La contre-productivité de l'appropriation immatérielle

A confondre les différentes appropriations matérielles et immatérielles, ainsi que les différentes contre-productivité écologiques et cognitives on perd leurs spécificités ainsi que les différentes forces de résistance qu'on peut mobiliser selon le cas. En effet, si le productivisme marchand a visiblement atteint un seuil de contre-productivité écologique, l'appropriation capitaliste a été malgré tout productive dans le domaine industriel alors qu'elle se révèle complètement contre-productive dans l'immatériel, n'étant plus qu'une barrière d'accès artificielle (et de façon évidente, les rapports de production entrent en contradiction avec les forces de production). Il faut donc revenir aux fondements de la différence entre le monde de l'énergie et celui de l'information, les logiques opposées de la production matérielle et immatérielle afin de montrer en quoi l'appropriation est inappropriée pour des techniques de communication et de reproduction.

Il se livre actuellement un affrontement mondial, qui ne fait pas grand bruit et sans violence apparente, sur un sujet qui peut paraître très accessoire, la propriété intellectuelle et la brevetabilité du vivant. C'est pourtant un enjeu décisif pour l'avenir ; l'urgence du moment est de s'opposer à ces tentatives d'appropriation du savoir et du vivant, sans confondre la question avec la remise en cause de la propriété en général, ce qui est tout autre chose. Il n'est pas sûr qu'à tout mêler on renforce sa position. Ce que nous devons marteler aujourd'hui, c'est en quoi la propriété immatérielle c'est le vol ! On ne fait qu'entretenir la confusion à mettre sur le même plan les raisons (sociales, écologiques, morales) qu'on peut avoir de condamner le capitalisme en général avec ce qui condamne les tentatives d'appropriation des savoirs d'une façon plus spécifique, qu'on pourrait presque dire technique, sa totale contre-productivité économique (ce qui ne veut pas dire que certains n'en tirent pas de gros profit malgré tout, disproportionnés même, tout est là). En effet, la question de la propriété immatérielle est bien spécifique car l'information c'est comme la flamme qu'on transmet de bougies en bougies sans la perdre pourtant. Dans ce domaine de l'immatériel et du numérique, on le voit bien avec la musique enregistrée, la "propriété intellectuelle" crée de toutes pièces une rareté là où il n'y en avait pas, et ce contrairement aux produits matériels (il n'y a pas de multiplication des pains, ni des livres).

Ce qui est décisif ici, c'est l'opposition entre les sphères matérielles et immatérielles. Il serait donc bien "contre-productif" de vouloir mettre en continuité capitalisme industriel et cognitif. En effet, il ne s'agit pas simplement de l'extension du capitalisme à un nouveau domaine d'appropriation, mais bien d'un nouveau domaine productif, de nouvelles forces productives. L'informatisation n'est pas une initiative du capitalisme (ou de la société de contrôle) mais une évolution technique radicalement nouvelle bouleversant toute la production et qui s'est faite souvent contre son gré (IBM ne voulait pas de l'ordinateur personnel défendu à l'origine par les farfelus d'Apple). Plusieurs constatations peuvent même amener à penser que l'ère de l'information s'avère incompatible avec la concurrence marchande et l'appropriation privée, ouvrant une nouvelle perspective de dépassement effectif du capitalisme, au moins dans la sphère immatérielle.

Pour cela, il faut bien comprendre à la fois ce qui a soutenu sa domination pendant presque deux siècles d'industrialisation et ce qui le condamne dans la production immatérielle. On va donc dans un premier temps examiner ce qui a pu justifier l'appropriation matérielle par un gain de productivité effectif pour montrer ensuite que cela ne s'applique plus du tout dans la sphère immatérielle où la rareté est organisée cette fois, le capitalisme marchand devenant ouvertement contre-productif.

- L'investissement productif

Le capitalisme se définit comme un système où la production est déterminée par la circulation, en premier lieu par les marchés financiers. C'est la circulation des capitaux et des marchandises qui constitue le capitalisme en système ouvert où le circuit est plus important que le marché lui-même dans l'égalisation des prix et des conditions de production. La domination de la finance, du capital, des actionnaires, s'impose dès lors que des investissements importants deviennent décisifs dans la production. Le capitalisme correspond au moment industriel, lorsque des machines coûteuses dévalorisent le travail de ceux qui n'ont que leurs bras, les "prolétaires" qui doivent trouver un travail salarié auprès de ceux qui possèdent les moyens de production (soulignons qu'avec l'ordinateur personnel constituant un outil universel la situation a complètement changé). Plus les investissements sont importants et plus ils sont soumis à des contraintes financières mais lorsque c'est la rentabilité financière qui devient prépondérante dans l'organisation de la production, on change alors complètement de logique puisque la production n'est plus qu'un moyen pour produire du profit et du capital. C'est cela le capitalisme, c'est-à-dire l'argent qui produit de l'argent grâce au travail salarié, une production et un emploi à la merci des marchés financiers avec l'emballement d'un productivisme pour qui rien d'autre ne compte que la productivité immédiate du temps de travail.

Le capitalisme est lié aux techniques et aux sciences par les investissements qu'elles exigent et les gains d'efficacité qu'elles permettent. Il faut insister sur ce caractère modernisateur du capitalisme, son efficacité bien trop réelle. Bien sûr nous sommes nombreux à dénoncer depuis longtemps la contre-productivité sociale du capitalisme et depuis plus récemment les écologistes dénoncent sa contre-productivité écologique mais du moins on ne pouvait nier sa productivité économique massive. Le capitalisme est non seulement productif mais bien productiviste ! Il doit améliorer sans cesse la productivité, extraire une nouvelle plus-value à chaque cycle de production pour ne pas se faire doubler par la concurrence. Ce qui compte ici ce ne sont pas tant l'appropriation ou la domination, qui ne datent pas d'hier et ne sont pas productifs en soi, mais bien plutôt les machines, les marchandises et surtout le profit. Comme Marx le répète souvent, c'est le bon marché des marchandises qui est la grosse artillerie renversant toutes les murailles de Chine. Le capitalisme est un système de production avant d'être un rapport de domination.

Le capitalisme est donc bien productif mais son productivisme atteint ses limites écologiques, son seuil de contre-productivité, l'épuisement de ses ressources. Depuis Locke et l'expérience de la colonisation américaine (si on ne remonte pas jusqu'à Aristote), la justification de la propriété privée et du libéralisme a toujours été l'optimisation de l'allocation des ressources par rapport aux biens communs laissés à l'état d'épave ou de friche. Il y a toujours eu de nombreux biens communs inappropriables, comme l'air, mais "à l'origine, les dons de la nature sont abondants et il suffit de se les approprier" (Marx, Economie II, p290 ). Aujourd'hui que les ressources naturelles ne sont plus à l'abandon ni gratuites mais surexploitées et menacées par notre industrie, il faut plutôt les soustraire à la prédation de l'intérêt privé, mettre fin à la concession illimitée donnée aux industriels sur notre environnement. Certains s'imaginent qu'il suffirait de corriger les prix, d'internaliser les coûts écologiques, mais les problèmes écologiques produits par l'industrie témoignent plutôt que le capitalisme industriel atteint son seuil de contre-productivité. C'est d'admettre effectivement le caractère productif et même productiviste du capitalisme, son besoin absolu de croissance, qu'on doit admettre aussi que cette croissance ne peut être infinie, et comme Schumpeter le disait déjà, là où il y a croissance, il y aura nécessairement décroissance !

- La production immatérielle (énergie et information)

Ce n'est pas du tout la même chose que la contre-productivité du capitalisme à l'ère de l'information et de l'immatériel où la coopération est plus efficace que la concurrence (logiciels libres, recherche, musique, etc.). Cette fois ce n'est plus une question de seuil puisque la contre-productivité est liée aux techniques informationnelles en tant que telles, aux caractéristiques de l'information et de tout ce qui l'oppose à l'énergie. Certes le capitalisme a toujours su exploiter la coopération des travailleurs mais l'appropriation en réduit considérablement la portée dans des domaines comme les sciences qui ont toujours été libres de droits et publiques, ce qui est une condition de leur développement. S'il n'y a rien de mécanique dans les conséquences d'une telle situation, du moins il y a déjà un échec constatable du capitalisme cognitif et de la marchandisation d'Internet, manifestation d'une contradiction entre les anciens rapports de production et les nouvelles forces productives immatérielles qui se traduit entre autres par l'extension de la précarité et tente de se résoudre avec les logiciels libres. On connaît la très mauvaise productivité des investissements massifs en informatique (Microsoft dont les produits sont réputés déficients et qui achète à l'extérieur tout ce qui se fait d'innovant) ou bien dans l'industrie pharmaceutique de plus en plus stérile, sans parler de la musique qui perd toute son âme aux mains des financiers, grands défenseurs de la propriété intellectuelle dont les gains peuvent être disproportionnés pour quelques vedettes très voyantes mais le plus souvent complètement nuls pour les véritables créatifs, ne remplissant pas leur rôle ou avec un trop grand décalage temporel.

Au-delà de la communication et des réseaux qui permettent de relier ce qui était séparé, le monde de l'information dans lequel nous sommes entrés s'oppose entièrement au monde de l'énergie dont nous sortons à peine. On ne se rend pas bien compte encore à quel point ce sont des mondes aux logiques si différentes. Alors qu'on ne peut créer de l'énergie mais seulement l'extraire et que toute force matérielle est proportionnelle à l'énergie employée, ce qui caractérise l'information ce sont ses capacités infinies de reproduction à l'identique et son effet complètement non linéaire (improbable). Tout aussi important, il faut souligner le caractère indirect de toute information, de signe qui renvoie à autre chose que lui-même, et donc aussi son imperfection et la possibilité de l'erreur ou du leurre. C'est bien de n'être pas la chose elle-même que l'information peut se donner sans se perdre et se reproduire à l'identique, à un coût presque nul car c'est le signe qu'on reproduit et non pas la chose signifiée.

Cette capacité de reproduction et de régulation qui échappe à l'entropie n'a donc plus rien à voir avec le monde de l'énergie, pas plus que l'effet disproportionné, non calculable, d'une information, sans aucune commune mesure avec les rapports de force ou l'énergie en jeu. Ainsi, un problème résolu peut profiter presque immédiatement à tous, justifiant la multitude d'efforts infructueux.

Toutes ces caractéristiques de base de l'information vont se traduire dans notre quotidien et en premier lieu dans l'économie . Nous sommes rentrés avec la révolution informationnelle et ses réseaux de communication dans une nouvelle économie bien différente de l'économie fordiste des 30 glorieuses puisque le monde qui s'ouvre devant nous est celui de l'accès, du développement humain, de la coopération et de la gratuité. La reproduction de l'information nous affranchit des distances et permet la diffusion de courriers ou de musiques à un coût presque nul. Le caractère non linéaire de l'information se retrouve dans la recherche, la programmation, les activités créatives, le spectacle mais aussi avec ce qu'on appelle "la crise de la mesure", c'est-à-dire l'impossibilité de mesurer désormais le travail de chacun, isolé des performances de l'ensemble de l'entreprise. C'est le principe même du salariat qui est remis en cause. En effet, le travail a été complètement transformé par l'arrivée des ordinateurs personnels et de l'automation. Plutôt que subordination ou force de travail, on demande désormais au travailleur un haut degré d'autonomie et la capacité de résolution de problèmes. On évolue rapidement d'une logique de contrôle et de contrainte d'une force de travail à une logique de valorisation après-coup, d'intéressement, de pilotage par objectif et d'investissement dans le développement humain, la diversité et l'autonomie. C'est un complet retournement puisqu'on passe d'une logique de concurrence à une logique de coopération, de la performance individuelle à la performance globale, de l'individualisme à  la communication, du court au long terme, de la rareté matérielle à la gratuité de l'information.

- Les politiques réactionnaire d'appropriation

On peut comprendre dès lors que les droits de propriété n'ont plus aucun sens dans ce monde de l'information et de la communication, de la reproduction et du partage, où ils ne peuvent qu'ériger des barrières fictives et réduire les échanges ainsi que la productivité globale (statistique). Si l'inertie des anciennes structures, des procédures en vigueur, de vieilles habitudes, tente de plier ce nouveau monde à des schémas obsolètes, sur le long terme le partage des savoirs ne peut que s'imposer, tout comme dans les sciences, ce qui est le principe même de la démocratie. A vrai dire, il semble impossible de contourner la gratuité dans le monde de la communication, tant elle a l'avantage de supprimer les coûts de transaction, ce qui est primordial pour un média aussi immédiat qu'Internet. De même le contrôle généralisé que veulent imposer certains pays, les maisons de disque ou Microsoft (projet Palladium) semble à la fois effrayant et finalement impuissant face à la multitude des connexions et le développement des liaisons peer to peer (de poste à poste sans passer par un serveur).

Ce sont les soi-disant pirates qui ont raison, ils ne volent personne. Les droits d'auteur sont nés avec le livre et restent attachés à l'objet livre. Comme en d'autres domaines, on fait miroiter les gains disproportionnés d'un tout petit nombre de vedettes alors que ce système échoue à financer innovation et recherches. S'il y a donc bien une nécessité de rémunération de la création, cela ne peut être avec des "droits d'auteur" mais par le revenu garanti d'abord et par un complément lié à la diffusion mais selon un calcul indirect, pour des créations qui devraient rester accessibles gratuitement. La création est de l'ordre du don qui appelle un autre don en retour plus qu'une exacte rétribution. Cependant, en l'absence de rémunération alternative, il est bien certain que l'ancien système peut durer encore longtemps.

Dès lors que la rareté n'est plus matérielle mais construite et basée sur le droit de propriété des brevets, elle apparaît complètement criminelle lorsqu'elle est responsable de la mort de millions d'africains victimes du Sida (et de la misère) qui ne peuvent en payer le prix. Ce n'est pas défendable devant l'opinion. Les droits de propriété sur le vivant sont aussi dangereux car les profits considérables qu'ils semblent promettre mènent à commercialiser prématurément et disséminer dans la nature des OGM qu'on ne maîtrise pas assez (la génétique est en crise, on ignore presque tout encore sur le fonctionnement des gènes). La nature se défend contre cette appropriation en reproduisant les graines qu'on voudrait interdire aux paysans de replanter. Ce n'est pas que la reproduction ne coûte rien, cette fois, mais qu'elle se fait toute seule ! Pour l'unique raison de protéger cet impossible droit de propriété, on est passé à deux doigts d'une catastrophe écologique majeure, l'introduction de ce qu'on avait appelé "Terminator", qui avait pour fonction d'empêcher la reproduction des graines, ce qui aurait pu avoir des effets incalculables en se disséminant. Pour protéger ses profits à court terme et s'approprier l'inappropriable, on est prêt à stériliser la Terre entière ! Cela témoigne à quel point l'appropriation est inadaptée au vivant et pousse à toutes sortes de précipitations prématurées et dangereuses.

Au regard de ces risques majeurs, le dépôt de brevets sur le code informatique, tel qu'il se pratique aux USA, est plus innocent mais tout simplement stupide et contre-productif. Il peut assez facilement être contourné en modifiant superficiellement le code mais constitue malgré tout un frein à la diffusion des progrès, contrairement aux brevets industriels qui ont été institués à l'origine pour favoriser la diffusion des nouveaux procédés et s'opposer au "secret industriel" qui n'existe pas vraiment en informatique car on peut toujours reconstituer un code à partir du programme exécutable. De toutes façons, l'obsolescence est tellement rapide en informatique que la maîtrise d'une nouvelle technique est la seule réelle protection contre la concurrence, à condition de maintenir son avance. Linux et les logiciels libres ne sont pas des programmes isolés et des productions marginales ou exotiques échappant par miracle à l'appropriation marchande. C'est déjà la plate-forme d'une production alternative construite autour de son objet, extension de l'indispensable coopération scientifique au domaine du logiciel informatique.

- La démocratisation des savoirs

Enfin, l'information ne devrait pas être appropriable en démocratie, ce serait instituer un pouvoir occulte, justifier sociétés secrètes et délits d'initiés. Alors que toutes les tentatives d'appropriation de la sphère immatérielle mènent à des impasses, la libération de l'information se révèle absolument indispensable à une véritable démocratie ainsi qu'à la recherche scientifique ou la vie culturelle. Il n'y a pas de décentralisation ou d'autonomisation sans une libre circulation de l'information. Internet s'est construit pour cela, favoriser la coopération des savoirs, ce pourquoi il est difficile de le faire fonctionner à rebours de ce qu'il doit permettre.

On peut donc dire qu'on est dans le vent de l'histoire lorsqu'on s'oppose aux tentatives d'appropriation immatérielle mais on sait que ce n'est en aucune façon une garantie qu'on ne connaîtra pas un brutal retour en arrière ou la violence des intérêts qui ont tout à y perdre, car les forces sociales dominantes résistent toujours aux changements. Il n'y a pas de déterminisme technologique. Si on ne choisit pas les nouvelles technologies, ni leur déferlement, c'est à nous de tirer parti de leurs nouvelles potentialités et de lutter contre leurs mauvais côtés (précarité, flexibilité, temps réel, dictature du court terme, fracture numérique, insignifiance). C'est à nous de résister à la marchandisation du vivant et du savoir. Ce qui se fera sans nous, se fera contre nous alors qu'on pourrait se saisir des potentialités des nouvelles forces productives immatérielles pour sortir du productivisme du capitalisme salarial.

En tout cas, il y a des raisons profondes, sur lesquelles on peut s'appuyer, qui opposent l'ancien monde capitaliste et industriel au nouveau monde de l'information et du développement humain, ce n'est pas une question théorique mais une question politique et pratique que chacun rencontre dans son quotidien et dans les transformations du travail, bouleversements dont il faut évaluer toute la portée et les enjeux d'avenir. Il faudrait surtout en tirer les conséquences institutionnelles , non seulement la gratuité et l'accès aux informations et savoirs disponibles, mais aussi une nouvelle organisation de la production et des protections sociales (coopératives municipales et revenu garanti).

Jean Zin 14/01/04
http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/contrpro.htm

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