Contribution à la psychologie de la vie amoureuse
(Sigmund Freud)
Un type particulier de choix d’objet chez l’homme (1910)
Nous avons jusqu'ici laissé aux poètes le soin de nous dépeindre les conditions déterminant l'amour d'après lesquelles les hommes font leur choix d'objet et la façon dont ils accordent les exigences de leurs fantasmes avec la réalité. Et de fait les poètes ont des qualités leur permettant de venir a bout d'une telle tache avant tout une fine sensibilité, qui leur fait percevoir les mouvements cachés de l'âme d'autrui, et le courage de laisser parler leur propre inconscient. Mais du point de vue de la connaissance, quelque chose vient diminuer la valeur de ce qu'ils nous communiquent.
La maman et la putain
[...]
C'est l'un de ces types de choix d'objet chez l'homme que je vais décrire d'abord parce qu'il se caractérise par une série de « conditions déterminant l'amour », dont la coexistence n'est pas intelligible, et est même franchement déconcertante, et parce qu'il admet une explication psychanalytique simple.1) La première de ces conditions déterminant l'amour doit être désignée comme tout a fait spécifique : aussitôt qu'on la rencontre on peut se mettre en quête des autres caractères du type. Nommons-la condition du tiers lésé; elle exige que le sujet ne choisisse jamais comme objet d'amour une femme qui soit encore libre, autrement dit une jeune fille ou une femme seule, mais exclusivement une femme sur laquelle un autre homme : mari, fiancé ou ami peut faire valoir des droits de propriété. Cette condition se montre en de nombreux cas si inexorable que la même femme peut d'abord passer inaperçue ou même être dédaignée aussi longtemps qu'elle n'appartient à personne, tandis qu'elle devient l'objet d'une passion amoureuse aussitôt qu'elle entre dans l'une des relations désignées avec un autre homme.
2)La deuxième condition est peut-être moins constante, mais n'en est pas moins surprenante. Le type ne se réalise pleinement que si elle s'ajoute à la première, encore que la première paraisse aussi se présenter très souvent seule. Cette seconde condition s'énonce ainsi : la femme chaste et insoupçonnable n'exerce jamais l'attrait qui l'élèverait au rang d'objet d'amour; seule l'exerce la femme qui d'une façon ou d'une autre à une mauvaise réputation quant a sa vie sexuelle, celle dont on peut douter qu'elle soit fidèle ou digne de confiance.
Certes, ce dernier caractère peut varier selon une large gamme - depuis l'ombre légère sur la réputation d'une femme mariée qui ne répugne pas au flirt jusqu'à la conduite notoirement polygame d'une cocotte ou d'une artiste de l'amour; de toute façon les hommes qui appartiennent à notre type ne sauraient se passer de quelque chose de ce genre. On peut en termes assez crus appeler cette condition l'amour de la putain.
De même que la première condition offre aux tendances agonistiques et hostiles l'occasion de se satisfaire envers l'homme auquel on ravit la femme aimée, de même la seconde condition, qui veut que la femme ait quelque chose d'une putain, est en rapport avec la participation active de la jalousie, qui, pour les amants de ce type, paraît être un besoin.
C'est seulement lorsqu'ils peuvent être jaloux que leur passion culmine, que la femme acquiert sa pleine valeur, et ils ne manquent jamais de saisir une occasion qui leur permette d'éprouver des sensations si intenses.
[...]
Le plus étonnant pour l'observateur, chez les amants de ce type, c'est la tendance manifeste à sauver la femme aimée. L'homme est convaincu que la femme aimée a besoin de lui, que sans lui, elle perdrait tout contrôle moral et tomberait rapidement à un niveau déplorable. Il la sauve donc dans la mesure où il ne la quitte pas.[...]
Si l'on embrasse d'un regard les différents traits du tableau ainsi dépeint - la condition qui veut que la femme aimée ne soit pas libre, et celle qui l'apparente à une putain, la haute valeur accordée à la femme aimée, le besoin de jalousie, la fidélité qui peut d'ailleurs fort bien se renouveler avec chacun des objets formant la série - on trouvera peu vraisemblable qu'ils puissent être déduits d'une seule source. Et pourtant, si l'on approfondit par la psychanalyse l'histoire des personnes ici en question, on y parvient aisément.[...]
Il nous incombe maintenant de justifier l'idée selon laquelle les traits caractéristiques de notre type - conditions déterminant l'amour aussi bien que comportement amoureux - ont réellement leur origine dans la constellation maternelle. C'est en ce qui concerne la première condition - non-liberté - de la femme ou condition du tiers lésé que cette tâche devrait être la plus facile.[...]
Par contre, la seconde condition déterminant l'amour, celle qui apparente l'objet choisi à une putain parait s'opposer énergiquement à toute déduction à partir du complexe maternel. La mère apparaît volontiers à la pensée consciente des adultes comme une personnalité d'une pureté morale inattaquable, et rien peut-être n'offense autant venant de l'extérieur, ou n'est ressenti aussi péniblement, surgissant de l'intérieur, qu'un doute sur ce caractère de la mère.[...]
Par la suite, lorsqu'il ne peut plus douter de ce qu'on lui dit, lorsqu'il ne peut plus s'en tenir a l'idée que ses parents font exception aux normes de cette vilaine activité, il se dit, raisonnant en parfait cynique, qu'après tout la différence entre la mère et la putain n'est pas si grande que cela, puisqu'en définitive elles font la même chose. Les explications qu'il a reçues ont en effet réveillé en lui les traces mnésiques des impressions et des désirs datant du début de son enfance et ont réactivé à partir de ces traces certaines motions psychiques.Il commence a désirer la mère elle-même, au sens qui vient de s'ouvrir pour lui et à haïr de nouveau le père, comme un rival qui se met en travers de son désir; il tombe, comme nous disons, sous la domination d’œdipe. Il ne pardonne pas à sa mère et tient pour une infidélité le fait que ce ne soit pas à lui, mais au père, qu'elle ait accordé la faveur du commerce sexuel.
Le sauveur
[...]
Entre ces fantasmes qui sont parvenus à dominer la vie amoureuse réelle, et la tendance à sauver la femme aimée, la liaison semble n'être que lâche, superficielle et réductible à un fondement conscient.[...]
En réalité, le motif de sauver a sa signification et son histoire propres, il est un rejeton autonome du complexe maternel, ou, plus exactement, du complexe parental. Quand l'enfant entend dire qu'il doit la vie à ses parents, que sa mère lui a donné la vie, des motions tendres s’unissent en lui à des motions qui luttent pour faire de lui un grand homme, un homme indépendant, et font naître le désir de restituer ce cadeau aux parents, de leur en rendre un en échange, d'égale valeur.Tout se passe comme si le dépit du garçon signifiait : je n'ai besoin de rien venant de mon père, je veux lui rendre tout ce que je lui ai coûte. Il forme alors le fantasme de sauver le père d'un danger menaçant sa vie, s'acquittant ainsi envers lui. Ce fantasme se déplace assez souvent sur l'empereur, le roi ou quelque grand homme; cette déformation le rend capable de devenir conscient et même utilisable pour le poète.
Quand le fantasme de sauver s'applique au père, c'est de loin le sens du défi qui l'emporte; quand il s'applique à la mère, c'est la plupart du temps la signification tendre. La mère a donné la vie à l'enfant et il n'est pas facile de remplacer ce cadeau unique en son genre par quelque chose d'équivalent. Par un de ces petits changements de signification qui sont facilités dans l'inconscient - processus qu'on pourrait comparer dans le conscient, au glissement d'un concept à un autre - sauver la mère acquiert la signification, lui donner ou lui faire un enfant, naturellement un enfant tel qu'on est soi-même.
L'écart n'est pas trop grand avec le sens originel de sauver, le changement de signification n'est pas arbitraire. La mère vous a donné une vie, sa propre vie, et vous lui donnez en échange une autre vie, celle d'un enfant, qui a la plus grande ressemblance avec votre propre soi. Le fils montre sa reconnaissance en formant le désir d'avoir de la mère un fils, semblable à lui-même : ainsi dans le fantasme de sauver, il s'identifie complètement avec le père.
Toutes les pulsions, de tendresse, de reconnaissance, de concupiscence, de défi, d'autonomie sont satisfaites par l'unique désir d'être son propre père. [...]
Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse
I
Tendresse et sexualité (ciel et terre)
Lorsque le psychanalyste se demande quelle est l'affection pour laquelle on a le plus souvent recours à lui, s'il met à part l'angoisse sous ses multiples formes, il ne peut que répondre l'impuissance psychique. Ce trouble étrange atteint des hommes à forte constitution libidinale et se manifeste en ceci que les organes exécutifs de la sexualité refusent d'accomplir l'acte sexuel, bien qu'ils puissent s'avérer avant comme après intacts et aptes à fonctionner et bien qu'il existe une forte inclination psychique à accomplir l'acte.
[...]
Il s'agit en fait de l'action inhibante de certains complexes psychiques, qui échappent à la connaissance de l'individu. Le contenu prévalent de ce matériel pathogène, c'est, le plus généralement, la fixation incestueuse non surmontée à la mère ou à la sœur.
[...]
Deux courants ici ne se sont pas rejoints, dont la réunion seule assure un Comportement amoureux parfaitement normal; Ces deux courants, nous pouvons les distinguer comme étant l'un, le courant tendre et l'autre le courant sensuel.[...]
La vie amoureuse de tels hommes reste clivée selon deux directions que l'art personnifie en amour céleste et amour terrestre (ou animal). Là, où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer.[...]
Contre un tel trouble, le principal moyen de protection qu'utilise l'homme dont la vie amoureuse est ainsi clivée, c'est le rabaissement psychique de l'objet sexuel, tandis que la surestimation normalement attachée à l'objet sexuel est réservée à l'objet incestueux et à ses représentants. Dans la mesure où est remplie la condition du rabaissement, la sensualité peut se manifester librement, aboutir à des réussites sexuelles et à un haut degré de plaisir.
II
L'impuissance universelle
[...]
La présence de tous les facteurs manifestes en cause : forte fixation infantile, barrière contre l'inceste, frustration dans ICS années du développement post-pubertaire peut être reconnue pratiquement chez tous les hommes civilisés; on serait donc en droit de s'attendre a ce que l'impuissance psychique soit une affection universelle dans le cadre de la civilisation, et non pas la maladie de quelques-uns.[...]
[...]
je veux proposer une thèse qui fait de l'impuissance psychique quelque chose de beaucoup plus répandu qu'on ne le croit, un certain degré de celle-ci caractérisant en fait la vie amoureuse de l'homme civilisé.
Ce que je vais dire est déplaisant à entendre et au surplus paradoxal, mais on est pourtant forcé de le dire pour être, dans la vie amoureuse, vraiment libre et, par là, heureux, il faut avoir surmonté le respect pour la femme et s'être familiarisé avec la représentation de l'inceste avec la mère ou la soeur.La transgression féminine
[...]
Chez la femme on observe moins le besoin d'avoir un objet sexuel rabaissé; cela est sans aucun doute en relation avec cette autre condition elle ne présente rien non plus, en règle générale, qui ressemble à ce qu'est chez l'homme la surestimation sexuelle. Mais le fait que la femme reste longtemps à l'écart de la sexualité et que sa sensualité s'attarde dans le domaine des fantasmes a pour elle une autre conséquence importante.Souvent elle ne peut plus, ensuite, défaire le lien qui attache l'activité sensuelle a l'interdit, et elle s'avère psychiquement impuissante, c'est-à-dire frigide, quant cette activité lui devient enfin permise. De là, chez beaucoup de femmes, l'effort pour préserver encore pendant un certain temps le secret, même dans le cas de relations autorisées.
[...]
La femme civilisée ne transgresse généralement pas l'interdit portant sur l'activité sexuelle pendant la période d'attente et ainsi s'établit chez elle la liaison étroite entre interdit et sexualité. L'homme, lui, enfreint la plupart du temps cet interdit, sous la condition du rabaissement de l'objet, et dès lors sa vie amoureuse comportera cette condition.Etant donné les vifs efforts faits dans la civilisation contemporaine pour réformer la vie sexuelle, il n'est pas superflu de rappeler que la recherche psychanalytique n'a pas plus de prétention de cet ordre que n'importe quelle autre recherche. Elle n'a d'autre but que de découvrir des relations en ramenant le manifeste au caché. Que les réformes se servent de ses découvertes pour remplacer ce qui est nuisible par ce qui est plus avantageux, cela lui convient. Mais elle ne peut prédire si d'autres institutions n'auront pas pour conséquences d'autres sacrifices, peut-être plus lourds.
III
La passion de l'obstacle
La domestication de la vie amoureuse par la civilisation entraîne un rabaissement général des objets sexuels : voilà qui peut nous inciter à reporter nos regards des objets aux pulsions elles-mêmes. Le tort causé par la frustration initiale de la jouissance sexuelle se manifeste dans le fait que celle-ci, rendue plus tard libre dans le mariage, n'a plus d'effet pleinement satisfaisant. Mais la liberté sexuelle illimitée accordée dès le début ne conduit pas à un meilleur résultat.
Il est facile d'établir que la valeur psychique du besoin amoureux baisse dès que la satisfaction lui est rendue facile. Il faut un obstacle pour faire monter la libido , et là où les résistances naturelles à la satisfaction ne suffisent pas , les hommes en ont, de tout temps, introduit de conventionnelles pour pouvoir jouir de l'amour. Cela vaut pour les individus comme pour les peuples. A des époques où la satisfaction amoureuse ne rencontrait pas de difficultés, comme ce fut peut-être le cas pendant le déclin de la civilisation antique, l'amour devint sans valeur, la vie vide et il fallut de fortes formations réactionnelles pour restaurer les indispensables valeurs d'affect.
Sous ce rapport, on peut affirmer que le courant ascétique du christianisme a créé pour l'amour un ensemble de valeurs psychiques que l'Antiquité païenne ne pouvait lui conférer. Ce courant atteignit sa signification la plus haute avec les moines ascètes dont la vie était presque uniquement remplie par le combat contre la tentation libidinale.
Bien sûr , on. est d'abord tenté de rapporter les difficultés qui se présentent ici à des propriétés générales de nos pulsions organiques. En effet, que l'importance psychique d'une pulsion croisse avec sa frustration, c'est là, incontestablement une règle générale. Que l'on essaie d'exposer à la faim, dans les mêmes conditions, un certain nombre d'hommes aussi différents que possible entre eux avec l'accroissement du besoin impérieux de nourriture, toutes les différences individuelles s'effacent et, à leur place, on voit apparaître les manifestations uniformes de cette seule pulsion inapaisée.
Mais vérifie-t-on aussi que la satisfaction d'une pulsion en général entraîne un abaissement aussi marqué de sa valeur psychique ? Que l'on pense, par exemple, à la relation qui existe entre le buveur et le vin. N'est-il pas vrai que le vin offre toujours au buveur la même satisfaction toxique, que la poésie a si souvent comparée à la satisfaction érotique - comparaison d'ailleurs acceptable d'un point de vue scientifique.
A-t-on jamais entendu dire que le buveur fût contraint de changer sans cesse de boisson parce qu'il se lasserait bientôt d'une boisson qui resterait la même ? Au contraire l'accoutumance resserre toujours davantage le lien entre l'homme et la sorte de vin qu'il boit.
Existe-t-il chez le buveur un besoin d'aller dans un pays où le vin soit plus cher ou sa consommation interdite, afin de stimuler par de telles difficultés, sa satisfaction en baisse ? Absolument pas. Ecoutons les propos de nos grands alcooliques, comme Böcklin sur leur relation avec le vin : ils évoquent l'harmonie la plus pure et comme un modèle de mariage heureux. Pourquoi la relation de l'amant à son objet sexuel est-elle différente ?
L'impossible satisfaction sexuelle
Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l'on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction. De la longue et difficile histoire du développement de la pulsion se détachent d'emblée deux facteurs que l'on pourrait rendre responsables d'une telle difficulté. Premièrement, en raison de l'instauration en deux temps du choix d'objet avec, entre les deux, l'intervention de la barrière contre l'inceste, l'objet final de la pulsion sexuelle n'est plus l'objet originaire, mais seulement son substitut.
Or, la psychanalyse nous a appris ceci : lorsque l'objet originaire d'une motion de désir s'est perdu à la suite d'un refoulement, il est fréquemment représenté par une série infinie d'objets substitutifs, dont aucun ne suffit pleinement. Voilà qui nous expliquerait l'inconstance dans le choix d'objet, la « faim d'excitation » , qui caractérisent si fréquemment la vie amoureuse des adultes.
[...]
Il faudrait peut-être alors se familiariser avec l'idée que concilier les revendications de la pulsion sexuelle avec les exigences de la civilisation est chose tout à fait impossible et que le renoncement, la souffrance, ainsi que, dans un avenir très lointain la menace de voir s'éteindre le genre humain, par suite du développement de la civilisation, ne peuvent être évités. (!!)
Ce sombre pronostic repose, il est vrai, sur cette seule hypothèse que l'insatisfaction qu'entraîne la civilisation est la conséquence de certaines particularités que la pulsion sexuelle a faites siennes sous la pression de la civilisation. Mais cette même incapacité de la pulsion sexuelle à procurer la satisfaction complète, dès qu'elle est soumise aux premières exigences de la civilisation, devient la source des oeuvres culturelles les plus grandioses, qui sont accomplies par une sublimation toujours plus poussée de ses composantes pulsionnelles.
Quel motif, en effet, les hommes auraient-ils pour utiliser autrement les forces d'impulsion sexuelles si elles pouvaient procurer, par une répartition quelconque, une satisfaction donnant un plaisir complet ? Ils ne se détacheraient plus jamais de ce plaisir et n'accompliraient plus aucun progrès.
Ainsi semble-t-il que ce soit la différence irréductible entre les exigences des deux pulsions - pulsion sexuelle et pulsion égoïste - qui rende les hommes capables de réalisations toujours plus élevées, avec, il est vrai, un danger constant, auquel succombent actuellement les plus faibles sous la forme de la névrose.
Des types libidinaux
[...]
Nous pouvons différencier, alors, trois types libidinaux principaux, selon la place qu'occupe la libido dans les provinces de l'appareil psychique. Il n'est pas aisé de leur donner un nom; conformément à notre théorie des profondeurs, je pourrais les caractériser comme type érotique, type narcissique et type obsessionnel.Le type érotique se caractérise facilement. Les érotiques sont des personnes dont l'intérêt essentiel - la part relativement la plus grande de leur libido - est tourné vers la vie amoureuse. Aimer, mais spécialement être aimé, est pour eux le plus important. Ils sont dominés par l'angoisse de perdre l'amour et sont ainsi particulièrement dépendants des autres qui peuvent les frustrer de cet amour.
Ce type se rencontre très fréquemment même dans sa forme pure. Il en existe des variations selon le mélange avec un autre type et la proportion simultanée d'agression. Du point de vue social comme du point de vue culturel, ce type représente les revendications pulsionnelles élémentaires du ça auquel se sont pliées les autres instances psychiques.
Le second type auquel j'ai donné le nom, étrange au premier abord, de type obsessionnel se distingue par la prépondérance du surmoi qui se sépare du moi dans les cas de tension élevée. Il est dominé par l'angoisse morale au lieu de l'être par celle de la perte d'amour; il fait preuve d'une dépendance pour ainsi dire interne et non plus externe, manifeste une dose élevée de confiance en soi et devient, socialement, le support véritable et surtout conservateur de la culture.
Le troisième type, appelé narcissique à juste titre, se caractérise essentiellement par des facteurs négatifs. On n'y trouve pas de tension entre moi et surmoi - sur la base d'un tel type on serait à peine parvenu à ériger un surmoi - on n'y trouve pas non plus de prédominance des besoins érotiques, l'intérêt principal est orienté vers la conservation de soi-même, il est autonome et peu intimidable.
Le moi dispose d'une grande quantité d'agression qui se manifeste aussi dans le fait d'être prêt pour l'action; dans la vie amoureuse, aimer est préféré à être aimé. Ceux qui appartiennent à ce type s'imposent aux autres comme des personnalités; ils sont particulièrement qualifiés pour servir de soutien aux autres, assumer le rôle de leaders, donner au développement culturel de nouvelles impulsions ou porter atteinte à ce qui est établi. [...]
Pour introduire le narcissisme
(1914)
(2)
[...]
La vie amoureuse des êtres humains, avec la diversité de sa différenciation chez l'homme et la femme, nous fournit un troisième accès à l'étude du narcissisme. De même que la libido d'objet a d'abord caché à notre observation la libido du moi, de même, en étudiant le choix d'objet des enfants (et des adolescents), avons-nous tout d'abord remarqué qu'ils tirent leurs objets sexuels de leurs premières expériences de satisfaction.Les premières satisfactions sexuelles auto-érotiques sont vécues en conjonction avec l'exercice de fonctions vitales qui servent à la conservation de l'individu. Les pulsions sexuelles s'étayent d'abord sur la satisfaction des pulsions du moi, dont elles ne se rendent indépendantes que plus tard ; mais cet étayage continue à se révéler dans le fait que les personnes qui ont affaire avec l'alimentation, les soins, la protection de l'enfant deviennent les premiers objets sexuels c'est en premier lieu la mère ou son substitut. Mais à côté de ce type et de cette source de choix d'objet, que l'on peut nommer type par étayage, la recherche psychanalytique nous en a fait connaître un second que nous ne nous attendions pas à rencontrer.
Nous avons trouvé avec une particulière évidence chez des personnes dont le développement libidinal est perturbé, comme les pervers et les homosexuels, qu'ils ne choisissent pas leur objet d'amour ultérieur sur le modèle de la mère, mais bien sur celui de leur propre personne. De toute évidence, ils se cherchent eux-mêmes comme objet d'amour, en présentant le type de choix d'objet qu'on peut nommer narcissique. C'est dans cette observation qu'il faut trouver le plus puissant motif qui nous contraint à l'hypothèse du narcissisme.
En fait nous n'avons pas conclu que les êtres humains se divisaient en deux groupes rigoureusement distincts selon leur type de choix d'objet, par étayage ou narcissique ; au contraire, nous préférons faire l'hypothèse que les deux voies menant au choix d'objet sont ouvertes à chaque être humain, de sorte que l'une ou l'autre peut avoir la préférence. Nous disons que l'être humain a deux objets sexuels originaires : lui-même et la femme qui lui donne ses soins ; en cela nous présupposons le narcissisme primaire de tout être humain, narcissisme qui peut éventuellement venir s'exprimer de façon dominante dans son choix d'objet.
La comparaison de l'homme et de la femme montre alors qu'il existe dans leur rapport au type de choix d'objet des différences fondamentales, bien qu'elles ne soient naturellement pas d'une régularité absolue. Le plein amour d'objet selon le type par étayage est particulièrement caractéristique de l'homme. Il présente la surestimation sexuelle frappante qui a bien son origine dans le narcissisme originaire de l'enfant et répond donc à un transfert de ce narcissisme sur l'objet sexuel. Cette surestimation sexuelle permet l'apparition de l'état bien particulier de la passion amoureuse qui fait penser à une compulsion névrotique, et qui se ramène ainsi à un appauvrissement du moi en libido au profit de l'objet.
Différent est le développement du type féminin le plus fréquent et vraisemblablement le plus pur et le plus authentique. Dans ce cas, il semble que, lors du développement pubertaire, la formation des organes sexuels féminins, qui étaient jusqu'ici à l'état de latence, provoque une augmentation du narcissisme originaire, défavorable à un amour d'objet régulier s'accompagnant de surestimation sexuelle.
Il s'installe, en particulier dans le cas d'un développement vers la beauté, un état où la femme se suffit à elle-même, ce qui la dédommage de la liberté de choix d'objet que lui conteste la société. De telles femmes n'aiment, à strictement parler, qu'elles-mêmes, à peu près aussi intensément que l'homme les aime.
Leur besoin ne les fait pas tendre à aimer, mais à être aimées, et leur plaît l'homme qui remplit cette condition. On ne saurait surestimer l'importance de ce type de femmes pour la vie amoureuse de l'être humain. De telles femmes exercent le plus grand charme sur les hommes, non seulement pour des raisons esthétiques, car elles sont habituellement les plus belles, mais aussi en raison de constellations psychologiques intéressantes.
Il apparaît en effet avec évidence que le narcissisme d'une personne déploie un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute la mesure de leur propre narcissisme et sont en quête de l'amour d'objet; le charme de l'enfant repose en bonne partie sur son narcissisme, le fait qu'il se suffit à lui-même, son inaccessibilité; de même le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux de proie et même le grand criminel et l'humoriste forcent notre intérêt, lorsque la poésie nous les représente, par ce narcissisme conséquent qu'ils savent montrer en tenant à distance de leur moi tout ce qui le diminuerait.
C'est comme si nous les envions pour l'état psychique bienheureux qu'ils maintiennent, pour une position de libido inattaquable que nous avons nous-mêmes abandonnée par la suite. Mais le grand charme de la femme narcissique ne manque pas d'avoir son revers l'insatisfaction de l'homme amoureux, le doute sur l'amour de la femme, les plaintes sur sa nature énigmatique ont pour une bonne part leur racine dans cette incongruence des types de choix d'objet. [...]