A
96 ans, J.K. Galbraith, né en 1908,
prouve qu'il n'a rien perdu de sa vigueur avec ce petit pamphlet qui tranche sur l'économisme dominant et dont
le titre original était "Economie de l'escroquerie innocente".
Sa dénonciation des mensonges de l'économie prolonge les
critiques de Stiglitz (prix Nobel d'économie 2001) sur les
ravages du dogmatisme du FMI ou celles d'Amartya Sen (prix Nobel d'économie 1998) qui avait montré à quel point "la
précision mathématique des énoncés est
allée de pair avec une remarquable imprécision du
contenu". On pourrait d'ailleurs remonter à la farce de Voltaire "L'homme aux quarante
écus" qui tournait en ridicule le dogmatisme de la secte des physiocrates
pour lesquels seule la terre devait être taxée puisque
supposée être l'unique source de toute richesse... Ce n'est donc pas
nouveau et plutôt que de s'imaginer comme Bernard Maris
qu'on pourrait s'en tenir aux faits, il faudrait se rendre compte de la
fonction idéologique de l'économie qui a toujours eu un
caractère dogmatique, c'est même ce qu'on lui demande pour
guider l'action publique. Les faits sont toujours construits en
fonction de finalités sociales. Il n'empêche que la
distorsion est souvent trop flagrante entre les mots et les
réalités qu'ils sont sensés désigner. Le
pouvoir appartenant de plus en
plus aux moyens de communication, cela donne lieu à une
"novlang" qui prétend par exemple qu'il n'y a plus de "classes
sociales"
mais des "partenaires sociaux", et lorsqu'on annonce un "plan
social", vous pouvez être sûr qu'il n'y a pas de plan et
encore moins de social !
Le mot ment
Nul n'est renvoyé, mis à pied. Disons qu'on offre la
possibilité de se consacrer à temps plein à sa
famille, à ses loisirs, aux plaisirs domestiques, à la
formation, à l'avancement de sa carrière [...]
escroquerie verbale, parfois reconnue. (Galbraith, p61)
Galbraith commence par ironiser sur l'abandon quasi général du terme de capitalisme au profit de celui d'
économie de marché
d'apparence plus démocratique, comme si le pouvoir n'appartenait
pas aux possédants mais aux prétendus clients-rois, comme
si le marché n'était pas complètement
dépendant de
systèmes de "persuasion de masse", d'une publicité
omniprésente qui mobilise d'ailleurs des ressources
considérables mais dont l'efficacité n'est plus à
prouver même s'il y a bien quelques échecs retentissants
de temps en temps. La consommation n'est pas un penchant individuel,
un désir déchaîné, c'est une production sociale contrôlée industriellement
par la communication de masse, la colonisation de notre imaginaire par le spectacle marchand.
On peut faire le commentaire que le pouvoir de l'argent (du capital) devient effectivement invisible si on
dénie l'instrument de sa puissance au nom d'une prétendue
neutralité des communications (ou égalité des contrats) que tout dément. Il n'y a
pas seulement une asymétrie de l'information du
côté de la réception, de notre capacité ou rationalité
limitée, il y a surtout une asymétrie du
côté de l'émission de l'information et de la
monopolisation de l'espace public qui reproduit l'asymétrie des
moyens et des positions sociales.
Il y a une autre escroquerie du langage que dénonce Galbraith
mais qui ne date pas d'hier, c'est le moins qu'on puisse dire, puisque
c'est la duplicité du mot de
travail
qui désigne
des réalités opposées entre le travail
rêvé et la réalité commune, entre la
fonction valorisante et la servitude ordinaire. Le plus paradoxal
étant que les travaux les plus durs et les moins
désirables sont toujours les moins payés! Après
cela les discours moralisateurs sur la paresse des pauvres et la perte
de la valeur travail paraissent bien insoutenables...
Le mot travail s'applique simultanément
à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux,
désagréable, et à ceux qui y prennent
manifestement plaisir et n'y voient aucune contrainte [...] User du
même mot pour les deux situations est déjà un signe
évident d'escroquerie.
Mais ce n'est pas tout. Les individus qui prennent le plus plaisir
à leur travail - on ne le soulignera jamais assez - sont presque
universellement les mieux payés. (Galbraith p34)
Privés du public
Une des plus grandes escroqueries de
l'idéologie libérale c'est l'opposition du public au privé, ou plutôt de la bureaucratie
étatique corrompue à l'entreprise privée performante alors que
l'entreprise est devenue une bureaucratie depuis longtemps déjà, du moins les grandes entreprises.
Les
dirigeants y
sont tout-puissants et leurs
rémunérations frisent souvent le vol. Ce ne sont ni les
marchés, ni les conseils d'administration de copains, ni la
comédie des assemblées d'actionnaire qui
détiennent le véritable pouvoir. Le cas d'Enron est loin
d'être isolé, la
collusion avec son cabinet d'audit n'étant qu'un cas particulier
d'analyses et de prévisions économiques presque toujours
intéressées. En effet, l'exercice en ce qui concerne
l'analyse d'un futur toujours aussi incertain, consiste le plus souvent
à dire ce que
le client veut entendre, en y ajoutant des justifications qui se voudraient scientifiques. Il n'y a
pas de véritable objectivité en ce
domaine mais il y a de véritables manipulations. Il n'y a donc rien à gagner à troquer une
bureaucratie contre une autre, encore plus irresponsable et prédatrice. C'est
pourtant ce qui se passe aux
Etats-Unis,
créant une dangereuse interpénétration entre
public et privé, dans l'armée en particulier. Le
président Eisenhower avait déjà
dénoncé le poids du complexe militaro-industriel,
connaissant trop bien le poids de ses intérêts qui
pouvaient rendre
sourd aux
meilleures objections et pousser aux aventures militaires.
La main-mise du secteur privé sur l'action et l'autorité
publiques est un triste spectacle en matière d'environnement et
un grand danger en politique militaire et étrangère. 82
Critique :
Il y a un point sur lequel il faudrait nuancer sans doute la condamnation de Galbraith, c'est sur l'inutilité des
politiques monétaires
en
général, et de l'action de Greenspan à la
réserve
fédérale en particulier. On peut sentir une pointe de
mauvaise foi et de dogmatisme dans la critique de Greenspan qui a su
faire preuve d'un opportunisme de bon aloi, salué par tous, et
de rapidité de
réaction en plusieurs occasions. Il ne s'agit pas seulement de
politique de communication. Certes il n'a pas pu
empêcher une bulle spéculative bien qu'il l'ait
dénoncée très tôt, ses pouvoirs sont
limités mais il a su jouer avec habileté des
régulations monétaires en menant une politique
keynésienne efficace, même s'il n'a pu éviter des
exagérations de position dominante. On ne peut pas faire
n'importe quoi avec la monnaie mais c'est un instrument indispensable
de régulation des échanges qui doit accompagner la
croissance au risque sinon de créer du chômage, comme on
le constate avec l'Euro. Même une économie
relocalisée plus
écologique doit s'appuyer sur des monnaies locales, on ne peut
faire comme s'il n'y avait pas d'intermédiaire de
l'échange et qu'on était toujours dans une
économie de troc. Il n'est pas
vrai que l'offre de monnaie
n'a aucun effet. Ce n'est pas parce que le contrôle des prix
semblait plus efficace en 1940 qu'on peut se passer de
régulation monétaire.
Cela n'empêche pas qu'on
puisse
accorder à l'auteur qu'une baisse des taux est improductive s'il
n'y a aucune
perspective de ventes, et qu'elle se reporte alors sur
l'immobilier, c'est la stagflation et la bulle immobilière.
Cela dépend du contexte, des moyens mis en oeuvre et du moment
des cycles économiques. D'ailleurs on ne peut que souscrire
entièrement à sa
conclusion sur l'inutilité de la baisse des impôts
initiée par l'administration américaine, ce cadeau aux
riches a effectivement toutes les chances d'être converti en
épargne improductive, au contraire d'une aide sociale qui aurait
été
immédiatement dépensée par les plus pauvres. C'est
bien dire qu'il faut une politique monétaire adaptée, pas
qu'il ne faut aucune politique monétaire ! Ce qu'il faut
dénoncer, c'est son inefficacité et ses mensonges,
l'arnaque des pseudo-justifications néolibérales, et là on est bien d'accord.
Rien n'indique que des réductions d'impôts aient un effet positif sur la récession. 84
On refuse aux nécessiteux l'argent qu'ils dépenseraient
sûrement, on accorde aux riches un revenu qu'ils risquent
d'épargner. 86