Utopie ou écologie

Idéologie, utopie et réalisme

Le plus souvent les disputes qui jouent sur les mots d'idéologie, d'utopie ou de réalisme tournent vite au dialogue de sourds car chacun peut mettre des contenus opposés sous le même nom. On peut s'en tirer en donnant ses propres définitions, en opposant comme Ricoeur l'idéologie à l'utopie. L'idéologie serait alors la justification de l'ordre établi (de ce qui est), alors que l'utopie serait la représentation de ce qui doit être, force de transformation du monde. Dans ce cas, tout est réglé, entre la fin et le commencement, la mort ou la vie, on est du côté de l'utopie puisqu'on désire et qu'on se donne des finalités. Nous sommes des êtres parlants et nous agissons, donc projetés dans un au-delà. Oui, mais ce n'est pas si simple car cela ne nous empêche pas d'avoir une idéologie liée justement à nos finalités, notre intentionnalité et que nous pouvons assumer comme telle. De même le conservateur le plus borné peut être qualifié à bon droit d'utopique et l'utopie peut avoir un rôle idéologique. Il est toujours nécessaire de reconnaître sa part d'idéologie plutôt que se croire dans le pur réel ou la bonne conscience. C'est en adoptant une attitude critique envers ses propres représentations qu'on peut s'approcher de la réalité. Le réalisme est d'ailleurs tout aussi ambigu car il faut distinguer plusieurs réalismes, au moins entre réalisme à court terme et réalisme à long terme. L'un nous enjoint de ne rien faire et d'attendre passivement, l'autre nous pousse à l'action pour sauver ce qui peut l'être.

Il ne s'agit donc jamais de parler de l'utopie en général, mais bien d'une utopie toujours située. Celui qui parle d'utopie ne vient pas de nulle part mais appartient à un milieu et s'inscrit dans un moment historique. L'utopie comme objectif de l'action peut se réclamer de l'universel, qui n'a effectivement pas de lieu comme les mathématiques, mais reste entièrement dans l'idéologie, elle peut se croire réaliste en justifiant un progrès qui se fait sans nous, l'utopie étant ici dans l'inhumanité d'une pure logique insensible à notre pathos. L'utopie peut constituer au contraire la représentation du désirable mais là encore il faut opposer réalisme et fantasmagorie. Le désirable introduisant la subjectivité, l'utopie se confond le plus souvent avec la loi du coeur, sa rage impuissante et son délire des grandeurs puis de persécution. Pour Ernst Bloch, l'utopie n'a rien d'arbitraire pourtant et n'est pas tant projection du sujet qu'ouverture aux possibles, espérance réparatrice : c'est le bâton courbé qui veut être redressé, l'injustice qui accuse. Il faut reconnaître que c'est un tout autre sens que le sens habituel. Le sens commun de l'utopie tire plutôt du côté du subjectivisme, du fantasme et de la science-fiction. Ce n'est pas un hasard, c'est l'idéologie dominante de l'individualisme libéral qui s'exprime ainsi.

C'est donc parce qu'il y a une fonction idéologique de l'utopie dans la justification de l'individualisme libéral que je pense qu'il faut abandonner l'utopie et critiquer le caractère utopique du capitalisme productiviste. L'économisme est utopique. Le progressisme comme "seul et unique paradis" est utopique. La base idéologique du capitalisme n'est pas tant le protestantisme que l'utopie de Robinson Crusoe, du self made man sans père ni mère, seul responsable de la construction du monde (voir Marthe Robert, Origine du roman, roman des origines, Payot). Avec le monde virtuel de la marchandise et des média, on baigne sans arrêt dans l'utopie caractérisée par la liberté la plus capricieuse, fantaisiste, arbitraire, celle du consommateur et du choix entre marchandises équivalentes. Cette liberté insignifiante et inconsistante nous condamne à l'impuissance collective. Il faut opposer à cette liberté vide le caractère concret d'une autonomie à construire socialement, opposer à l'utopie productiviste le réalisme de l'écologie qui est un réalisme subversif. Plutôt que se regarder le nombril, s'enfermer dans le narcissisme de la petite différence et l'interrogation sur son identité, nous pourrions nous accorder sur le nécessaire et le possible, sauver l'avenir qui nous rassemble. Plutôt que de chercher l'invention ou la nouveauté qui briserait toutes les frontières, ne devrions nous pas chercher la justesse et la limite qui contiennent l'irresponsabilité et la démesure de nos productions ? Quoi de plus subversif que de reconnaître les faits tels qu'ils sont.

Il y a une réalité commune, le relativisme n'y peut rien, et lorsque nous nous rencontrons nous parlons du temps, climat que nous partageons effectivement dans la présence des corps. Il fait jour pour tous les vivants et la tempête nous traite universellement, arbre ou roseau. Qu'il y ait une réalité n'empêche pas qu'il y ait des points de vue opposés sur celle-ci et d'abord l'opposition du court et du long terme si ce n'est du dominant et du dominé. Du moins, il ne s'agit pas de croire au père Noël mais bien de se donner des objectifs réalistes. Beaucoup répugnent à faire appel à une quelconque transcendance du monde sous prétexte qu'il n'y a personne pour décider de la vérité (pas d'Autre de l'Autre comme disait Lacan). Dès lors, l'impossibilité d'une décision politique nous condamne au laisser-faire du libéralisme et son impuissance collective. Certes la liberté relève de notre ignorance comme le montre Heidegger dans "l'essence de la vérité" mais ce manque de savoir qui donne toute sa valeur à l'événement ne signifie pas qu'on ne peut rien savoir. Ce n'est pas nous condamner à l'arbitraire puisque c'est l'ouverture à l'être. Loin d'en conclure qu'on pourrait faire n'importe quoi, il faut compter au contraire sur l'autonomie de chacun pour atteindre nos objectifs sociaux et corriger les inévitables dérives en tenant compte des différents niveaux, de l'ensemble des équilibres écologiques et sociaux, des réactions locales. Il y a la même ambiguïté sur l'auto-organisation qui signifie ordinairement une organisation que personne n'a choisi, qui nous est imposée et sur laquelle on n'a pas de prise, alors que cela peut désigner aussi une organisation collective laissant la plus grande place à l'autonomie des acteurs dans la réalisation de ses objectifs, ce qui est tout autre chose.

Plutôt que d'utopies de pure apparence tenant en haleine notre désir, de marchandise publicitaire en marchandise publicitaire, nous avons besoin d'une démocratie cognitive et d'un projet écologiste, d'un réalisme du long terme ; nous avons besoin de nous accorder sur des finalités humaines et nous opposer dans l'après-coup, la rétroaction, la réflexion à l'entropie naturelle qui nous mène à notre perte. Nous pouvons, nous devons réagir. L'histoire ne se fait pas sans nous et sera ce que nous en ferons. Le moment n'est pas tellement à s'enfermer dans ses rêves oniriques mais plutôt de sortir de l'utopie individualiste pour construire une alternative effective à l'utopie marchande (ce qui ne veut pas dire se passer du marché mais tenir compte des autres rapports sociaux et substituer une logique d'investissement à long terme et de développement humain à l'obsession de la productivité à court terme). Le temps n'est plus des utopies "scientifiques", utopies de la race ou de l'histoire, mais de redonner ses droits à la réalité de l'existence et aux contraintes écologiques d'un monde globalisé. Ce serait plutôt le moment de construire un véritable projet écologiste alternatif tenant compte des réalités, de nos ressources limitées comme des immenses possibilités ouvertes par la révolution informationnelle et les transformations de la production. C'est un travail collectif d'organisation et d'élaboration que nous devrions entreprendre, ici et maintenant, une véritable reconstruction d'un monde fragile et dévasté, le contraire d'une utopie.

Jean Zin 24/04/03

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