Bernard Guibert présente Jean ZIN et souligne en particulier le rôle qu'il a joué au sein du groupe inter commission sur les revenus. Il invite à consulter le site informatique que Jean a créé autour de la question du revenu et en particulier du revenu social garanti (http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/revenus/).
Jean commence par dénoncer la mauvaise organisation des états généraux de l'écologie politique. Cela le scandalise d'autant plus qu'il y a un vrai besoin de la part de la société et que les Verts ne répondent pas à ce besoin. Il refuse d'apporter sa caution à une telle mascarade. Il présente ses excuses auprès des participants de la réunion qui évidemment ne sont pour rien dans la défaillance des absents.
Le but de son intervention sur le revenu social garanti n'est pas de montrer en quoi c'est un projet alternatif au mode de production capitaliste ni de faire l'évaluation quantitative du coût de ce revenu. Pour Jean le revenu social garanti est un dispositif central mais qui, pour cela, suscite beaucoup de résistances dans les différentes fractions la société. C'est cette résistance qu'il faut analyser, touchant au coeur de l'idéologie.
A l'origine le mouvement des chômeurs de 1997 et 1998 l'avait entraîné à étudier la question des revenus. Il avait été convaincu de la nécessité de mettre en place un revenu social garanti pour deux raisons.
La première c'est qu'il y a une évolution sociale qui va inexorablement dans ce sens : répondre à une demande croissante d'attribuer un minimum de revenu qui couvre les besoins vitaux et permette la survie.
Il y a également une deuxième raison de nature économique : l'intérêt bien compris des entreprises consiste à ce qu'il y ait un minimum de « sécurité sociale » ne serait-ce que de sécurité de la vie en société, profitant à la productivité globale.
Enfin une troisième raisons tient à l'évolution de la technique. Les progrès de productivité sont-tels désormais qu'on ne voit pas pourquoi tout le monde ne pourrait pas en profiter d'autant plus qu'il est de plus en plus difficile d'imputer à tel ou tel individu la cause de cet enrichissement collectif.
Quels sont les obstacles à la mise en place d'un revenu social garanti ? Selon Jean il s'agit essentiellement d'une limitation mentale. Les discussions sur le sujet, qui paraissent souvent surréalistes, témoignent néanmoins de difficultés et de réticences extrêmement fortes dans la société.
L'idéologie concerne principalement 3 domaines :
Le premier est celui de la production. Je renvoie au livre de Boltanski qui montre comment l'évolution de l'économie nécessite d'adapter les représentations communes et les représentations psychologiques individuelles. Dans ce système de représentation le droit à un minimum pour vivre se justifie pour des raisons productives d'employabilité, de mobilité, de continuité de carrière.
Le deuxième pôle de l'idéologie est au niveau de la circulation des richesses. Là Jean fait allusion aux livres de Jean-Joseph Goux sur la dématérialisation de la monnaie (Frivolité de la valeur) qui a déjà été analysée par un certain nombre de sociologues comme Baudrillard, mais également par des économistes comme André Orléan ou Michel Aglietta. La valeur étant réduite à sa dimension sociale (crédit), le revenu garanti prend ici une dimension de participation sociale et de régulation du marché.
Le troisième pôle c'est le pôle idéologique pur, celui de la justice, de la répartition des revenus. Au fond qu'est-ce qui est juste ? C'est loin d'être aussi évident qu'on le croit.
Le revenu social garanti est une tâche et un impératif, mais c'est l'obstacle idéologique qui est le plus difficile à faut surmonter. On peut opposer un certain nombre de critiques à l'idéologie travailliste justifiant la situation présente.
La première critique est celle de la justice, son caractère changeant, les différentes sphères de la justice comme ses différents moments. On ne peut fonder une justice objective malgré John RAWLS ou Amartya SEN.
Il faut également contester cette idéologie dépassée qui remonte à Thomas d'Aquin et voudrait assimiler le salaire à la peine. Le développement de l'Etat providence et les aspirations au développement humain, comme le montre en particulier le livre d'Amartya SEN, montrent que nous sommes en train de vivre une révolution dans l'idéologie, dans ses dimensions religieuses. En conséquence il s'agit de se réveiller par rapport à l'économie de rareté et de pénurie.
Si on regarde les travaux de Louis DUMONT on s'aperçoit que l'individualisme n'est qu'une invention assez récente : au plus quelques siècles. C'est avec le mode de production capitaliste seulement que se développe l'individualisme sous les effets de la combinaison du travail et du revenu individuels, développant un égalitarisme qui ne supprime pas tout rapport hiérarchique mais ramène les rapports de personnes à des rapports d'équivalence entre choses (marchandises). L'indépendance de l'individu s'appuie sur l'équivalence de l'échange mais aussi sur le marché du travail qui est supposé lui garantir un salaire pour sa peine. Cela présuppose que le travail de chacun soit individualisé et repose sur une conception dépassée de la valeur qui renvoie à une monnaie définie en termes de substance, substance de métal, substance matérielle. Le salaire n'a rien à voir avec la peine mais, comme le montre Louis DUMONT l'indépendance des personnes nous livre à la dépendance des choses alors que la dépendance hiérarchique nous délivre de la dépendance matérielle. La dépendance matérielle a été tragiquement imposée de manière massive au moment de la naissance de l'accumulation capitaliste. Cette dépendance matérielle n'est plus nécessaire désormais, elle est même contre-productive avec la naissance des réseaux informatiques actuels : ils réhabilitent une certaine égalité et également l'importance des conditions sociales de reproduction de l'existence matérielle, faisant apparaître toute l'inhumanité de la façon dont les pauvres ont été traités et qui sera de moins en moins acceptable.
Les résistances qu'on constate et qui sont très fortes vis-à-vis de l'instauration d'un revenu social garanti, ne se limitent pas à la prégnance des valeurs individualistes dans nos sociétés mais reflètent aussi la situation économique.
Jean développe une théorie relativement originale dans laquelle le sentiment de justice prend des formes différentes suivant les différentes phases du cycle économique observé, en particulier du cycle de Kondratiev. Aujourd'hui par exemple dans la phase d'innovation, de mobilité et de croissance sans inflation, le patronat exalte les individus qui n'ont pas peur des risques. Il oppose ainsi les risquophiles et les risquophobes. Les seconds, au fonds, selon le patronat, ont vocation à devenir des « esclaves » de leur dépendance matérielle. L'idéologie du risque on la retrouve partout, que ce soit sur l'Internet, que ce soit dans les fonds de pension, ou vis-à-vis de la mobilité du travail. Mais en termes de valeur on pourrait aussi bien exalter des valeurs aux antipodes de ces valeurs de risques en exaltant les personnes qui savent rester sur place, qui savent conserver, qui savent prendre leur temps pour créer etc. Cette idéologie du risque est d'ailleurs temporaire, la reprise de l'inflation devrait privilégier ensuite une justice plus égalitaire, un nouveau compromis social. Il ne faut pas regretter le passé. Il y a un passé colonial et un compromis colonial qu'il n'est pas sûr qu'il soit bon de vouloir le restaurer pour les pays qui vivent outre-mer. De la même manière pour le compromis fordiste : on n'a pas beaucoup à gagner à vouloir le restaurer.
Lors de la seconde période du cycle le « style » de la justice est à la réduction des inégalités, avant de se limiter à maintenir les statuts. Elle consiste alors à s'arc-bouter pour défendre les avantages acquis, le marché étant en voie de régression. En conséquence les nations mobilisent le protectionnisme pour protéger les individus. Puis on assiste à une individualisation du salaire sensé refléter la productivité marginale du travail. La justice est ici l'équité anglo-saxonne mais on tombe ensuite dans un affaiblissement de la notion de justice elle-même témoignant de l'anomie sociale. Dans cette période défensive que nous vivons, que nous vivions plutôt jusque il y a quelques années, les critiques des marxistes qui défendent à tout prix la valeur travail sont perdues d'avance. En effet il n'existe pas de rapport direct entre le travail et le revenu.
Nécessité du revenu social garanti
1. La crise de la mesure du travail
Ainsi il y a une disproportion croissante entre le temps, parfois très lourd, qu'il faut pour acquérir une compétence en apprentissage et puis le temps d'intervention qui lui peut demander parfois seulement quelques minutes sinon quelques secondes.
Il y a donc un temps nécessaire à la production mais hors de la production. Ce temps semble ne pas avoir de début ni de fin. Les relations sociales même appartiennent au travail et lui donnent toute son efficacité et sa productivité. A contrario d'ailleurs les managers des entreprises n'hésitent pas à mobiliser la vie privée de leurs salariés, la famille, leurs relations publiques, voir leurs relations politiques. Le repos lui-même n'est pas séparable de la productivité. La fatigue entraîne une rigidité certaine dans le travail intellectuel. Il faut savoir s'arrêter de travailler aussi, pour améliorer le travail.
2. Le problème du travail domestique
3. Tout travail est désormais immédiatement social
Si on reprend les concepts qui ont été popularisés par les économistes de l'environnement, on s'aperçoit que le travail utilise de plus en plus des externalités positives. De plus en plus en effet il y a une part à la fois matérielle et sociale notamment dans les nouvelles technologies.
Il y a donc au moins trois arguments qui invalident la représentation selon laquelle le salaire est un dû. Cette représentation vient de loin. Elle est au cœur de l'expression « gagner sa vie ».
Selon les travaux de certains anthropologues (J. Cauvin) qui étudient la naissance de l'agriculture l'origine du labeur est dans le labour. Un peu avant la naissance de l'agriculture, au moment de la fonte des glaces, il y a eu multiplication des déluges attestés. Les êtres humains se sont convaincus que les dieux supprimaient régulièrement leur création (Kronos). Les sacrifices, dans ce contexte de croyances, permettent d'acheter sa « survie » grâce à une « rançon » en nature. L'invention de l'agriculture dans ce contexte consiste à travailler à la place de la nature (des dieux) pour racheter sa vie, gagner sa vie au sans propres du mot. Ce n'est pas le besoin qui a poussé les homme à cultiver la terre (Marshall SAHLINS "âge de pierre, age d'abondance") mais une culpabilité religieuse. Une fois l'agriculture pratiquée, cependant, la densité humaine croit de manière très forte. C'est sans doute à l'origine de la création des premières civilisations avec des villes à Sumer et ailleurs. Au néolithique il y a une dissémination de ce rapport "religieux" fondé donc sur les deux "figures" de la bonne mère et du taureau. Ces représentations véhiculent également des relations de domination grâce auxquelles on prend conscience de soi, discipline grâce à laquelle pourront se développer les techniques. Et du coup le travail excède le besoin (d'où la construction des pyramides). Il permet qu'il existe un surplus. Il permet la mise en esclavage des autres hommes pour les besoins d'un petit nombre. Il engage une domination. La force de travail c'est d'abord la force physique. Mais progressivement la subjectivité prend le dessus à mesure que le travail devient plus technique : même la domination devient contre-productive, l'autonomie devenant un élément essentiel de la production Cela contraint le travailleur à devenir responsable de son travail. Aujourd'hui le travail devient quelque chose de désirable en soi ne serait-ce qu'à cause de la situation de chômage massif mais aussi parce qu'il perd son caractère d'activité dominée. Il y a pourtant une escroquerie à justifier n'importe quel travail dégradant et contraint sous prétexte qu'il y a des emplois gratifiants et désirables. D'où le slogan « on veut un boulot de merde, payé des miettes ».
Les analyses d'Amartya SEN (prix Nobel d'économie en 1998) sur le développement humain semblent pointer une révolution dans cette conception du travail, au moins dans les pays en voie de développement. Le bien-être ne peut pas coïncider avec la richesse monétaire. A. SEN montre par exemple qu'on tend à la production de l'homme par l'homme et non plus à gagner sa vie. Le développement humain peut se faire même dans les pays les plus pauvres, parce que cela nécessite surtout de la main d'oeuvre et les salaires y sont très bas.
Contrairement aux débuts du capitalisme, on ne peut assurer l'employabilité des salariés en les affamants. Existe-t-il des changements décisifs depuis le début du capitalisme ? Oui : la production immatérielle exige créativité et autonomie. Actuellement la créativité et l'innovation sont plutôt stérilisées par la nouvelle économie.
On peut comparer cette évolution du travail avec l'invention, pendant la guerre, de l'ergothérapie qui a fait passer le travail des fous de techniques disciplinaires inhumaines à la notion d'atelier épanouissant.
Les chômeurs
Il faudrait considérer les chômeurs comme la "classe disponible", comme Adam SMITH appelait les rentiers. Il faudrait se demander si les chômeurs, les retraités, et la femme au foyer ne doivent pas devenir l'objet prioritaire du développement humain mais il faut d'abord de l'argent pour être autonome.
Les autres formes de revenu social garanti sont l'allocation universelle, impôt négatif, le revenu social d'existence. Les ennemis de ce genre d'innovation dénoncent ce qu'ils appellent les trappes à pauvreté, alors que, de notre point de vue, ces périodes rémunérées et inconditionnelles sont des tremplins vers une valorisation personnelle ou vers de nouveaux redémarrages dans l'existence. Pour cela il est très important de permettre aux individus de cumuler leurs revenus avec les revenus d'activité.
Certains théoriciens comme Alain CAILLÉ ou Alain Gorz parlent pour ce revenu de don qui doit avoir une contrepartie. Mais Jean n'est pas d'accord avec ces théories : d'une part un revenu venant de la famille ou de l'Etat ne constitue pas un don, d'autre part un véritable don n'a pas de contrepartie. On rabat sinon le don sur l'échange commercial : je donne pour que tu donnes. Il n'y a de véritables don que lorsqu'on donne de manière irréversible et absolument désintéressée à un étranger qui n'est pas susceptible de rendre le don. Cette réflexion sur le don, dont le stoïcisme a été à l'origine, a été transmise au christianisme par les écrits de MARCION qui ne sont autres que les écrits attribués à Saint-Paul et nous engageant à dépasser le dieu de justice pour le dieu d'amour. En tout cas, on ne peut ramener le revenu garanti à un don de personnes à personnes. Il s'agit de tout autre chose : il ne faut plus gagner sa vie mais la produire et le revenu social garanti permet d'assurer la subsistance, l'éducation des enfants, bref le développement humain
Le revenu de citoyenneté lui, permet de rémunérer les fonctions politiques et de ne pas les réserver aux fonctionnaires. Le revenu social garanti devrait permettre ainsi "de faire de la politique autrement".
Le revenu social garanti permet également de lutter contre la pauvreté :
Nous sommes à la fin d'un cycle de Kondratiev, il y a donc espoir de renouvellement social qui devrait se constituer autour du revenu social garanti. Il n'y a pas de fin du travail mais il y a fin de la dépression. On ne pourra plus accepter la théorie libérale du chômage dont la brochure "Pas de pitié pour les gueux" dénonce toute l'abjection. Le revenu social garanti permet de définir une contre prospective.
Il s'agit également de poser les questions de l'inconditionnalité et des montants.