L'illusion de l'origine

Avant le Big Bang, Igor et Grichka Bogdanov, Grasset, 2004
Il n'était pas dans mes intentions de lire ce best-seller, écrit par des jumeaux très médiatiques et qui semblait plus proche de la science-fiction (dont ils sont spécialistes depuis longtemps) que de la véritable physique ; mais un voisin m'a apporté le livre pour savoir ce que j'en pensais, et je dois dire que je l'ai trouvé plus intéressant et moins farfelu que cela m'avait semblé au premier abord. Ce n'est pas qu'il n'y ait une bonne part de délire dans leur quête de l'origine qui les poussent à théoriser une impossible transition entre le logique et le physique, à donner non seulement une existence mais une dynamique à une origine réduite à un point 0 sans dimensions ! Seulement, ce délire final ("La création du monde") s'appuie sur la physique d'aujourd'hui et permet d'en explorer des zones non-conventionnelles.

Il n'y a certes pas de création du monde à partir de rien, pas d'origine absolue, pas de parole ou d'information d'où sortirait notre univers. Tout simplement parce que "notre" univers n'est pas le seul et, si on prend au sérieux la théorie des bulles d'univers, le Big Bang n'est pas le commencement des temps puisqu'il prend son origine dans un univers précédent ou plutôt dans un de ses trous noirs. Bien sûr, on est là dans la pure spéculation mais il n'est pas inutile de montrer qu'avec les trous noirs la question de l'origine absolue perd son sens, en même temps que celle de l'origine du Big Bang prend un sens physique. Ce que les auteurs appellent la singularité initiale, le temps zéro qui n'a pas d'autre réalité que mathématique, peut être vu dés lors comme le calcul d'une tangente ou d'une dérivée, d'une limite théorique calculée au point de rebond ou d'inversion de l'espace-temps. S'il n'y a pas de commencement absolu, il n'y a aucune causalité "mathématique" ou génération spontanée des nombres, ni de transformation de l'information en énergie mais simplement continuité d'une dynamique sous-jacente. Le Big Bang n'est pas le premier moteur qui a mis en mouvement les mondes existants, il n'est qu'un maillon d'une chaîne dont l'origine semble encore plus inaccessible. La physique est bien incapable de répondre aux questions métaphysiques, elle peut juste contredire certains de nos préjugés.

En fait, l'existence d'une singularité initiale à l'origine du Big Bang peut être interprétée de trois façons, très différentes : 1) métaphysiquement on appellera une singularité ce qui n'a pas d'autres équivalents, ce qui n'est pas un particulier et donc ce, sur quoi on ne peut rien dire (il n'y a de science que du général). Dans ce sens, parler de singularité initiale, c'est parler d'une origine absolue mais c'est dire surtout qu'on ne sait pas ce que c'est, voire qu'on ne peut pas le savoir. 2) mathématiquement, la théorie des singularités a mené René Thom à la théorie des catastrophes. Dans ce sens, les singularités sont les solutions remarquables des équations, les points de retournement, de rupture d'équilibre, d'effet de seuil, de bifurcation où se résume la dynamique d'une courbe ou d'une fonction. La singularité n'est plus initiale puisqu'elle n'est qu'un moment d'une dynamique sous-jacente. 3) physiquement l'hypothèse dominante identifie la singularité avec un trou noir. Dans ce cas on aurait une espèce d'entonnoir où s'engouffrent la matière et l'énergie environnante pour resurgir (en "fontaine blanche") dans un autre univers d'espace-temps en rebondissant sur la longueur de Planck. La création d'un univers n'est dans ce cas pas plus une origine absolue que celle des trous noirs.

Il ne s'agit que d'hypothèses qu'on ne peut considérer comme satisfaisantes mais qui suffisent à supprimer la question de l'origine si on admet qu'un univers hérite quelque chose de l'univers qui lui a donné naissance. Il faudrait d'ailleurs déterminer ce qui en est hérité (une topologie?) car il est tout aussi certain qu'il y a perte presque totale d'information s'il n'y a pas de perte d'énergie, un trou noir n'est pas le miroir de son environnement qu'il détruit. C'est plutôt comme si l'univers passait dans une broyeuse pour le remettre à neuf, recommencer à zéro (mais le temps se distend à l'approche du rayon de Schwarzschild jusqu'à devenir infini dit-on...). On aurait tout au plus un "code cosmologique" semblable en cela au code génétique qu'il ne contient pas toute l'information finale et ne constitue pas un simple programme, seulement une forme initiale.

Mais revenons au livre. Il n'est pas mauvais de se demander ce qui peut se passer aux distances inférieures à la longueur de Planck (2 x 10-35 mètre), limite théorique de tout objet et de toute longueur d'onde selon la théorie des cordes. Il est raisonnable de penser qu'y règne en maître de très grandes fluctuations d'énergies. Quand on approche du temps 0, à partir du temps de Planck (2.3950193x10-43 secondes) la force de gravitation qui s'unifie aux autres forces devient si grande qu'elle courbe l'espace-temps, donc on peut raisonnablement penser que la "métrique" aussi est déformée et peut devenir fluctuante. Dans le cadre de la théorie des cordes (ou de la géométrodynamique de Wheeler) on pourrait comprendre ce repliement dû à la gravitation comme l'équivalent des autres dimensions repliées correspondant aux autres forces, bien plus fortes que celle de la gravitation. Est-ce que cela pourrait vouloir dire que le temps se transforme en espace comme ils en font l'hypothèse ? C'est, me semble-t-il, ne pas comprendre ce qu'est le temps qui est une succession de cause à effet. Ce qui relie l'espace au temps c'est la relativité de sa mesure mais le temps de la succession n'est jamais complètement nul, même si on ne peut en donner aucune mesure, c'est ce qui empêche que tous les événements aient lieu en même temps comme disait Einstein ! Il n'est donc pas acceptable pour moi de transformer le temps en "dimension euclidienne", pas plus que de supposer qu'on puisse remonter le temps (passer le film en arrière). Toute existence est spatio-temporelle, événement impliquant à la fois une dimension temporelle (succession, transformation) et un espace (coexistence, interactions). Pour montrer la différence entre l'espace (différence de l'identique) et le temps (identité du différent) on peut citer Kojève :

Si deux points différents A et B (d'une seul et même espace) sont dits être identiques (dans ce même espace), ceci ne peut signifier rien d'autre (à moins d'être contra-dictoire) que le fait qu'un seul et même point P s'est déplacé ou mu soit du point A au point B, soit du point B au point A. En d'autres termes, on ne peut identifier des points différents d'un seul et même espace qu'en complétant cet espace par le temps, grâce auquel les points peuvent se déplacer ou se mouvoir. Inversement, un point qui est ou reste identique à lui-même dans un seul et même temps, ne peut être ou devenir différent de lui-même (en "occupant" deux points différents) que si ce temps est complété par un espace, grâce auquel le point peut se mouvoir ou se déplacer.
Kojève, Le Concept, le Temps et le Discours, p257

Il y a donc deux énormités :
1) la création de la matière (Big Bang) à partir de la "génération spontanée" de la suite des nombres qui se ferait toute seule à partir du zéro (curieuse adaptation de la théorie de Frege, escamotant l'intervention du sujet qui compte) jusqu'à l'infini, ce qu'ils appellent le Big Bang froid précédant le chaud !
2) la transformation du temps en espace (ou temps imaginaire).

A part ça, leurs réflexions sont assez stimulantes et basées sur un véritable travail de recherche. D'abord il y a cette hypothèse qu'à l'échelle de Planck on serait dans un état d'équilibre thermique (appelé KMS) et que sous la fluctuation quantique régnerait un calme absolu, d'entropie zéro ! Je ne sais pas si cela peut avoir un sens, ni si, à cette échelle, notre métrique d'espace-temps n'étant plus valide, on serait en contact avec l'origine et avec tout l'univers à ce niveau profond comme ils le suggèrent, mais le plus intéressant à discuter, c'est leur conception de l'information et de son rapport au "temps imaginaire".

En effet ce temps imaginaire est un temps figé, où il ne se passe rien. L'image qu'ils en donnent est celle d'un DVD contenant spatialement les images d'un film avant de le dérouler dans le temps grâce à l'énergie (par un lecteur approprié). Le temps imaginaire qui ne passe pas est un état d'équilibre où les fluctuations éventuelles ne changent rien, il n'y a plus accroissement d'entropie, la superposition d'information restant invariante (le DVD ne se dégrade pas). Au fond, dès lors qu'il ne se passe rien le temps ne passe pas si le temps est mouvement (Aristote). On sort du temps quand on entre dans la durée. On peut même penser qu'il peut y avoir de nouvelles informations qui s'ajoutent à ce temps imaginaire sans modifier les anciennes, donc sans véritable écoulement du temps. C'est le temps de la mémoire. Même s'il y a un temps d'acquisition, l'acquis reste acquis, une accumulation de connaissances se conserve dans le temps, ce qui signifie qu'elle échappe au temps et à l'entropie. La transformation du temps imaginaire en temps réel me semble complètement idéaliste, mais pas l'affectation d'une temporalité différente à l'information. Prenons donc ce "temps imaginaire" pour celui de l'information plutôt qu'une quelconque préfiguration du Big Bang ou la transformation de l'information en énergie qui ne commence qu'avec la vie.

Il ne faudrait pas pour autant sous-estimer ce que toute information peut avoir de temporaire et donc liée au "temps réel", voire au temps qu'il fait. Plutôt que parler d'une entropie nulle pour l'information stockée, il serait plus juste de parler "d'entropie négative en puissance". On ne peut identifier comme ils le font entropie nulle, invariance et validité de l'information. Une entropie nulle n'exige pas non plus une information infinie comme ils le prétendent (p270), mais une information complète, ce qui n'est pas la même chose.

En somme, cette fameuse condition KMS réalise idéalement la transition le passage entre l'information contenue par un système (au pur état d'équilibre) et l'énergie de ce système. L'une - l'information - évolue en temps imaginaire pur tandis que l'autre - l'énergie - évolue en temps réel. 191

Dans la vie de tous les jours, à chaque instant, nous transformons de l'énergie en information. Autrement dit, nous transformons du temps réel (l'énergie) en temps imaginaire (l'information). 262

Ce qu'on appelle une "information" ne peut, au sens strict, exister qu'en temps imaginaire. 263

Plus exactement : de même que, selon les lois de la thermodynamique, l'entropie d'un système existe en temps réel, l'information caractérisant ce système existe en temps imaginaire. 263

Résultat : alors que le temps réel porte, avec l'énergie et l'entropie, les transformations d'un système, le temps imaginaire, quant à lui, porte - avec une entropie nulle - l'information propre à ce système. 264

L'information réelle doit être comprise comme une énergie imaginaire. 273

Au moment où s'évanouira dans l'éternité ce dernier instant, cet ultime atome de temps perdu dans l'infini, alors l'entropie redeviendra nulle. Et au même moment réapparaîtra, sans toute sa plénitude, le temps imaginaire ! car dès qu'un observable se fige pour devenir un état pur, un invariant topologique, alors cet état qui cesse d'évoluer ne peut être décrit qu'en terme imaginaire : il devient une pure information. 271
Il est exact que l'espace étant un champ d'interaction entre masses, la disparition de toute masse supprime tout champ et tout espace, mais, de même qu'il n'y a pas d'origine absolue, on peut douter d'une mort thermique, d'une fin définitive qui nous mènerait tout droit au paradis de l'information. Il n'est pas plus absurde de supposer que la force de gravitation finira par tout agglutiner en un seul trou noir qui donnera naissance à un nouvel univers. L'idéalisme mathématique prête à l'information une réalité en soi, comme les idées de Platon, mais si les idées se détachent de toute matière, il n'y a pas d'idée sans matière pour l'inscrire. L'information ici, c'est ce qui est marqué, ce qui ne bouge pas, un "invariant topologique", une organisation, le point zéro instantané ("instanton" de Donaldson) se résumant à sa "charge topologique" caractérisée malgré tout par une "fluctuation de signature" entre deux métriques (lorentzienne et euclidienne) sensée représenter l'hésitation entre temps imaginaire et temps réel (entre espace immobile en équilibre et transformation de l'énergie). Cela permet de comprendre le sens que l'information peut avoir pour un physicien comme John Wheeler, pour qui tout est information (IT from BIT), ce qui veut dire seulement qu'il en cherche la formule car l'information n'est pas un caractère physique mais une relation et  une interaction avec un récepteur. Il n'y a pas d'information en soi. Plus que l'information, c'est la théorie du signal qui devrait prévaloir à ce niveau, déterminant la portée d'une interaction par le bruit environnant.

Quand on arrive à la fin, au délire métaphysique d'une inflation des nombres, d'un passage à l'infini supposé à l'origine des temps, on se dit que ce n'était pas la peine de se donner tout ce mal pour retomber dans les féeries de pure science-fiction, qui ne sont pas sans séductions mais ne peuvent être prises au sérieux ! Ce genre de littérature n'est pas inutile pourtant car cela stimule l'imagination et permet de confronter son propre modèle à une conception non-standard, d'y puiser quelques idées ou d'en abandonner d'autres. Il faut garder à la pensée ce qu'elle peut avoir de dangereuse et maintenir le soupçon sur tout ce qu'on a pu apprendre mais on ne trouve pas le secret de l'univers dans une formule mathématique, ni dans l'imagination débridée. Il ne suffit pas d'expliquer un mystère par un autre mystère encore plus profond. Aucune origine illusoire ne nous délivrera de notre contingence et de ce que nous ne savons que trop du monde et de la déception de nos rêves. La véritable origine est bien plus proche, c'est l'origine de notre parole (énonciation), de notre intérêt (intentionalité), de notre croyance (représentation).

Le ciel des idées n'est pas de ce monde, le monde de l'information n'est pas le monde de l'énergie et de la force, c'est celui de la vie et de l'apprentissage, des finalités et de la lutte contre l'entropie. L'information n'est pas du même ordre que l'énergie, ce n'est pas l'envers de la matière mais plutôt son organisation. Ce qui est vrai, par contre, c'est qu'on n'a accès aux réalités physiques que par l'information, à travers nos mesures et que notre physique en dépend inévitablement.

Jean Zin 03/10/04
http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/bogdanov.htm


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