Les conditions sociales de l'individu et de l'économie

Le paradoxe de Robinson, François Flahault, Mille et une nuits, 2005
(Pourquoi limiter l'expansion du capitalisme ? Descartes, 2003)

Paradoxe de RobinsonCe petit livre est absolument formidable dans sa façon de retourner les évidences sur lesquelles se fonde l'individualisme et dont il montre que les bases remontent au moins aux Grecs, à la République de Platon platement utilitaire et artificielle, assemblage d'individus existant en soi, comme en dehors de la société ! Hobbes partira des mêmes présupposés devant une guerre des religions qui défait le tissu social. De même Locke dans une Amérique immense et encore sauvage. La conception asiatique s'oppose depuis l'origine à cet individualisme occidental.

Tout ceci n'est pas très nouveau, qu'on songe à Lucien Goldmann pour qui "l'hypothèse du sujet individuel est une idéologie déformante, élaborée elle-même par un sujet collectif". La thèse d'une "économie des personnes" condition d'une économie des biens est finalement très proches de Polanyi (bizarrement non cité) mais ce qui est nouveau c'est l'assurance avec laquelle François Flahault affirme que nous vivons une "révolution des idées", de la conviction que l'individu précède la société au constat que la vie sociale est à la base du processus d'humanisation, elle précède l'émergence de l'individu.

Au fond, l'existence (la reconnaissance sociale) précède l'essence (l'économie des biens), l'individu est un mythe collectif en même temps qu'un produit de la société car il est constitué largement par ses liens et son degré de reconnaissance. Depuis l'origine animale (chimpanzés) jusqu'au langage ou la monnaie, il n'y a jamais eu d'humanité sans société, sans biens communs ni culture commune. Ce n'est pas très différent du structuralisme, la révolution est donc toute relative mais devrait, selon l'auteur, conduire à revoir la place de l'économie dans la société en tenant compte de "l'écologie sociale" (ce qu'il appelle aussi "l'économie des personnes", ce que d'autres réduisent à la "reproduction"), pas seulement de l'économie matérielle.

Cette nouvelle révolution serait donc un fait acquis, et pas un voeux pieu. On pourrait le contester quand on entend les discours d'un ministre de l'intérieur qui répudie ouvertement la sociologie, mais ce n'est pas si faux sans doute puisque j'étais arrivé aux même conclusions dans "la production de l'autonomie" à partir d'approches très différentes (Elias, Arendt, Castoriadis, Foucault, Laborit, etc). Cela ne veut certes pas dire pour autant que tous les chercheurs en sciences humaines partages ces évidences puisqu'un récent numéro de Sciences Humaines titrait justement sur la disparition de la société ! L'important n'est pas vraiment là mais dans le retour en arrière que l'auteur opère, à partir de ce qui est pour lui désormais un acquis de la recherche. Et si le caractère théologique de l'individu (l'onto-théologie, l'existence d'Adam pour Dieu) n'est pas une découverte, il est plus surprenant d'en constater la réminiscence chez Marx (ou Hegel et même Heidegger pourrait-on ajouter).

La démonstration commence de façon amusante par remarquer que Robinson n'existe pas en réalité, c'est un personnage de roman dont l'existence relève de notre imaginaire commun. L'individu isolé est donc bien un mythe collectif ! Or ce mythe "réductionniste" sert de modèle économique en permettant l'abstraction de toute la dimension collective. On ne peut réduire pourtant la société à des contrats duels alors qu'il n'y a pas de contrat sans tiers, ni à l'échange de biens, alors que c'est la société est le lieu de notre existence humaine et de la reconnaissance sociale. Le monde abstrait de l'économie est un monde enchanté sans déséquilibres, sans explosions sociales, sans fausses croyances, sans folie spéculative, etc, toutes choses qui sont pourtant de notre monde et déterminent en grande partie l'économie. La fonction du discours libéral consiste à faire passer la pillule des désastres sociaux qu'il provoque, au nom de l'avenir radieux du développement économique.  Ce n'est donc qu'une idéologie justificatrice. L'apparence scientifique de l'économie ne tient qu'à son caractère statistique et donc chiffré, ce qui ne l'empêche pas d'être entièrement prise dans l'idéologie. On le constate dans son optimisme inébranlable qu'il ne se passera jamais rien, pensée positive qui est le garant de sa rationalité et la justification de l'ordre établi.

Il ne s'agit donc pas tant d'élargir la base d'information de l'économie libérale, comme le suggère Amartya Sen, avec d'autres indicateurs de richesse, mais de favoriser l'expression des citoyens, leur jugement qualitatif, leur discours émergent sensé pouvoir transformer la réalité en devenant puissance collective. De façon éclairante l'auteur assimile l'économie au "matériel" et le social au "spirituel" (la réflexion collective et le domaine de la reconnaissance). Cela ne l'empêche pas de critiquer fortement une vision morale du monde qui le ferait dépendre de notre bon vouloir, comme si le collectif était le résultat des actions individuelles ou comme si l'individualisme n'était qu'un égoïsme et non pas une représentation collective du monde. Il ne pourrait donc y avoir de changement social qu'après une "lente modification des lieux communs" qui "entamera la force du discours dominant et rendra légitime une autre manière de penser et d'agir" p171. C'est proche de ce que Gramsci appelait l'hégémonie mais il ne faudrait pas sous-estimer le caractère non-linéaire du domaine "spirituel" et du monde de l'information où les processus sont discontinus et les effets disproportionnés à leur cause, par effet de seuil soudain.

S'il est conforme à l'exigence morale de "reconnaître l'autre", cela implique que je pourrais ne pas le faire et que, par conséquent, mon lien avec les autres dépend de ma volonté et de mon altruisme. Ce bel humanisme permet donc de biaiser avec un constat que, pourtant, nous pouvons faire quotidiennement : les liens relationnels et sociaux dans lesquels nous nous trouvons engagés ne résultent pas de notre bonne volonté, mais forment un cadre préalable en l'absence duquel nous ne serions même pas venus à l'existence. Etre aux prises avec les autres et être soi ne constituent pas deux champs distincts mais bien un seul. 63

L'interdépendance sociale des individus n'est pas seulement utilitaire, elle est ontologique. Elle est ontologique avant d'être utilitaire ou d'être morale [...] La coexistence précède l'existence de soi. L'autonomie elle-même et la capacité d'être seul prennent appui sur le vécu de coexistence qui les fondent. 99

En somme, pour que la production et la circulation de biens marchands soient possibles, il faut d'abord qu'il y ait transmission de biens et de liens non marchands. 127

La circulation des biens est fortement affectée par les relations d'affiliation ou, au contraire, de désaffiliation qui existent entre différents groupes. En retour, les modalités de circulation des biens produisent des effets sur les relations d'affiliation ou de désaffiliation : elles les confirment, elles les modifient, ou elles les renversent. 142

L'organisation interne des entreprises contraste avec le fonctionnement spontané et non planifié qui est celui du marché concurrentiel : leur fonctionnement est soigneusement coordonné, il est planifié et soumis à un contrôle réfléchi; à cet égard, les entreprises ressemblent à un Etat. C'est la combinaison du spontané et du délibéré, des libres initiatives et de leur encadrement concerté qui fait l'efficience globale de l'économie. 146

Il faudra donc bien en venir à une écologie sociale - second seuil à franchir pour entrer dans l'ère post-prométhéenne. Il faudra bien reconnaître que les configurations sociales et culturelles dont nous faisons partie constituent notre biotope, notre milieu de vie. Il faudra apprendre à les penser comme des écosystèmes plus ou moins riches, plus ou moins vulnérables, formés de réseaux d'éléments interagissants. Des écosystèmes dont la complexité requiert notre attention et nos efforts, tant leur équilibre est vulnérable, tant ils sont sujets à des dérives, des cercles vicieux, des réactions en chaîne destructives. Au lieu de concevoir des individus dotés par nature de leur propre être, on en viendra à penser l'existence même de l'être humain comme inséparable des réseaux dont il est lui-même une maille, réseaux des autres et des choses (matérielles aussi bien qu'immatérielles) dont l'ensemble constitue son milieu de vie. 163

La culture répond à un trait encore plus fondamental de la condition humaine : conjurer le vide que toute conscience de soi porte en elle, faire qu'il y ait quelque chose plutôt que rien. Soutenir l'existence même de chacun en lui permettant de participer à un monde commun, en apportant des "supports d'être-ensemble", c'est-à-dire des choses (matérielles et immatérielles), des centres d'intérêts et des activités qui créent un lien entre soi et les autres. 165

Ce n'est pas la première fois qu'on entend des discours sur la primauté de la Nation ou de la race, il est donc naturel qu'éveille quelque méfiance, dans nos démocraties post-totalitaires, cette primauté de la société sur l'individu. C'est une constatation scientifique, soit, mais la lumière est toujours un peu aveuglante. Certes on peut analyser les fascismes comme une forme d'individualisme et de sociétés artificielles (prométhéennes), mais il ne suffit pas d'opposer l'Etat à la société pour sortir de la confusion. D'une part il faudrait mieux distinguer le fait de la norme en reconnaissant le caractère positif, et surtout productif, du mythe de l'individu qui est, au moins en partie, devenu réalité, a façonné notre monde. Il faudrait reconnaître qu'il a permis un progrès de la liberté enfin, même s'il peut finir par se retourner en son contraire. D'autre part il faut souligner qu'il n'est pas vrai que les régulations sociales seraient données comme celles d'un corps, il faut donc les créer, s'organiser en tenant compte de ce qui existe, c'est toute la difficulté. Ce qui se traduit, dans la diversité des lieux, par une pluralité de langages et d'organisations. Des nuances sont donc indispensables, il y a mélange d'artificiel et de spontané, de nature et de culture, ce que l'auteur répète d'ailleurs plus d'une fois, mais aussi d'individuel et de collectif en chacun de nous. Surtout, il me semble qu'on n'évite la tyrannie qu'à faire de l'autonomie de chacun la finalité sociale, ce qu'on appelle le développement humain (mais ce n'est peut-être pas un objectif assez exaltant !).

On peut déplorer aussi que toutes les dimensions de l'individualisme et du mythe du self made man ne soient pas explorées, ainsi l'invention d'une généalogie mythique (le mythe individuel du névrosé) dévoilée par Marthe Robert ("Origine du roman, roman des origines") dans le Robinson justement (fils de Robin) où elle interprète le roman comme reconstruction imaginaire du roman familial, fantasme de l'enfant trouvé, fils de roi ou de personne, qu'on retrouve de Sargon à Moïse ou Oedipe. Il aurait fallu parler de bien d'autres choses (ère de l'information, division du travail, diversification des parcours, intériorisation, autonomie, etc).

Ce n'est qu'un tout petit livre, c'est sa vertu, mais qui bouscule assez nos représentations, nos pauvres évidences, et nous dépayse des discours économiques habituels, en revalorisant nos relations affectives et sociales (où il y a aussi de féroces compétitions!) ; annonce sans doute d'un retour du collectif, il faut l'avouer encore bien problématique, du moins reconnu de plus en plus comme nécessaire.

Jean Zin 08/12/05
http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/flahault.htm


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