne analyse et une bibliographie.

La splendide croisade démocratique et antibureaucratique qui se déroule actuellement en Europe de l'Est et en Union soviétique ne doit pas déboucher sur une glorification du marché en tant que solution des problèmes écologiques. Le marché ne peut pas prendre en compte les dommages écologiques a long terme. Cela a été clairement démontré par William Kapp, qui a commencé sa carrière en soutenant à Genève une thèse de doctorat sur l'évaluation des externalités (Leipert et Steppacher, 1987). Il entendait ainsi apporter une contribution au débat des années 20 et des années 30 sur la rationalité économique dans une économie socialiste. Vers la fin de sa vie, Kapp écrivait : "Le fond du problème, c'est que tant la perturbation que l'amélioration de notre environnement nous impliquent dans des décisions qui ont les effets â long terme les plus hétérogènes et qui, de plus, font peser sur les générations futures les conséquences des choix des générations présentes. On peut toujours donner une valeur monétaire et appliquer un taux d'escompte (lequel?) à des utilités ou des désutilités futures afin d' exprimer leur valeur actualisée, cela n'élimine pas le dilemme du choix, ni le fait que nous prenons des risques avec la santé et la survie de l'humanité. C'est pourquoi j'ai tendance à penser que la tentative de mesurer les coûts et les bénéfices sociaux en termes de valeurs strictement monétaires ou marchandes est vouée à l'échec. Les coûts et les bénéfices sociaux doivent être considérés comme un phénomène non marchand; ils sont supportés ou engrangés par la société en tant que totalité complexe : ils sont hétérogènes et ne peuvent être comparés quantitativement, pas même en théorie." (Kapp, 1970, repr. 1983, p. 49).

Otto Neurath a exprimé le même point de vue sur l'absence de commensurabilité économique à travers le concept de Naturalrechnung. On peut imaginer comment l'idée de Neurath fut accueillie par les tenants de l'économie de marché : Hayek écrivit que la proposition faite par Neurath, à savoir que l'autorité planificatrice centrale fasse tous ses calculs en nature, démontrait son ignorance des difficultés insurmontables que l'absence d'évaluation monétaire imposerait à un usage économique rationnel des ressources (Hayek, 1935, p. 30-31). Mais de son côté, Hayek, comme pratiquement tous les participants au débat sur la rationalité économique du socialisme (quelles que soient leurs positions), négligeait les problèmes d'épuisement des ressources et de pollution. Sa glorification du principe du marché et de l'individualisme l'amenait à rejeter les auteurs qui développaient une critique de l'économie d'un point ce vue écologique Frederick Soddy, Lancelot Hogben, Lewis Mumford, ainsi qu'Otto Neurath - dans l'enfer de l' "ingénierie sociale" totalitaire (Hayek, 1952) Des centaines de spécialistes des "systèmes économiques comparés" ont illustré à leurs étudiants le débat sur le calcul économique dans une économie socialiste ; nombre d'entre eux ont défendu le "socialisme de marché" de Lange et Taylor contre les objections de Max Weber, de Ludwig Von Mises et de Hayek, mals aucun n'a réalisé ce qui manquait a ce débat: une discussion sur l'allocation intergénérationnelle de ressources non renouvelables (ce qui n'est pas du tout la même chose que de savoir si le prix du charbon ou du pétrole doit refléter leur coût marginal d'extraction plutôt que leur coût moyen). Ce n'est là qu'un exemple de plus de ce que Ravetz appelle "construction sociale de l'ignorance."

Neurath, inspiré par Popper-Lynkeus et Ballod-Atlanticus, était conscient du fait que le marché ne pouvait évaluer les effets intergénérationnels. Dans ses écrits sur l'économie socialiste, dès 1919, il donnait l'exemple suivant supposons que deux usines capitalistes réalisant la même production (l'une avec deux cents travailleurs et cent tonnes de charbon, l'autre avec trois cents travailleurs et seulement quarante tonnes de charbon) entrent en concurrence sur le marché, et que celle qui utilise le processus le plus "économique" (au sens étroit, et non pas dans la perspective de l'écologie humaine) prenne l'avantage. Dans une économie socialiste, pour pouvoir comparer les deux processus de production - celui qui utilise plus de travail humain que de charbon et celui qui utilise plus de charbon que de travail humain - il nous faudrait donner une valeur actualisée aux futurs besoins en charbon, et nous devrions donc non seulement prendre une décision politique sur le taux d'escompte psychologique et l'horizon temporel, mais évaluer l'évolution probable de la technologie (sans parler des estimations de l'effet de serre, des pluies acides, de la pollution radio active, que Neurath aurait pu mentionner). En raison de cette hétérogénéité le choix du plan de production ne pouvait se faire sur la base d'une unité de mesure commune. On se trouvait face à des éléments économiques incommensurables, d'où la nécessité d'un calcul en nature. On peut comprendre pourquoi Neurath devint la bête noire de Hayek, mais dans le camp adverse Neurath ne rencontra pas plus de compréhension. Un de ses critiques remarqua que son scepticisme au sujet de la planification l'amenait à penser auf so primitive chiliastiche Weise qu'il était im Utopismus stecken geblieben (Weil, 1926, p. 457), c'est-à-dire que ses prémisses millénaristes primitives l’enfermaient dans un mode de pensée utopiste !

Otto Neurath ne fut pas seulement un économiste hétérodoxe et un militant politique radical (il participa activement à la révolution de Munich en 1919), mais aussi un philosophe analytique de premier plan, et c'est à lui qu'on doit le manifeste du Cercle de Vienne. Si la plupart des écrits économiques de Neurath ne sont accessibles qu'en allemand (bibliographie in Weissel, 1976, et Stadler, 1982), et si la thèse de William Kapp (écrite dans les années 30) est restée pratiquement inconnue, on ne peut pas en dire autant des écrits en anglais plus récents de Kapp sur les coûts et les bénéfices sociaux du développement économique : "Nous avons affaire à des grandeurs et des quantités essentiellement hétérogènes pour lesquelles il ne peut y avoir de commun dénominateur " (1965, éd. 1983, p. 37). Dans cette perspective, l'économie de l'environnement n'est pas conçue comme une variable mineure de l'économie du bien-être, cantonnée dans l'étude de cas sporadiques et exceptionnels d' "échec du marché". Bien au contraire il s'agit de rouvrir une des polémiques majeures de notre époque en' soulignant le fait que l'économie de marché ne peut fournir par elle-même de critère pour l'allocation de ressources et de déchets dans la longue durée. Cela n'implique pas pour autant que le ministère de la production d'un Etat collectiviste soit plus capable de mettre en oeuvre une véritable rationalité écologique. La question est plutôt de savoir qui doit décider en matière de politique économique, et comment?

Les limites de la rationalité écologique

Tout au long de cet article, j'ai avancé des arguments contre une politique environnementale basée sur l'appareil conceptuel de la science économique ; je voudrais maintenant signaler quelques-unes des limitations d'une approche purement écologique. En guise d'exemple, j'examinerai plus particulièrement l'échec du concept de "capacité de charge" à fournir un instrument viable de politique écologique et démographique.

En écologie, on appelle capacité de charge la population maximale d'une espèce donnée qui peut être supportée indéfiniment par un territoire (dégradation qui se traduirait forcément dans l'avenir par une diminution de cette même population). La surface de terre cultivable par personne en Europe est assez faible comparée à la moyenne mondiale (aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne de l'Ouest et au Royaume-Uni, ce rapport est plus faible qu'à Haïti), et la population européenne exploite des ressources matérielles et des sources d'énergie non renouvelables non seulement à des fins industrielles, mais également pour son agriculture. C'est ici que l'écologie et l'économie entrent en conflit quant à la définition de la "dégradation des ressources de base". Les économistes ont tendance à prétendre que l'exploitation des ressources, même quand elles sont extraites et non produites, ne représente pas nécessairement une dégradation car elles seront remplacées par de nouvelles ressources avant d'être épuisées. Une attitude strictement conservationniste, qui attribuerait une valeur égale aux consommations présentes et futures, amènerait peut être à prôner la non-utilisation des ressources quand les techniques changent. Les économistes signaleraient également que bien qu'il n'y ait aucune garantie quant aux substitutions permises par les futurs progrès de la technologie, cela ne devrait pas nous empêcher d'exploiter certaines ressources aujourd'hui, étant donné que la croissance future (supposée) de l'économie réduit la valeur marginale de la consommation future par rapport a la consommation présente.

Les écologistes pourraient rétorquer à raison que les économistes n'ont pas d'argument tenable pour imposer un quelconque taux d'escompte psychologique, et ils pourraient même militer en faveur d'un taux d'escompte négatif. Et pourtant, en raison des incertitudes concernant les progrès technologiques futurs, une telle rationalité écologique ne fournit nullement une base nettement moins contestable pour une politique environnementale que la rationalité économique habituelle.

Les organismes internationaux les plus respectables, ainsi que les banques de prêts multilatérales, essaient déjà d'utiliser le concept de capacité de charge comme base d'une politique de développement soutenable, mais seulement pour les pays pauvres. Pourquoi ne se pose-t-on pas la question de savoir si la CEE n'a pas d'ores et déjà dépassé sa capacité de charge, et si son modèle de développement est soutenable ? Qui plus est, plusieurs pays européens encouragent une politique d'accroissement, ou au moins de stabilité, de la population actuelle, et ce non pas en accueillant des immigrés mais en stimulant à la hausse le taux de natalité de façon a produire des bébés de bonne souche européenne (ce qui est une erreur si l'on prend en compte la diminution de la couche d'ozone, étant donné que les Blancs sont plus susceptibles d'être victimes de cancers de la peau). Cet encouragement à la croissance de la population repose donc sur deux types d'hypothèses implicites : soit un découplage entre la croissance et l'exploitation des matières premières et de l’énergie (grâce à de fortes hausses de productivité et au recyclage) soit une capacité persistante d'extraire des matières premières et de l'énergie a bas prix des pays d'outre-mer, selon le schéma européen classique de la Raubwirtschaft. Ces hypothèses pourraient d'ailleurs fort bien s'avérer correctes.

Si l'on prend l'exemple de la Catalogne, l'une des questions centrales de la politique environnementale serait de savoir si l'on doit promouvoir une plus forte croissance économique (plutôt qu'une distribution plus égalitaire des richesses), au risque (entre autres) de s'encombrer d'un million d'automobiles supplémentaires avant d'atteindre le taux de saturation absolue. La Catalogue est un petit pays de 30 000 km avec une densité de 200 habitants au km2 (sans compter les touristes), ce que le gouvernement

régional considère comme encore insuffisant, et une densité d'énergie nucléaire de 0,5 kW par personne. Les automobiles supplémentaires contribueront à l'aggravation de l'effet de serre, à l'épuisement des ressources pétrolières (outre-mer), et localement, à l'augmentation de la pollution par le smog, à la disparition de terres cultivées, à l'intensification des nuisances sonores. Existe-t-il entre ces coûts écologiques et les bénéfices escomptés une commensurabilité susceptible de nous permettre d'en tirer des conclusions et de choisir entre limiter la croissance, la faire reposer sur d'autres types de productions, ou bien la laisser suivre son cours habituel? Je ne crois pas. Nous ne pouvons pas comparer en termes équivalents ces coûts et ces bénéfices en raison de diverses incertitudes (qui ne sont pas la même chose que des risques relevant du calcul de probabilités), et aussi parce que l'évaluation des effets à venir et des dommages produits sur des territoires lointains et des populations socialement et géographiquement périphériques est essentiellement une question morale. Cela dit comme la science économique ne peut nous servir de guide en la matière, nous pourrions être tentés de nous transformer en "éco-gestionnaires" et essayer de baser nos décisions sur une rationalité écologique s'appuyant, par exemple, sur la notion de capacité de charge. Mais on nous rétorquerait aussitôt que la Catalogue n'est pas Haïti et qu'elle est plutôt comparable à l'Italie du nord. Une forte densité démographique n'est donc pas nuisible à l'économie, voire à l'environnement, voyez les Pays-Bas, voyez Singapour!

Le 10 mars 1989 s'est produit en Méditerranée un accident comparable à ceux qui arrivent entre Saint-Domingue (et Haïti) et la côte des Etats-Unis. Dix Marocains désireux d'émigrer trouvèrent la mort en mer en essayant d'atteindre l'Espagne. Le droit de choisir son lieu d'habitation sur cette Terre est encore le plus impalpable des droits de l'homme. Le même jour, par pur hasard, l'Espagne annonçait dans l'esprit du concept de; "forteresse Europe" (on pourrait aussi parler de "canot de sauvetage Europe", pour paraphraser Hardin) - qu'elle exigerait désormais des visas pour tous les ressortissants marocains, algériens, tunisiens (et aussi latino-américains) à partir de mars 1990. Un représentant du gouvernement (jouant le rôle d'une espèce de démon de Maxwell) expliqua que l'Espagne possède une longue étendue de côte qui jouxte des paises con problemas demograficos (El Pais Semanal, 13.03.1989). Ainsi, donc, le Maroc a des problèmes démographiques tandis que l'Italie ou les Pays-Bas ou la Catalogne n'ont pas de problèmes démographiques. Les migrations et l'interdiction des migrations ne sont pas perçues en fonction des différences de niveau de vie, mais comme une conséquence de la pression démographique sur les ressources dans le Sud. Et pourtant, quand l’Italie, l'Espagne, le Portugal et la Grèce étaient des pays d'émigration, il n'y a pas si longtemps, leur densité démographique respective (à l'exception, peut être, de celle du Portugal) était plus faible qu'aujourd'hui. Auparavant, l'Allemagne et la Grande-Bretagne avaient envoyé de gros contingents d'émigrants au-delà des mers bien que leurs densités démographiques fussent également plus faibles à l'époque. Les migrations sont en général le produit de divers facteurs d'attraction, et dans tous les cas, une capacité de charge locale peut toujours être accrue si ce n'est à partir des ressources domestiques, ce sera à partir de matières premières et de sources d'énergie de provenance extérieure. A l'intérieur des frontières d'un même Etat, les travailleurs, qui y bénéficient en général de la liberté de migration, quittent souvent des régions qui sont loin d'avoir atteint les limites de leur capacité de charge (c'est le cas de l'Andalousie occidentale dans les années 60, qui était une région dotée d'un surplus agricole considérable). Entre les Etats la police des frontières intercepte les immigrants en provenance de territoires où, sans nécessairement connaître la faim, ils ne bénéficient que d'un niveau comparativement assez faible de consommation d'énergie et de matières premières.

Les migrations ne cesseront que sous la menace de la violence, ou bien par l'instauration d'une plus grande égalité des niveaux de vie. Il est peu probable que cette égalisation puisse être instaurée par le moyen d'une croissance économique généralisée, plutôt que par une redistribution globale. Les Etats, les frontières et les polices sont des produits de l'histoire et de la société. Il en est de même de l'analogie avec les démons de Maxwell, les démons de Maxwell étant des êtres surnaturels supposés capables de maintenir ou d'accroître la différence de température entre des vases communiquants en triant les molécules rapides et les molécules lentes - Les écologistes sont assez forts pour expliquer les mouvements des oiseaux et des poissons, mais ils sont actuellement incapables d'expliquer la distribution géographique de la population humaine. Les unités politico-territoriales sur lesquelles la politique environnementale est conçue et appliquée ne répondent à aucune logique écologique et ont tendance à déplacer les coûts sociaux en dehors de leurs frontières. C'est pourquoi les arguments basés sur les capacités de charge et la soutenabilité du développement manifestent de façon flagrante leur caractère idéologique à travers leur application sélective.

Une conclusion politique

Cet article a donc exposé un certain nombre de questions anciennes et nouvelles en matière d'économie écologique. Externalités est un terme qui décrit le transfert de coûts sociaux indéterminés (ou éventuellement de bénéfices) sur des groupes sociaux périphériques (peu importe qu'il s'agisse d' étrangers ou de nationaux) ou sur les générations futures. Nous en sommes arrivés à la conclusion suivante en raison de l'existence d'externalités majeures, diachroniques et inévaluables, il n'y a pas de commensurabilité économique indépendante d'une distribution sociale des valeurs morales et du jugement concernant les droits des différents groupes sociaux, générations futures comprises, ainsi que de la perception sociale (optimiste ou pessimiste) des perspectives du progrès technologique. De telles valeurs morales, pas plus que la perception du progrès technologique, ne sont distribuées au hasard dans le monde social, même si elles ne relèvent pas nécessairement et étroitement de la classe sociale, du sexe ou de la classe d'âge, et de plus elles sont (heureusement) historiques et changent à travers le temps.

Par ailleurs, les tentatives de baser les décisions politiques non plus sur la rationalité économique mais sur une rationalité écologique sont vouées à l'échec : en effet, elles impliquent des arbitrages qui reposeraient sur l'attribution de valeurs données à des résultats et des coûts alternatifs, et l'écologie ne peut pas fournir un tel système d'évaluation. Nous retrouvons ici le problème de l'incommensurabilité. Une théorie énergétique de la valeur, par exemple, s'avère inconsistante en termes de temps de production. (Punti, 1988).

Ma conclusion sera donc que l'impossibilité d'une rationalité économique (qu'elle soit marchande ou planifiée) capable de prendre en compte les effets collatéraux et les incertitudes écologiques, de même que l'impossibilité d'appuyer nos décisions en matière de gouvernement des hommes sur des principes de planification purement écologiques, nous amènent à plaider pour la politisation de l'économie. En d'autres termes, l'économie et l'écologie des êtres humains sont enchâssées (embedded) dans le politique. Ce qui nous ramène à la question de savoir quelles sont les unités territoriales et les procédures les plus pertinentes du point de vue décisionnel. Ainsi, de nombreuses conférences se sont récemment penchées sur le problème de définir un ordre des priorités environnementales préalable aux prises de décisions concrètes en la matière. Or, ces conférences pâtissent d'un défaut de représentativité. C'est certain en ce qui concerne les générations futures, mais c'est également assez probable en ce qui concerne des secteurs massifs des générations actuellement en vie, tels que les trois ou quatre milliards d'individus les plus pauvres. En raison des impasses des deux types de rationalité, économique et écologique, l'économie écologique réinscrit sans ambiguïtés le processus décisionnel dans le champ politique, loin des rationalisations défensives fournies par l'économie environnementale conventionnelle ou la planification écologique. Cette conclusion politique, à savoir que la critique écologique rend à l’économie toute sa dimension proprement politique et institutionnelle et que, par conséquent, la politique environnementale n'est pas l'application d'une économie de l'environnement mais relève de choix politiques, n'est pas aussi inoffensive qu'elle en a l'air. Cela soulève un certain nombre de problèmes. La politique environnementale doit-elle être déterminée au niveau mondial, régional ou national, et comment comparer les coûts et les bénéfices à court et à long terme ? Comment la politique détermine-t-elle non seulement la politique environnementale, mais l'ordre du jour de cette politique, ou même la perception et l'éducation aux problèmes environnementaux (ou leur absence) ? Par exemple, comment faut-il expliquer la peur actuelle de l'effet de serre, et pourquoi n'a-t-elle pas commencé en 1900 ? Comment expliquer que les notions de Raubwirtschaft et d' "échange écologique inégal" ne soient pas en vogue auprès des institutions internationales ? Les perspectives écorégionalistes ou mondialistes sont-elles compatibles avec la géographie actuelle du pouvoir (concentré dans les capitales des Etats, et de plus en plus, à Bruxelles), et avec la structure de la représentation politique? Est-ce que la Communauté européenne ne risque pas d'exclure de son ordre du jour environnemental des questions spécifiques que d'autres organisations (l'OMS, WISE, Greenpeace, l'OPEP) pourraient prendre en compte? Est-ce que la foi renouvelée dans le marché sera plus forte que la nouvelle conscience écologique ? Est-ce que la sensibilité écologique dans les pays riches ravivera des conceptions social-darwinistes, tandis que le socialisme écologique restera confiné aux pays pauvres ? En bref quelles sont les unités politico-territoriales qui décideront de la politique environnementale, et comment prendre en compte les "étrangers" et les générations futures ? Quelle est la nature politique de la politique environnementale?

Pour un diplôme universitaire d'écologie humaine et de gestion de l'environnement

A cet article critique, j'ajouterai tout de même une conclusion constructive. Comme nous l'avons vu, l'économie écologique a débuté en tant que domaine de recherche investi par un petit nombre de scientifiques européens isolés à partir des années 1860. Ces chercheurs ne formaient pas une école. Certains d'entre eux étaient fort connus (Soddy, par exemple, obtint le prix Nobel ; Popper-Lynkeus était une figure intellectuelle majeure de Vienne et un ami d'Ernst Mach), mais leur critique écologique de l'économie n'eut guère d'impact sur la vie universitaire ou politique de leur temps. La vie académique, comme on sait, fonctionne selon le principe "parish or perish" (faire partie d'une chapelle ou mourir), et l'économie écologique ne rentrait dans le cadre d'aucune discipline établie. il n'existe encore aucune école d'économistes écologiques dans aucune des principales universités européennes et nord-américaines. A ma connaissance, les seules protestations publiées dans un périodique spécialisé à l'occasion de l'obtention du prix Nobel par Solow au détriment de Georgescu-Roegen se trouvent dans des lettres à la rédaction du magazine Economic and Political Weekly de Bombay (le caractère périphérique ce journal réside dans son origine géographique et dans son orientation politique, nullement dans sa qualité).

L'écologie économique est l'étude de l'économie humaine d'un point de vue écologique. Cette approche n'a pas encore eu beaucoup de succès, mais dans les années 70 il y a eu du côté de la welfare economie des tentatives d'intégrer certains problèmes environnementaux dans le cadre d'une analyse des externalités, sous l'appellation d' "économie des ressources et de l'environnement". Les pages qui précèdent mettent fortement en doute les vertus de cette discipline quand il s'agit d'orienter la politique; environnementale. Etant donné que, d'une part, l'économie des ressources et de l'environnement est un domaine trop étroit et que, d'autre part, la biologie et l'écologie ne se préoccupent pas de l'économie politique, on se trouve en plein no man's land scientifique. Il serait probablement plus pertinent, et cela porterait mois à controverse, appeler ce domaine de recherche écologie humaine, plutôt qu'économie écologique ou écologie politique. Dans les années 20, on appelait écologie humaine la sociologie urbaine de l'école de Chicago, et plus tard ce terme est devenu plus ou moins synonyme d'anthropologie économique, à savoir l'étude des modes d'adaptation écologique des peuples primitifs plus ou moins isolés (c'est là le genre d'articles généralement publiés par la revue Human Ecology). Il faut donc la redéfinir comme l'étude dés relations entre les hommes et l'environnement dans tous les contextes géographiques et historiques et en faire une matière d'enseignement et de recherche universitaire (comprenant environ, par exemple, 50% de sciences naturelles, 20 % de méthodes quantitatives et 30% de sciences sociales, dont le droit, l'économie et l'histoire).

Au sein de la hiérarchie sociale des sciences (où la physique est reine) l'écologie est perçue comme une option "soft", et l'écologie humaine n a pas droit de cité dans ses acceptions les plus prestigieuses, elle s'est parfois engagée dans une impasse (comme c 'est le cas des doctrines du type "théorie énergétique de la valeur" chez Howard Odum et ses disciples). C'est pourquoi on ne peut guère espérer que l'écologie humaine se développera d'elle-même dans les départements de sciences des universités. Il faudra de plus arriver à dépasser le préjugé politique défavorable de nombreux décideurs politiques et universitaires à l'encontre des écologistes, préjugé qui a déjà fait perdre de nombreuses années à cette discipline. Peut-être le fait que la critique écologique de l'économie trouve maintenant des appuis politiques explicites chez certains regroupements politiques et sociaux dans plusieurs pays finira-t-il par influencer a retardement les structures universitaires. En d'autres termes, on espère pouvoir compter sur les Verts (et sur les partis politiques qui ressentent le plus la menace des Verts) pour soutenir l'introduction de l'écologie humaine dans l'enseignement universitaire. Ce sont de fait les Verts allemands qui ont fait les premiers plusieurs interpellations parlementaires en faveur d'une révision écologique de la comptabilité nationale, avant que la Banque mondiale ne s'empare de ce thème (Lutz et El Serafy, 1989), et bien avant que The Economist ne se joigne au choeur (26.08.1989, p. 61) en le présentant comme une nouveauté intellectuelle - malgré les travaux de Georgescu-Roegen (1971) et de Tsuru (1972), ainsi que la tradition encore plus ancienne de critique de la comptabilité économique conventionnelle représentée en Grande-Bretagne par Geddes et Soddy). L'ordre du jour politique inclut désormais les questions écologiques. Qu'il s'agisse d'un intérêt authentique ou d'une simple réaction à la montée des Verts importe peu du point de vue de la politique universitaire qui dépend largement, en particulier sur le plan financier, de l'atmosphère politique générale, laquelle est en train de devenir plus favorable à la recherche dans le domaine de l'écologie humaine.

L'écologie humaine devrait devenir un cursus universitaire majeur, doté du même statut (dans les universités européennes) que l'économie, la physique et l'histoire, la médecine, la chimie ou le droit. Il ne suffit pas (même si c'est une bonne idée) d'en faire un enseignement complémentaire - économie de l'environnement, droit de l'environnement, histoire de l'écologie - des disciplines traditionnelles. On pourrait donc instituer un diplôme d'écologie humaine ou bien pour lui donner une appellation plus attractive, d'écologie humaine et gestion de l'environnement. Un tel cursus inclurait l'étude de toute une série de questions d’écologie humaine qu'elles soient politiquement délicates ou non A mon avis les étudiants devraient être prévenus que d'un point de vue politique l'étude de l'écologie peut mener aussi bien au social-darwinisme écologique qu'à l'égalitarisme écologique (quant aux nouvelles tendances ecogestionnaires internationales, je les vois plutôt comme un courant intermédiaire, plus proche toutefois du social-darwinisme que de l'égalitarisme).

Il existe une demande de spécialistes de l'écologie humaine et de la gestion de l'environnement aussi bien dans l'administration publique que dans le secteur privé (ne serait-ce, dans ce dernier cas, que pour pouvoir interpréter intelligemment les nouvelles réglementations concernant la protection de l'environnement). Pour des raisons que je n'arrive pas à comprendre, et qui ont peut-être à voir avec la séparation entre la géographie physique et la géographie sociale, les géographes n'ont jusqu'à présent pas exercé d'influence majeure en faveur de la création d'un nouveau diplôme d'écologie humaine, mais il est encore temps qu'ils s'y mettent. L'effort requis pour institutionnaliser une telle discipline est de nature tout à la fois; financier, orgarnisationnel et intellectuel. Au sein de certains départements scientifiques (géologie, physique) des universités, on peut fréquemment constater un excès de capacité d'enseignement, et c'est également vrai en géographie. Ce nouveau diplôme fournirait un débouché plus concret à de nombreux étudiants inscrits en biologie, mais intéressés par les questions sociales, et permettrait par ailleurs d'armer d'une solide culture scientifique un type d'étudiant assez différent (peut-être proche des Verts.. politiquement) qui tend aujourd'hui à graviter autour des facultés de lettres et de sciences sociales.



 

[1] NdT: du mot russe narodnik (litt. : populiste), en référence aux mouvements de l'intelligentsia russe anti-tsariste des années 1850-1880 qui voyaient dans l'émancipation de la paysannerie s'appuyant sur ses formes d'organisation économique et sociale traditionnelles une voie royale vers une société plus juste.

Références

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