Alain Caillé est un acteur important de l'écologie
par sa critique de l'utilitarisme et le travail de réflexion anthropologique
mené par la Revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans
les Sciences Sociales) dont je recommande la lecture (malgré un prix
hélas prohibitif). Je lui dois beaucoup pour ma réflexion sur
le revenu garanti, l'économie sacrificielle et la religion du travail.
Ce n'est pas que j'adopte tout-à-fait ses positions pourtant, ni ses
fondements dans le paradigme du don. Bien que "L'essai sur le don" de Marcel Mauss
soit essentiel, c'est la dette qui est première, il y a surtout des
contre-dons. On a bien du mal à séparer le don de l'utilitaire,
il témoigne plutôt de la confiance dans la dette, qui est une
confiance dans l'autre. Il est significatif d'ailleurs que la revue ne s'offre pas comme
don ou Potlatch (nom de la première revue de Debord) mais s'annonce
comme combat anti, combat contre l'utilitarisme repéré comme
l'ennemi unique. Il y a dans tout combat anti-quelque chose un enfermement
dans ce qu'on dénonce, une fascination qui pousse à l'imitation
par l'opposition systématique même, un caractère unilatéral
enfin qui ne permet pas de saisir la complexité d'une situation historique.
L'écologie ne peut se limiter à l'anti-utilitarisme, encore
moins au don, même s'il faut lutter contre la domination marchande et
un utilitarisme recouvrant tout qui est très récent. Il s'agit plutôt de mettre des limites
au "calcul rationnel" à court terme comme au processus de rationalisation,
pas de les supprimer. Toutes les tentatives de supprimer utilitarisme, marchés
ou monnaie n'ont aucune chance de se réaliser mais surtout elles ratent
ce qu'une situation historique peut avoir de particulier, les véritables
potentialités qu'il faut saisir et les menaces effectives auxquelles
il faut répondre. On ne peut refaire son histoire, ni tout changer,
cela ne veut pas dire que notre action n'est pas décisive pour que
le meilleur garde sa chance.
C'est dans la présentation qu'Alain Caillé a fait la
semaine dernière d'un nouveau dictionnaire interrogeant la moralité
sous l'angle de l'utilitaire et du bonheur que l'impasse d'une position anti-utilitaire
m'est apparue manifeste dans la tentative de faire remonter à la République
de Platon le péché d'utilitarisme ! L'anachronisme est
tel que rien ne peut le justifier sinon la fureur de dénicher le diable
partout jusqu'à nier la spécificité du temps présent.
On peut certes faire remonter à Platon et à la philosophie
la rationalisation du monde hors des cadres de la religion traditionnelle
et la République mérite bien des critiques, du vivant même
de Platon qui en tient compte dans "Les Lois", son dernier dialogue inachevé.
L'objet de la République, c'est la justice, qui est de se conformer
à sa propre essence, rien à voir avec le rendement. C'est plutôt
Aristote qui va identifier l'éthique à un calcul des plaisirs
et des peines alors qu'il est crédité ici d'être moins
"utilitariste" que Platon pour qui le bien est la contemplation mystique
de la vérité ! L'anachronisme est intenable.
D'ailleurs l'utilitarisme à ce régime est beaucoup
plus ancien encore. On le trouve dans des textes égyptiens ou sumériens
et se confond largement avec le discours marchand qui se retrouve aussi dans
les tribus néolithiques, même si c'est à un niveau beaucoup
plus subalterne. Alain Caillé reconnaît ailleurs cette logique utilitaire
à l'oeuvre dans le sacrifice déjà. Il est donc beaucoup plus
raisonnable de faire de ces rapports marchands calculateurs une forme du
lien social comme le montre Christian Geffray, même si le
discours de l'honneur est le plus souvent dominant. Pas toujours, ne serait-ce
que par la nécessité pour chaque groupe de s'opposer à
ceux dont il se détache en inversant quelques rites et valeurs. Comme
certains sont pauvres par tradition, d'autres sont riches depuis toujours
et il y a quelques tribus marchandes au milieu de guerriers. Inutile d'aller
chercher une origine à notre perdition qui n'a pas de fin !
L'écologie comme projet global ne se réduit donc pas
du tout à l'anti-utilitarisme mais revendique des réponses globales
à une situation historique concrète. Il n'y a pas qu'une seule
cause mais des évolutions à long terme où se combinent
les effets de l'écriture, de la science, de la technique, de l'industrie.
L'utilitarisme est pris dans un mouvement qui le dépasse. Il ne sert
à rien de dénoncer l'emprise du profit comme d'un péché,
comme s'il suffisait de se convertir à d'autres valeurs, s'ouvrir
à l'esprit du don. S'il faut faire reculer l'utilitarisme et la réduction
de tout au calcul, ce n'est pas par générosité mais
par calcul ! C'est pour raison garder que nous ne devons pas laisser la rationalisation
tout envahir, un utilitarisme bien compris. L'écologie n'est pas la
nostalgie du passé ni une indignation morale mais la réponse
à des problèmes concrets qui exigent la construction d'une
alternative qui ne peut se réduire à renoncer à tout
calcul. S'il est bien nécessaire de mettre une limite à la
rationalisation, ce n'est pas par un élan mystique mais pour rendre
la vie un peu plus vivable. On a besoin de pragmatisme, d'utilitarisme,
de chiffrage rigoureux, il n'est pas question de s'en passer, l'écologie
doit envisager la réalité dans ses différentes dimensions
plutôt que de les nier mais l'économie doit être subordonnée
à la politique, au bien de la Cité. La leçon de Solon
est encore actuelle face à la "fracture sociale" entre riches et pauvres.
Il ne s'agit pas de supprimer richesse et pauvreté mais de limiter
la richesse ennuyée et le pouvoir des riches ainsi que de rendre leur
dignité aux pauvres et d'ouvrir au débat démocratique
le destin de la Cité. S'il est toujours bon de mesurer la proximité
des Grecs, ce qu'on peut trouver dans l'antiquité de leçon pour
le temps présent, dans la lutte contre la marchandisation du monde,
doit être aussi relativisé bien sûr car les problèmes
sont d'une toute autre nature et surtout d'une toute autre ampleur. Il ne
suffit pas d'être anti-productiviste ou anti-utilitariste, même
si c'est un début, mais l'écologie doit représenter une
véritable alternative, une utopie positive, un projet planétaire
non seulement réalisable mais durable où l'utilitarisme a
sa place. Il semble que l'anti-utilitarisme ne puisse mener à cette
transformation en utopie positive, ce qui n'empêche pas la revue d'avoir
dessiné avec Transversales les lignes de notre projet écologiste
: réduction du temps de travail, tiers-secteur et revenu garanti
mais ramenés à une adaptation plus qu'à une alternative.
Alain Caillé se situe plutôt dans une "troisième voie"
dévoyée (entre libéralisme et étatisme) dont
l'erreur est de ne plus croire à des changements révolutionnaires
sous prétexte qu'ils sont rares et qu'on ne peut certes plus changer
les règles à tout bout de champ.
Plutôt que de chercher la cause morale de notre déchéance
dans le déclin des religions il vaut mieux reconnaître le rôle
positif de l'utilitarisme et de l'économie pour lutter contre les pénuries.
La cause matérielle est puissante. Comme Marx le disait : "le bon
marché des marchandises abat toutes les murailles de Chine", de même
que l'agriculture s'est imposée en multipliant la population. Il ne
faut pas négliger les causes idéologiques mais pas les surestimer
non plus. Là où Ulrich Beck a profondément raison, c'est
lorsqu'il constate une inversion des priorités dès lors que
les besoins fondamentaux sont couverts. Une fois les pénuries vaincues,
le productivisme n'est plus aussi légitime et doit se plier à
des normes sociales, éthiques, écologiques. C'est dans ce contexte
d'un chômage ne mettant plus en cause la survie, du moins pour la plupart,
que ce qui est apparu comme prioritaire désormais, c'est de s'attaquer
à la pénurie de travail. Dès qu'on prête attention
aux chômeurs, on est déjà au-delà de l'utilitarisme
à courte vue et de la compétition généralisée
mais ce sont les faits qui développent les contradictions de la modernisation.
En aucun cas il ne s'agit de revenir en arrière, ni d'ignorer les
contraintes historiques au nom des bons sentiments, d'une question morale
qui pourrait se régler par des dons individuels alors qu'il s'agit
de l'organisation de la production et de la reproduction de la société
dans l'économie cognitive et que nous devons faire face à des
menaces bien réelles. Le principe de précaution n'est pas une
négation de toute rationalité et du savoir accumulé
mais un niveau supérieur de rationalité exigeante et de savoir
intégrant la responsabilité de son ignorance ainsi que le savoir
de son insuffisance.