- La division des secteurs
La vogue de Polanyi m'étonne et je me demande si il est vraiment lu (car il diagnostique la fin du libéralisme, plutôt cyclique). Il est beaucoup plus probable qu'il soit utilisé pour des raisons idéologiques. Même s'il y a de bonnes choses, je trouve que globalement il est confusionnel, mêlant court et long terme et sa vision n'est pas assez large pour en percevoir les continuités et la logique d'une mondialisation constante qui se traduit d'abord par des invasions, ensuite par des épidémies, enfin par l'inflation. Il croit un peu trop aussi au mythe libéral même s'il le dénonce. L'approche de Fernand Braudel me semble beaucoup plus pertinente, même si elle ne concerne pas la même période, des trois étages (échanges domestiques, marché, finance) et l'utilisation de l'analyse de Polanyi du désencastrement de l'économie pour théoriser le tiers-secteur est plus que contestable. Ce n'est pas parce qu'il témoigne de la disparition de l'économie de réciprocité qu'il suffirait de la réintroduire alors que c'est l'ouverture au marché global autonomisé qui colonise toute la vie. La solution de Polanyi consiste plutôt à sortir du marché : travail, terre et monnaie. Même si on peut contester sa présentation de l'expérience de Speenhamland (1795-1834), il établit au moins qu'un revenu garanti est une alternative au marché du travail et que la condition du salariat a bien été de priver les pauvres de toute ressource. Enfin Polanyi n'a de cesse de montrer que le libéralisme par ses catastrophes sociales force la conscience de la société comme telle et la négation du marché auto-régulateur.
Ce qu'on doit contester en effet, dans le tiers-secteur comme dans le troisième voie, c'est qu'il suffirait de compter jusqu'à trois. Il suffirait de constater : il y a le marché, il y a l'Etat, il manque de la société. Comme s'il suffisait de la recréer artificiellement avec un tiers-secteur folklorique financé par les deux premiers. Au mieux, on complète le système, on assure sa reproduction.
Sauf que l'analyse est trop courte et ne met pas en question les causes de la dissolution des liens communautaires, le caractère structurant du capitalisme et sa domination totalitaire y compris sur l'Etat fiscal. Il n'y a pas des secteurs juxtaposés, comme il n'y a pas des individus juxtaposés, mais une société structurée, un système de production intégré par la circulation. Il n'y a pas la société d'un côté, l'Etat de l'autre (l'économie est toujours encastrée dans le social comme le montre Bourdieu), le libéralisme est plus un mythe normatif qu'une réalité effective ; mythe objectiviste de l'individu isolé, du travail mesurable, et d'un étalon-or universel alors qu'une personne est constituée de ses liens sociaux, que la valeur est de plus en plus subjective, sociale, spéculative. Il ne faut pas croire le libéralisme, il n'y a pas d'autonomie, sinon très relative, de l'économie et de la société mais intégration de l'Etat et de l'économie par les ressources fiscales. Le productivisme n'est en rien entamé par un tiers-secteur qui répare ses dégâts les plus insupportables. Enfin, surtout, on ne peut remplacer par un secteur particulier le manque de collectivité. La reconstruction de la société est l'affaire de toute la société, d'un projet collectif
- La réciprocité
Cornélius Castoriadis pensait que notre époque était celle de la privatisation de l'individu mais il semble qu'on assiste maintenant à une privatisation de la société. Ainsi la socialisation est confiée à un secteur particulier, à des entreprises ou même réduite à la réciprocité des individus entre eux. C'est la disparition de la société comme telle ramenée à l'interaction des individus, conformément à l'idéologie libérale refusant toute conscience collective. Cette conscience collective est pourtant bien réelle, s'exerçant par des institutions politiques qui préservent les intérêts de la classe dominante et organisent les marchés à leur convenance. On ne peut remplacer un projet collectif ou un système de production par un secteur d'activités conviviales ("réserve d'indiens") alors qu'une ambition commune suffit à nous redonner la joie du collectif, même dans des conditions exigeantes.
Cela ne veut pas dire que le tiers-secteur n'a aucune utilité, ni que la réciprocité ne soit pas indispensable. Je suis même, comme beaucoup, parti de là, au plus fort de la dépression, du sentiment d'une société insupportable et de l'urgence d'un secteur protégé, mais dès qu'on se pense comme collectif politique, ou qu'on remonte aux causes, ce qui domine aussitôt c'est la nécessité de maîtriser l'économie, de trouver une alternative au productivisme. Pour cela il faut analyser les causes du productivisme qui n'est pas la financiarisation ni la spéculation mais le capitalisme salarial, la domination du capital sur le travail, son irresponsabilité. C'est une alternative au salariat qu'il faut offrir or le salariat est justement en crise car il se définit par sa subordination, alors qu'on demande au salarié d'être autonome, par la séparation du travailleur et de sa production, alors qu'on veut le rendre responsable de la qualité, enfin le salaire mesure un temps de travail alors que le travail intellectuel (informatique notamment) ne se mesure plus en durée. Ces contradictions se traduisent en souffrances, en précarité, en licenciements, en exclusion.
En offrant une alternative au salariat avec un revenu garanti, des activités autonomes et des coopératives municipales, on s'affronte au productivisme et on reconstitue un milieu humain mais on ne peut pas malgré tout faire l'impasse sur une véritable conscience collective se manifestant comme mouvement social, le sentiment de notre destin commun pour faire société. C'est pourquoi je ne pense pas qu'on puisse s'en sortir en douce par des mesures administratives mais je crois inévitable un véritable mouvement de toute la société, une véritable refondation sociale.
- L'Autonomie
Je ne suis pas sûr d'avoir pu suivre toutes les méandres de la réponse de Bernard Guibert, ni même de bien comprendre sa conclusion :
"Il s'agit donc pour le projet de l'écologie politique de remettre vertement l'économie à sa place sans pour autant l'évacuer. Il s'agit de lui donner rien que sa place mais toute sa place. C'est là où je m'oppose à Jean."
D'abord je ne sais pas ce que c'est l'économie ou le marché en général. Je m'oppose plus précisément au capitalisme salarial productiviste, à la marchandisation du travail humain. Donc je ne désire pas laisser toute sa place au capitalisme mais si je ne laissais pas toute sa place à l'économie comme production ce que je propose n'aurait aucun sens. Il me semble que je vise au contraire une libération des nouvelles forces productives (immatériel, production de l'homme par l'homme : santé, formation, culture).
Non seulement je prétends donner toute sa place au désir de travail, de valorisation de soi, mais je compte bien développer tout ce qui relève de la production de l'homme par l'homme et assurer la couverture des besoins par le revenu garanti. Il ne s'agit pas de développer n'importe quoi au nom de l'économie ou de l'emploi. Ce qu'il faut développer c'est l'autonomie (Castoriadis), les libertés (Sen). Au lieu d'appliquer de l'extérieur une contrainte supplémentaire sur une contrainte productiviste en voulant limiter vainement les excès du capitalisme (toujours voué à l'échec comme le rappelle Polanyi), réduire l'autonomie des acteurs, c'est au contraire sur un développement de leur autonomie (d'un revenu d'autonomie et d'activités autonomes) que je compte pour développer une production plus économe et humaine. Ce n'est pas l'économie qui doit être autonome, ou les marchés, mais les individus (Supiot). L'autonomie, en effet, suppose l'auto-limitation (Castoriadis) et ne s'applique ainsi qu'à des citoyens responsables. Ce n'est pas supprimer l'économie ni les marchés (à terme le marché du travail peut-être et ses licenciements) mais développer les échanges locaux et valoriser la diversité des talents, l'autonomie, la participation citoyenne, par de nouveaux droits à l'existence, à la formation et à l'assistance. C'est l'écologie comme développement humain et alternative au productivisme salarial.