Un rapport de l'organisation internationale montre que les principaux facteurs
de croissance - la formation des hommes et le lien social - ne peuvent
se développer qu'avec le soutien des deniers publics
LE MONDE ECONOMIE | 15.05.01
Les experts de l'Organisation
pour la coopération et le
développement économique (OCDE), qui regroupe les pays
les plus riches de la
planète, avaient plutôt habitué leurs audiences
à des démonstrations sur
les bénéfices du libre-échange des hommes et des
marchandises. C'est donc à
une étonnante remise en cause qu'ils se livrent dans un rapport
de 165 pages
intitulé Du bien-être des nations - le rôle du capital
humain et social,
publié le 10 mai (190 F, 29 EURO , sur commande à
www.ocde.org).
Les deux auteurs, Tom Healy et Sylvain Côté, membres du
Centre pour la recherche et l'innovation dans l'enseignement à
l'OCDE, sont
partis du constat que la croissance économique dont a bénéficié
en moyenne
la population des pays riches ne s'est pas forcément accompagnée
d'une
croissance parallèle du "bien-être", selon certains indicateurs
mis au point
dans plusieurs pays anglo-saxons et scandinaves. "Jusque dans les années
1980, l'évolution du PIB par habitant suit de très près
celle du bien-être
économique, mais elles ont eu tendance à diverger depuis
lors. Cette
divergence s'explique principalement par la dégradation de l'environnement,
l'augmentation de la pauvreté relative et des inégalités
de revenu." La
question de la croissance, estiment Tom Healy et Sylvain Côté,
se pose donc
désormais en termes qualitatifs. Le "développement durable",
c'est-à-dire
une croissance non destructrice de l'environnement et de la cohésion
sociale, doit désormais être l'objectif des politiques
économiques mises en
¦uvre par les gouvernements.
Or, notent-ils, le capital humain - c'est-à-dire le
niveau des connaissances et des qualifications - est aujourd'hui reconnu
comme l'un des principaux facteurs de création de richesses,
à l'échelle des
nations et des firmes, mais aussi des individus. Le rapport passe en
revue
la - nombreuse - littérature concernant l'apport, quantitatif
et qualitatif,
des savoirs et de l'éducation à la croissance économique.
Selon ces travaux, "chaque année supplémentaire
d'études à plein temps est associée à
un accroissement de la production
par habitant d'environ 6 %" dans les pays membres de l'organisation.
L'équation se vérifie également au niveau des
individus, tant pour les revenus -"une année supplémentaire
d'études se
traduit par une rémunération en moyenne supérieure
de 5 à 15 %" - que pour
la santé : "une année supplémentaire d'études
diminue la consommation
moyenne quotidienne de cigarettes de 1,6 pour les hommes et 1,1 pour
les
femmes" et augmente la durée "de la pratique d'un exercice physique
de
dix-sept minutes par semaine" ! A vrai dire, l'OCDE avait déjà
opéré ce type
de démonstration dans des publications passées, mais
ce dernier rapport a le
mérite de synthétiser les concepts et les données
qui viennent appuyer
l'idée que le capital humain concourt à la croissance
économique comme à
celle du bien-être individuel.
COOPÉRATION ET CONFIANCE
En revanche, le rapport introduit un nouveau concept,
celui de "capital social". Fondé sur la mise en évidence
par les économistes
de l'importance des notions de coopération et de confiance comme
fondements
et outils de l'échange, le terme de capital social désigne
l'existence de
réseaux d'individus partageant des normes, des valeurs
et des convictions
communes. Son moteur est la confiance ; son mode d'exercice la coopération,
le travail en équipe, le partage des savoirs ; les lieux de
son
"accumulation" comme de son exercice sont en premier lieu la famille,
puis
la communauté (de vie, d'habitat, de travail), enfin les institutions
publiques et privées (associations, administrations, syndicats,
Eglises,
etc.).
L'ouvrage de Tom Healy et Sylvain Côté passe en revue
les différentes acceptions et définitions du concept,
ainsi que les
tentatives de construction d'indicateurs de mesure de ce capital, nombreux,
là encore, dans la littérature économique anglo-saxonne
et scandinave.
L'enquête américaine World Values Study, par exemple,
fait répondre des
échantillons des populations de différents pays à
la question : "D'une façon
générale, diriez-vous qu'on peut faire confiance à
la plupart des gens, ou
non ?". Or le classement des pays selon la réponse positive
à cette
question reproduit à quelques détails près les
divers classements effectués
selon des critères de développement durable (Norvège,
Suède, Danemark,
Pays-Bas, Canada, Finlande venant en tête). Comme pour le capital
humain,
les auteurs recoupent et synthétisent, avec quelques précautions
toutefois,
toutes les études et analyses qui établissent une corrélation
entre capital
social, capital humain, développement économique et accroissement
du
bien-être.
Comme tout rapport de l'OCDE, celui-ci débouche, à
partir des analyses effectuées, sur des recommandations aux
gouvernements.
La célébration du vingtième anniversaire de l'arrivée
de la gauche au
pouvoir, le 10 mai 1981, aurait-elle inconsciemment joué ? Les
auteurs
recommandent une forte hausse des investissements publics dans l'éducation,
surtout dans la formation tout au long de la vie et en particulier
en
direction des personnes les plus menacées d'exclusion du marché
du travail ;
ils préconisent aussi la réduction et l'aménagement
du temps de travail afin
de favoriser l'engagement associatif et la vie familiale des salariés,
ou
encore l'augmentation du financement public d'associations de bénévoles,
le
maintien des prestations des soins de santé à l'échelon
local, l'association
des citoyens aux décisions administratives ayant des incidences
sur la vie
de la communauté. L'Etat-providence, si volontiers pourfendu
pendant ces
vingt dernières années par les mêmes cercles d'experts,
serait-il sur le
point d'effectuer son grand retour ?