III. L'alternative écologiste (le développement comme liberté)

Après avoir situé l'origine du productivisme dans le salariat capitaliste et compris sa logique cyclique ainsi que les évolutions en cours de la nouvelle économie, nous pouvons enfin construire une alternative écologiste en tirant parti de la révolution informationnelle. Nous partirons du concept de "développement humain", défendu par Amartya Sen, sur lequel nous pouvons appuyer un droit à l'existence basé sur un Revenu Garanti dont la portée idéologique est, nous le verrons, considérable. Cette garantie du revenu est bien une mesure décisive, indispensable pour transformer la production en véritable valorisation de la personne, de l'économie à l'écologie. Ces transformations exigent aussi l'évolution des pratiques politiques vers une démocratie participative, dessinant la Révolution à venir que tout annonce désormais (Kondratieff, inflation, Choc des générations, nouvelles forces productives, nouvelle classe politique, nouvelles valeurs), révolution qui devra être non violente pour rompre avec la domination mais qui devra être bien plus qu'une simple modernisation de l'esprit du capitalisme.


Amartya Sen, auteur notamment de "L'économie est une science morale", a obtenu le prix nobel de l'économie en 1998, marquant la fin du néo-libéralisme après la crise asiatique et l'engagement de la banque mondiale dans le "développement humain". Ce livre, qui va nous servir d'introduction à une économie écologiste comme réappropriation de la vie, est d'ailleurs constitué de conférences organisées par la banque mondiale.

A. Un modèle pour la nouvelle économie

"Un nouveau modèle économique", Amartya Sen, Odile Jacob, 08/2000
Il nous faut partir de la réalité mondiale, des enjeux écologiques tels qu'ils sont posés par les instances internationales, même si on les conteste. Plutôt que la notion de développement durable qui a trop d'ambiguïtés, nous préférerons pour la définition d'un développement écologiste, la notion de "développement humain", soutenue par Amartya Sen, puisque c'est la subordination de l'économie au "bien-être", à la qualité de la vie mais surtout à la liberté de chacun, au développement de ses capacités effectives de choisir sa vie. Il faut souligner qu'un tel dépassement de l'économie quantitative n'est possible qu'à opposer aux droits formels de la marchandise, les droits réels des populations et donc à s'opposer au libéralisme autant qu'aux régimes autoritaires.

L'importance de ce livre est dans sa définition du "développement comme libertés objectives" (capacités individuelles et collectives), tentative de reformuler l'économie comme domaine des choix (d'affectation des ressources), des jugements de valeur et de la conciliation des libertés. C'est le retour du sujet comme agent, la reconnaissance des populations comme acteurs et non pas simples "destinataires passifs d'une aide concoctée par d'habiles experts". C'est enfin la réintégration de l'économie dans le politique (notamment par la fameuse démonstration que les famines résultent toujours d'un manque de démocratie car lorsque les dirigeants partagent le sort de la population les mesures nécessaires pour éviter la famine sont toujours prises).

Dès lors, il peut montrer que la pauvreté ne se réduit pas au revenu puisque les noirs américains ont une espérance de vie inférieure à certaines populations du tiers-monde, elle apparaît plus justement comme une privation de capacités (pauperes). Cette définition de la richesse comme pouvoir (reich, potentes), capacité, moyen pour la liberté, vaut mieux que celle beaucoup plus problématique de civilisation (prônée par D. Méda), à la condition cependant de donner toutes leurs places aux libertés collectives. Amartya Sen insiste d'ailleurs à juste titre sur les libertés réelles de l'individu comme condition de la responsabilité envers la société, et donc sur la complémentarité des libertés individuelles et collectives.

Il escamote cependant, par là même, l'opposition bien réelle de ces libertés objectives dans la construction de l'économie de marché contre l'intervention politique, ou de l'individu contre ses dépendances communautaires. Cette opposition historique n'est pas de droit et peut être dépassée. Il n'empêche que la reconstruction de la société et d'un projet commun n'est pas donnée non plus, constituant l'urgence du moment. On peut aussi critiquer son espoir de réconcilier toutes les notions de justice en simplement "élargissant leur base d'information" (se rapprochant du réel) alors que la justice est largement idéologique et relative au moment du cycle économique (privilégiant, selon la période, le critère du risque pris, de l'égalité sociale, des avantages acquis ou de la productivité). Comme chez Habermas ou les conventionnalistes, il y a une sous-estimation des rapports de force, de la lutte des classes, des conflits, et une confiance trop grande donnée aux procédures ou à l'idéologie officielle dans une transparence de la raison bien mythique.

Malgré la tentative de se présenter comme une simple relecture d'Adam Smith, il faut souligner au contraire les conditions historiques de la nouvelle économie qui permettent cette nouvelle interprétation, passant d'une richesse matérielle purement quantitative au pouvoir effectif de choisir sa vie. Même si on peut soutenir que la liberté est la vérité de l'homme et de l'économie depuis toujours, ce passage de la valeur travail (subordination, nécessité, moyen), comme gain de temps mesurable, à la liberté (moyen et fin), à l'agent, aux capacités humaines, ne peut prendre sens avant de sortir du règne de la nécessité dans une économie automatisée de l'abondance et de l'immatériel. La contrepartie du travail est un gain de vie pour l'esclave, un gain de temps pour le salariat et un gain de liberté pour la nouvelle économie.

Les conditions matérielles de l'économie en transformant profondément nos pratiques bouleversent également nos représentations. L'économie, règne de la nécessité, se révélant comme liberté opère une clarification d'une portée métaphysique en même temps qu'un renversement dialectique de l'objectivation marchande à la valorisation du sujet. La Liberté, en effet, est ici mesure autant que cause, objectif mais aussi vecteur du développement, principe d'évaluation et d'efficacité. Elle s'identifie à la subjectivité comme jugement de valeur et processus de valorisation.

Dès lors, Sen peut dire que la valeur du marché ce n'est pas le développement, c'est la liberté elle-même à condition que ce soit une liberté effective. Liberté aussi du salarié, libéré de sa terre. Mais si, auparavant, pour nourrir le salariat industriel, il fallait la privation de ressources, la pression de la faim de pauvres délaissés comme jamais depuis la privatisation des terrains communaux (tout ce qu'on appelle cyniquement l'incitation à travailler), désormais ce sont les hommes qu'il faut enrichir et cultiver, ce sont eux le capital le plus précieux et leurs capacités constituent nos vraies richesses. Bien que Sen défende la place du marché comme liberté, c'est un marché régulé démocratiquement dans le cadre d'une société protectrice et solidaire où les services publics sont aussi essentiels.

Il faudrait limiter le marché aux marchandises, sans y inclure ni le travail, ni les ressources naturelles qui ne sont pas produites pour le marché. Le libéralisme s'appuyait sur l'appropriation des biens communs afin d'en valoriser les ressources laissées à l'abandon. Aujourd'hui on ne peut plus puiser dans les ressources communes et la productivité nous délivre en grande partie de la nécessité avec la société de l'automation. La liberté n'est plus désormais celle de l'appropriation, de l'accaparement, mais du développement de nos capacités et des possibilités sociales, non plus la privatisation mais le développement des biens communs. Un développement soutenable est un développement des libertés qui ne diminue pas les capacités futures.

La liberté, donc la subjectivité, n'est pas une donnée première mais une construction sociale. Pour Amartya Sen, il ne faut négliger ainsi ni liberté formelle (processus, vote, droit) ni liberté réelle (possibilité réelle, aide sociale, service public). La valeur de la liberté est double, unifiant sujet et objet, moyen et fin. Elle est dans la liberté du sujet, ses choix effectifs, l'absence de contrainte, mais aussi dans la réaction qu'elle permet, son autonomie : c'est la condition de la réciprocité, une rétroaction permettant de corriger les erreurs du pouvoir, selon les principes de la cybernétique, qui sont ceux du vivant et de toute régulation. La liberté s'identifie ainsi avec le non-savoir du choix à faire comme le montre Heidegger dans "L'essence de la vérité", et le non-savoir est un autre nom de la philo-sophie. C'est cette liberté de l'avenir, suspendue à nos actes, qui fait toute notre responsabilité de Citoyen et, refusant de réduire la liberté au choix rationnel de l'égoïste calculateur, Sen a raison d'insister pour finir sur la "liberté individuelle comme engagement social" plutôt que repli sur soi, cette liberté, à l'articulation du politique et de l'économique, et qui prend selon Hirschman la voie de la protestation (voice) ou de la fuite (exit) pour changer les institutions et les marchés, à moins de rentrer dans la compétition pour leur contrôle (Elias, L'homme de cour).
 

24/09/2000


Cette conversion du regard sur l'économie en "développement des libertés" était un préalable à la définition d'un développement écologiste. Nous verrons quelle est, à notre avis, l'étendue de ses conséquences dans son attention aux conditions réelles d'existence et pour exiger un développement local et personnel, seul véritablement soutenable.

Le droit à l'existence

Pas de liberté effective, de droit à l'autonomie, sans
indépendance financière

1. L'égalité formelle, le productivisme du salariat et la négation de la société

Police partout, justice nulle part
Pendant qu'on fêtait les 50 ans de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, nous manifestions avec les chômeurs, les sans-papiers, les sans logis, les sans droits. L'extension mondiale des droits de l'homme a surtout été l'extension du droit de la marchandise et d'une démocratie de marché qui n'est plus l'expression d'une collectivité mais l'élection d'une offre publicitaire. L'idéologie détourne le sens des mots avec un libéralisme nous privant de toute liberté effective aussi bien que l'individualisme nous réduisant à l'impuissance. Il faut donc montrer en quoi ces droits abstraits de l'égalité et de l'équivalence ont pu produire les plus grandes inégalités : c'est pour la même raison de dénégation de la réalité concrète et de la société réellement existante qui nous vaut les destructions écologiques de notre industrie. La rationalisation du monde supprime les coûts de transaction par ses normes et ses calculs, mais c'est en même temps la perte de rapports humains, de liberté et de responsabilité dans une économie devenue autonome au détriment de notre propre autonomie. Car l'abstraction de la liberté camoufle la réalité de la dépendance. La productivité, le productivisme du salariat est d'ailleurs dans cette tension d'une part entre l'équivalence abstraite du Droit, du libre contrat de travail, avec l'inégalité réelle du salaire et de la valeur produite (plus-value). D'autre part cette tension se manifeste dans la séparation concrète du salarié et de son activité, qui est soumission à une domination effective bien qu'elle puisse être l'enjeu de luttes (de classe), de purs rapports de force, entre les intérêts de l'employeur et des salariés (s'ils ne sont pas trop isolés).

La négation de la société
Ces droits de l'homme "universels", mais surtout formels, veulent se présenter comme "naturels", tout comme le capitalisme veut se présenter comme l'économie naturelle aussi bien qu'éternelle, alors qu'ils se fondent d'une longue histoire, d'une norme culturelle et de règles complexes. Ces Droits écrits, de la liberté et de l'égalité de la marchandise, sont opposés aux princes, mais aussi à la société, à la civilisation et à l'histoire, comme lois éternelles dans la fiction d'un individu antérieur au contrat social (Rousseau). Ce qu'ils ont de naturel apparaîtra clairement, avec le Code Civil napoléonien et le libéralisme marchand, surtout comme la négation de la société, de la totalité, du politique enfin, ce qui a certes délivré des anciens liens de dépendance mais pour laisser l'individu dépossédé face au "marché libre". Les Droits de l'Homme réellement pratiqués dans les démocraties de marché sont basés sur une métaphysique de l'individu isolé (réduit à son corps, sa force de travail) et la fiction du contrat égalitaire comme fondement du marché du travail salarié, de la concurrence de tous contre tous. La séparation de l'individu et de sa communauté, moment nécessaire de la liberté et de la démocratie, se retourne en séparation de sa subjectivité, de sa liberté et de sa réalité la plus concrète : sa propre activité tout comme ses conditions matérielles de vie.

S'il y a bien eu progrès et libération contre l'arbitraire du prince, c'est originairement que la liberté et l'égalité abstraites sont la négation de la communauté dans l'individualisme du marché laissant à l'État fiscal le monopole du Commun. Le libéralisme, le capitalisme, le laisser faire, la lutte de tous contre tous sont une nature d'une sauvagerie pour le moins reconstituée qui va considérer comme naturelle la plus complète dénaturation. Les droits universels de la marchandise sont une "nature" qui se borne, en fait, à la négation des rapports humains et des finalités sociales pour mieux assurer les droits de l'argent, d'une "justice aveugle" de l'équivalence généralisée où les hommes sont interchangeables, ce qui finit en négation de la nature elle-même (l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit).

Équivalence des choses, domination des hommes
La négation de la société, des rapports humains particuliers, est donc la domination du marché et de l'équivalence, du rapport entre les choses. L'abstraction du Droit formel est ce qui fonde l'abstraction de l'équivalence à la base du capitalisme, du pouvoir universel de l'argent. Cette "abstraction réelle" de la marchandise comme valeur d'échange vient recouvrir tout le réel, évalué et normalisé. Ainsi même la tentative de définir une valeur d'usage ne fait que reproduire le principe d'équivalence de la marchandise et d'une valeur mesurable quels que soient les "usages", alors que l'utilité n'est pas plus naturelle que l'inutilité du Don et si tout se vaut, la vie ne vaut rien. Il n'y a pas de valeur, de sens, d'utile en dehors du Commun (Héraclite). Le "travail", ça n'existe pas non plus, il y a toutes sortes d'activités qui ne sont unifiées que par le salariat comme marché du "travail", marché de la subjectivité qui cède son autonomie et son activité, sa puissance de travail, pour un temps donné. Cette aliénation de sa propre activité est ce qu'on appelle hétéronomie, principe de toute domination impliquant toujours la participation active du dominé, mais qui est aussi une perte de responsabilité, une activité devenue abstraite, bureaucratique, automatique et froide, insensible aux destructions immenses de son industrie (faits "sur ordre", par programme ou "de loin"). L'abstraction réelle de la rationalisation technique consiste dans cette séparation de notre propre subjectivité, de la société et de tout ce qui est humain jusqu'à se retourner contre le vivant. La production technique est l'organisation de la séparation.

L'abstraction des droits universels éternels, détachés de l'histoire humaine concrète et des inégalités ou dépendances réelles, reproduit l'attitude rationaliste objectivante du scientisme, du réductionnisme, de l'hygiénisme et de toutes les sciences humaines dans son abordage technique de la nature et de la société, évacuant toute subjectivité humaine ou responsabilité. C'est l'attitude du pouvoir lorsqu'il traite les Citoyens en simples administrés.

2. Le passage au qualitatif : le droit à l'existence comme réalisation du Droit

L'individualisme abstrait du salariat, séparé de la société comme de sa propre subjectivité, n'est pas durable. La course actuelle de l'économie est folle, ses destructions immenses ne servent même pas à réduire la misère et ne font qu'approfondir toujours plus la déchirure initiale en menaçant nos existences mêmes ; on ne peut continuer ainsi. Ce n'est pas être condamné à revenir aux anciens liens de dépendances ou à un quelconque totalitarisme, mais devoir conquérir plutôt une liberté concrète pour un individu historique originairement social et politique, Citoyen du monde. Il ne s'agit de rien d'autre que de réaliser la déclaration universelle des Droits de l'Homme et ne plus se contenter de sa déclaration formelle, passer de l'égalité formelle à une véritable équité corrigeant les inégalités pour rendre la justice effective.

Refuser de "favoriser les défavorisés" c'est justifier la domination des dominants au nom d'une égalité abstraite, de droits, refoulant l'inégalité sociale, de fait. Le retour à notre vie concrète, à la négation de la séparation, à un véritable droit à l'existence, ne suppose pas ces principes comme déjà réalisés "naturellement" et s'oppose point par point aux droits abstraits à l'égalité et à la liberté en manifestant une véritable fraternité. La première chose à reconnaître, c'est qu'il n'y a pas d'individu indépendamment de la société, et la proclamation de nos droits concrets ne peut aller sans l'affirmation de notre communauté dans un véritable droit au revenu (nous héritons tous de la civilisation) qui est aussi un droit à l'indépendance financière, c'est-à-dire à une liberté effective et d'abord celle de sa propre valorisation sociale (ce qui suppose un niveau de revenu suffisant et non pas la simple survie matérielle). Nous devons reconnaître, en effet, ce droit au travail en permettant le cumul de ce "Revenu d'Existence" avec une activité. Ce véritable droit à l'autonomie est tout le contraire de l'individualisme salarial, de la lutte de tous contre tous, et ne saurait être sans conséquences sur le système de production lui-même, mais c'est déjà une conséquence de l'évolution de la production vers l'immatériel, d'un savoir productif immédiatement social (General Intellect). Ce sont bien ces circonstances historiques de richesse, de chômage de masse et d'évolution technique qui donnent toute son actualité à cette "libération du travail".

Certains peuvent présenter le Revenu d'Existence comme une façon de sauver le capitalisme, ce qui est possible s'il est insuffisant (1600F) comme le proposent les libéraux et contraint d'accepter des travaux sous-payés. Il faut insister au contraire sur son caractère révolutionnaire dès qu'il donne une réelle autonomie (4000F), dans sa capacité à dépasser le salariat en permettant un mode de production délivré de la précarité et des rapports marchands (la révolution est immédiate dans le Droit et la protection sociale, mais il faut du temps pour qu'un nouveau mode de production remplace progressivement l'ancien ; le salariat s'abolit de lui-même). Chacun ne doit pas d'abord "gagner sa vie" dans une lutte à mort, mais doit trouver place dans notre communauté pour y développer ses talents, véritable droit à l'existence et à l'égale dignité de vie de tous les citoyens.

Ce droit équitable ne se limite pas à l'autonomie financière mais doit assurer une protection effective de notre environnement et lutter positivement contre toutes les discriminations réelles, en premier lieu celles qui touchent les femmes (parité). Le Revenu d'Existence comme droit individuel est justement un instrument essentiel de la libération féminine, de la reconnaissance de leur contribution, de leur travail non rémunéré. De plus, son rôle, dans la promotion d'activités autonomes, transforme la production et, par son caractère central, ce changement dans la production est aussi un changement dans la consommation. Le Revenu d'Existence est bien d'une certaine façon aussi la reconnaissance de la consommation comme reproduction de la "force de travail", condition de la compétence, de "l'employabilité" comme le pouvoir ose le dire désormais. Une grande part de nos consommations étant ainsi liées au mode de production lui-même, sortir du salariat concurrentiel c'est changer une grande part de nos modes de consommation, de valorisation individuelle et collective.

L'enjeu d'un Revenu d'Existence comme base d'un véritable droit à l'existence (à l'indépendance financière mais aussi à un environnement sain, à une vie digne et sans discriminations), dépasse ainsi largement la simple gestion de l'urgence. Il s'agit bien d'un progrès dans le Droit, d'un progrès dans la conscience de soi de l'humanité, d'un progrès de la liberté enfin, progrès qui accompagnent le progrès de la production vers la communication tout en arrêtant la progression quantitative d'une production matérielle limitée. Le progrès va de l'abstrait au concret, de l'idéal à sa réalisation, d'un droit universel éternel et formel à sa réalisation dans un droit conditionnel, social, historique et concret.

3. L'actualité politique d'un Revenu d'Existence

Depuis le mouvement des chômeurs, il y a convergence de nombreux courants de pensée actuels sur ce nouveau droit effectif au revenu, à une liberté qui ne soit pas dépossédée, à une activité autonome et créative, à une économie du Don ; passage au qualitatif, à la différence plutôt qu'à l'équivalence marchande, à l'écologie enfin car le dépassement de la domination de l'abstraction économique est le retour à nos responsabilités et nos solidarités concrètes. La nouveauté est que cette révolution du Revenu d'Existence n'est plus utopique et impensable mais devient désormais réalisable (pour des économistes de plus en plus nombreux) et portée par une part grandissante de l'opinion. Ce qui devient utopique c'est de vouloir conserver le salariat productiviste et protégé. Il s'agit bien d'un changement d'époque comme celui du passage de l'esclavage au salariat.

Toutes ces considérations métaphysiques et morales doivent bien sembler du baratin à ceux qui veulent du concret justement, c'est pourtant le signe d'enjeux à long terme renforçant notre action aujourd'hui pour trouver une solution aux transformations du travail qui nous touchent chacun dans notre vie concrète. Le concret, ce sont les chômeurs réels, l'intensification de l'exploitation salariale, la perte de la solidarité sociale.

Pendant qu'on cherche encore à créer des emplois plutôt que de "traiter les gens en assistés", il y a presque autant de chômeurs, de plus en plus de pauvres. Pendant qu'on réfléchit en haut lieu sur la flexibilité, chacun la subit de plein fouet, il n'y a plus de revenu garanti pour personne. Ce serait déjà une raison suffisante pour instaurer un Revenu d'Existence, mais aussi important doit être considérée la sortie du salariat comme activité dominée à la base du productivisme, et l'accès à une véritable autonomie nécessaire à  notre créativité, à nos talents différenciés. Le salariat est le produit d'un Droit inégal. Son productivisme et son irresponsabilité ont assez démontré leurs désastreuses conséquences industrielles ; comme base du capitalisme, il n'est pas compatible avec un véritable droit à l'existence préservant notre environnement. Qu'il y ait des salariés "heureux", ne justifie pas plus le salariat que les esclaves heureux ne justifiaient l'esclavage, de toutes façons la relève progressive du salariat se fera lentement.

On peut dire que les chômeurs veulent un emploi salarié, puisque c'est la définition du chômeur: celui qui cherche un travail salarié et qui n'en trouve pas. On peut y répondre que c'est un "idéal" forgé par la société (c'est pour ça qu'on est formé) mais il faut surtout admettre que le salariat s'impose à qui est privé de toute source de revenu. Le salarié est libre et dépossédé. Dans ces conditions d'inégalité, prendre les désirs des chômeurs au mot n'est pas sérieux car le rêve d'un emploi gratifiant recouvre la réalité du chômage, de la précarité et de l'exploitation c'est-à-dire la réalité de la domination. La domination n'est pas souvent visible, "Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir" (Rousseau). Il y a donc des moments d'autonomie relative où le salariat permet la constitution de véritables communautés. Mais la domination se manifeste toujours, au moins dans les décisions définitives (fermeture d'usine, licenciements) et la plupart du temps beaucoup plus. La défense du salariat est d'ailleurs un refus, purement verbal, des transformations en cours du travail vers l'immatériel mais cela retarde concrètement la mise en place d'une économie alternative. L'abolition du salariat ne se fera pas en un jour et il ne faut pas croire que l'instauration du Revenu d'Existence est suffisante en soi, dispensant miraculeusement de toute autre mesure. Par exemple il ne faut pas laisser les gens isolés et il faudra constituer des pôles de valorisation des talents de chacun, de même qu'il faut d'autres protections plus avantageuses (revenu d'activité conditionnel) et ne surtout pas se limiter au Revenu d'Existence inconditionnel qui ne doit pas se substituer à toutes les autres aides.

On n'est plus salarié à vie, il faut défendre un statut universel plutôt qu'un accord d'entreprise aléatoire. Ce qui devrait pourtant lever toutes les réticences à l'instauration d'un Revenu d'Existence, c'est tout simplement que cela ne nuit aucunement aux salariés mais, au contraire, en rééquilibrant le rapport de force travail/capital, ce revenu minimum garanti doit permettre d'augmenter les salaires et de baisser la pression du chômage sur les salariés. Ce n'est donc pas une mesure contre les salariés, mais contre l'exploitation salariale. Ce n'est pas non plus une mesure contre le travail puisque ce qui caractérise le Revenu d'Existence c'est qu'il peut se cumuler avec une activité rémunératrice. C'est une mesure pour les salariés et le travail mais contre le salariat et l'exploitation capitaliste.

Dans cette optique, la réduction du temps de travail n'est qu'une mesure temporaire de traitement du chômage (c'est aussi une réduction du temps dominé) alors que l'augmentation des minima sociaux à 75% du SMIC est la base d'un avenir plus écologique, plus digne et plus humain. C'est notre revendication d'un Revenu Social Garanti qu'il faut mettre au coeur d'un développement soutenable. Ce droit au revenu, inscrit dans la constitution est la base du développement des activités culturelles, politiques et sociales de l'avenir, du tiers-secteur et de toutes les activités autonomes d'un développement écologique. C'est l'alternative au productivisme et à la marchandisation totale de nos vies, le passage à un véritable droit à l'existence.

De l'abstrait au concret, de l'équivalence à la différence, de la quantité à la qualité, de la domination à l'autonomie, de la conscience à la conscience de soi, de l'économie à la communauté (ou à la communication), des droits de vote et d'opinion au droit à l'existence.

11/07/1999


Malgré sa nécessité, le revenu garanti est encore impensable pour la plupart car il heurte les bases de l'idéologie individualiste du salariat, tout autant que le darwinisme social des marchés. Reconnaître cette résistance idéologique donne la mesure du bouleversement révolutionnaire des représentations et des rapports sociaux apportés par cette nouvelle logique productive.

C. Portée idéologique du Revenu garanti

- La résistance idéologique de l'individualisme salarial

Si le Revenu Garanti doit s'imposer à cause des évolutions de la production, il suscite pourtant des résistances massives, touchant aux valeurs religieuses, au domaine de la foi, que ce soit pour des questions "morales" ou "théoriques". On peut dire que ce fanatisme du moralisme patriarcal individualiste et de la rédemption par le travail est à la mesure de l'importance de ses conséquences idéologiques, ce qui rend cette revendication centrale. On touche là, en effet, un socle idéologique profond, logique intériorisée du mode de production salarial, témoignant de la difficulté pour s'adapter à la révolution informationnelle en même temps que de la radicalité du changement de logique, de paradigme, mis en oeuvre dans la production immatérielle dont les logiciels libres sont emblématiques.

Le revenu garanti ébranle d'abord la croyance dans la justification de la distribution actuelle des revenus, remettant en cause la notion de "juste revenu" jusqu'à douter de la Justice elle-même comme principe de répartition. C'est tout l'édifice de l'individualisme libéral qui s'écroule. Aussi bien le mythe de l'individu isolé (Robinson), indépendant des hommes et ne devant rien qu'à son travail (de plus en plus impossible à individualiser justement), que le mythe correspondant d'un marché auto-régulateur qui serait un simple rapport d'équivalence entre choses, mesure objective : travail, or, marchandises et qui exigerait de tout réduire au marché (travail domestique, ressources naturelles, politique) afin d'effacer toute dette sociale, solder les comptes. Comme le montre Polanyi, cela implique de priver les pauvres de tout secours pour que la faim les "incite" à se vendre (et ne pas fausser les marchés par une rente immorale!). On voit bien qu'on n'en est plus là.

La thèse de Louis Dumont, comparant les sociétés hiérarchiques avec la société de marché "égalitaire", est qu'on peut choisir soit l'indépendance des rapports marchands entre choses, soit la dépendance des personnes, mais l'indépendance des personnes implique une dépendance matérielle, comme la dépendance sociale donne une certaine indépendance matérielle (ce qu'on peut dire des femmes qui, pour se libérer des dépendances familiales, peuvent trouver nécessaire de se créer des obligations et des revenus externes). En fait, il y a partage entre marché et hiérarchie, même réduite à la famille (le capitalisme c'est beaucoup des grandes familles nous dit Braudel), plutôt que substitution d'une idéologie à l'autre. Pour Labrousse, "il y a des classes dans les ordres et des ordres dans les classes". La forme réseau permet de penser contre Dumont une dépendance sociale sans véritable hiérarchie pourtant, et contre Hayek des connexions lointaines de personnes et non de choses (la globalisation rend d'ailleurs moins nécessaire la médiation avec l'étranger par une valeur objective. Du fait de la disparition de l'étranger et de la médiation par l'objectivité qui est désormais tenue par l'ordinateur et l'information). Enfin, l'économie immatérielle rend indispensable l'autonomie et la responsabilité des personnes plutôt qu'une hiérarchie patriarcale.

On peut assimiler cette querelle des anciens et des modernes à la querelle des universaux tout autant qu'à celle des réductionnistes et des structuralistes, des libéraux et des socialistes, des scientistes et des écologistes, mais c'est surtout le symptôme d'un changement de paradigme, du déclin de l'individualisme et de la montée de la conscience de notre solidarité sociale et planétaire. En partant de la totalité, structuralistes, socialistes ou écologistes justifient en effet une répartition des ressources alors que, pour les liberaux seul existe l'échange.

Ce n'est pas seulement l'idéologie individualiste qui est en cause dans ce passage d'une masse égalitaire d'individus, soumis au totalitarisme de la représentation, à la valorisation de la personne dans sa singularité inscrite dans une totalité (Pascal). C'est surtout le travail comme sacrifice, peine, subordination qui est remis en cause, tout autant que la mesure de la valeur par le temps de travail ou les coûts, au profit d'une valorisation de la personne et d'un développement humain.

De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins

Cela paraît trop beau. Ce n'est pas seulement sauter à la réalisation du communisme mais on peut même dire que c'est l'avènement du Royaume de Dieu à suivre Giorgio Agamben commentant Paul. Ce qui rend pourtant cette conversion moins improbable ce n'est pas seulement la logique des nouvelles forces productives mais bien qu'elle a déjà eu lieu dans l'idéologie. Le saut de la Justice à l'Amour a déjà été formulé dans la religion (de l'ancien au nouveau testament) et trouve son incarnation tardive dans l'Etat-providence. Il suffirait de prendre conscience qu'il est déjà là, règne de la liberté au-delà de la nécessité, ce qui ne veut pas dire sans limites.

- Le rôle de l'idéologie

L'idéologie résiste pourtant de toute son inertie aux changements, c'est sa fonction de sens commun, de clôture du sens, de mythe, de limite à l'apprentissage. Elle prétend décrire et normer en même temps, divisant en Bon et Mauvais, discours sacré de reproduction, du sacrifice des plus humbles pour que le monde ne s'effondre pas. Discours de l'organisation qui donne à chacun sa place en camouflant la division sociale, reportée sur un dehors menaçant l'intégrité sociale (bouc émissaire). Pourtant l'idéologie doit bien s'adapter sans cesse, simplement les mouvements de fond demandent plus de temps.

Le rôle de l'idéologie est de justifier, reproduire les rapports de production dans les 3 fonctions de production, de circulation et de distribution. L'Esprit du temps doit ainsi légitimer l'organisation physique du travail (division, hiérarchie : du Patron au Manager et à l'animateur de réseaux, cf. Boltanski), mais il est tout autant tributaire d'une ontologie de la valeur, une métaphysique de l'équivalence (de l'or, au travail, à la Bourse, au crédit, cf. Goux). Enfin la répartition des revenus est essentielle puisqu'elle détermine pour Marx l'idéologie de classe (salaire, rente ou profit, cf. Capital III) qui se confond avec une morale, une justice intériorisée. Il est primordial que la répartition des revenus ne soit pas globalement contestée même si elle reste l'origine de la plupart des conflits. Il faut ajouter à ces déterminations économiques la structure familiale avec son mode d'héritage (E. Todd) selon les régions, les déterminations politiques selon les constitutions, le droit (Aristote, Montesquieu), les déterminations culturelles et religieuses enfin (contraintes textuelles).

Pour mesurer l'importance des rapports de production il suffit de lire l'étonnante justification de l'esclavage par Aristote au début de La Politique! La question du revenu est bien une question éminemment idéologique, une évolution de la notion de Justice et des droits réels, mettant en cause l'ensemble de la représentation sociale jusqu'à sa dimension religieuse. L'idéologie ne se contente pas d'introduire une inertie mais cherche plutôt à normaliser, à devenir réelle comme le montre les tentatives de marchandiser le travail domestique, utopie d'un monde "parfait" où nous serions tous quittes. Mais lorsque cette cohérence dépasse les besoins de la production, elle a peu de chance de sauver les apparences longtemps.

Remettre en cause l'idéologie salariale n'est pas l'effondrement de tout ordre, ni la fin du travail. Ce n'est pas remettre en cause l'importance considérable du travail dans le développement historique, la conscience de soi, la domination et la liberté, mais seulement contester le salariat productiviste, le travail hétéronome et la prétendue équité des revenus. Il s'agit de s'adapter aux évolutions du travail immatériel mais, au contraire des défenseurs du temps libre et de la réduction du temps de travail, en prenant très au sérieux le besoin de valorisation sociale et la créativité de la subjectivité, en donnant les moyens d'un travail autonome.

- La crise de la mesure

Le revenu n'est pas entièrement "ce qui dépend de nous".
L'idéologie du travail, qui remonte aux sans-culottes et qui est encore largement dominante, voudrait prétendre que le revenu mesure le véritable travail de chacun, ce qui ne résiste pas à l'examen puisqu'il y a au moins la plus-value (réponse de Marx à Proudhon), et bien d'autres privilèges ou exploitations. Ce qui s'exprime ainsi, c'est l'idéologie individualiste d'un travail individualisable et la réalité d'un salaire individuel. Le rêve d'une valeur substantifiée dans les marchandises (valeur qui ne soit plus rapport social), d'un équivalent universel du travail individuel se réduisant à un rapport entre choses, qui est inséparable, pour Louis Dumont, du fond idéologique de l'autonomisation de l'économie du politique, son ouverture à la société étendue tout autant que son intériorisation morale. Cette intériorisation morale substitue à l'autorité hiérarchique la "gouvernance" par récompenses et peines (logique du risque et de l'assurance), substitution des calculs de l'intérêt à la violence du pouvoir comme à tout rapport humain. Cette idéologie de la circulation, de l'échange, s'impose alors même que la division du travail rend de plus en plus problématique toute équivalence. Crise de la mesure qui ne fera que s'approfondir :

- Le travail immatériel (culturel, programmation, services) n'ayant plus rien de corporel, ne peut plus se mesurer par le temps
- On ne peut plus assigner ni début ni fin à une prestation effective, entre formation, information, relations sociales, travail domestique, éducation
- La production symbolique est immédiatement sociale sans pouvoir distinguer l'apport individuel des "externalités positives" (savoirs, formation, technique, investissements publics financés partiellement par les prélèvements sociaux).

Il y va de l'individu si on ne peut mesurer sa valeur, son travail ni son revenu, mais l'économie n'est pas la technologie et ne peut jamais évacuer tout-à-fait la subjectivité de la valeur, son incertitude et sa composante sociale (rente, rigidités sociales, modes). La subjectivité de la valeur exprime souvent un pur rapport de force (rareté, hiérarchie ou lutte des classes). Les contrats sont rarement égaux ! On peut toujours dire que ce sont les plus rapides contre les plus lents, les plus mobiles contre les immobiles, les "risquophiles" contre les "risquophobes" mais c'est toujours les riches (qui répartissent le risque et paient tout moins cher) contre les pauvres (qui le subissent et paient le prix fort).

- Le juste revenu

Rien de plus idéologique que la justification des revenus. Il est d'ailleurs facile de mettre en évidence l'influence des modifications dans la production sur les représentations en suivant les transformations de la notion de "juste revenu" suivant les phases du cycle de Kondratieff. Tous les 10 ans environ, les évolutions sont très sensibles. Le revenu prétend récompenser d'abord le risque ou la mobilité pendant la première phase de reprise sans inflation puis avec la généralisation de la croissance et le retour de l'inflation la justice se fait plus égalitaire pour aboutir ensuite à un droit statutaire (conventions collectives) qui se transformera avec la stagflation en défense des avantages acquis, du contrat initial de plus en plus personnalisé, puis la dépression identifiera justice et productivité (equity) avant de se faire pur opportunisme (la débrouille ou la chance), c'est-à-dire témoignant de l'anomie sociale, ne croyant plus à sa propre justice. La "crise de la mesure" affectant le salariat ne met fin ainsi qu'à une fiction de justice que le nouveau cycle doit achever.

Comment pouvons nous caractériser en effet cette crise de la mesure sinon comme une réfutation de toute justice distributive. Dès lors, il ne s'agit plus de donner à chacun l'équivalent de sa contribution, impossible à calculer, ni donc de "gagner sa vie" au nom de la justice, grâce à ses oeuvres, mais ce vers quoi Amartya Sen entraîne les institutions internationales, c'est le "développement humain" comme libertés objectives. Si le revenu ne peut être juste ni égal pour tous, il doit du moins être suffisant pour entretenir et développer les capacités de chacun et n'est plus que très partiellement la contrepartie de son travail puisqu'il assure principalement la reproduction du capital humain et seulement secondairement, une forme d'intéressement au résultat. Le salaire est de moins en moins proportionnel au temps passé et, de plus en plus, à la formation, à la reproduction de la capacité requise et non à la productivité réelle (non mesurable), ni à la peine (hors de propos), ni au produit (trop aléatoire). Il se divise donc en part fixe, niveau garanti (ce qui est un argument fort pour un revenu garanti de base), condition de reproduction, et part variable "d'intéressement" dépendant de l'activité avec ses aléas dès lors que le revenu est lié aux performances, aux résultats et aux rapports de force effectifs.

Remarquons que la notion de capital humain, comme celle d'intéressement, implique une diversification et donc une inégalité constitutive, au contraire de la "force de travail" où chacun peut remplacer un autre, fondu dans une masse uniforme. Ce n'est pas l'origine pourtant de l'injustice de la Loi qui consiste plutôt à ignorer les inégalités de fortune, au nom d'une égalité purement formelle, alors qu'il faut bien reconnaître les inégalités réelles pour favoriser les défavorisés et valoriser les différences, passage à une justice corrective plus compréhensive, à une sollicitude plus féminine. L'égalité de toutes les fortunes n'est pas souhaitable, seulement leur limitation. Ce qu'on ne doit pas tolérer c'est la misère, l'insécurité sociale, la non-assistance à personne en danger, mais dès l'instant où la diversité des choix de vie est encouragée, il faut accepter une diversité de fortunes.

Si la distribution des revenus n'est donc jamais juste, et varie selon le moment du cycle, la question se pose de la pertinence de maintenir ici le principe d'une justice qui se montre inégale. Du moins faut-il que les inégalités ne soient pas trop criantes et que la distribution des revenus assure la reproduction de la société, le développement de ses capacités humaines. Le passage à l'économie immatérielle est le passage à la production de l'homme par l'homme (formation, santé, culture) où c'est l'homme qu'il faut désormais enrichir et cultiver, capital le plus précieux. Dans ce contexte, il ne s'agit pas de calculer un héritage des temps passés mais bien d'investir dans la personne, de garantir à tous un revenu suffisant pour ne pas condamner à l'exclusion, ne pas perdre ses capacités mais les développer au contraire, pouvoir construire enfin sa vie et sa carrière, faire de son travail un projet personnel et non pas une peine subie.

- Du travail comme sacrifice, peine et subordination au développement comme liberté

Notre actualité est celle de la valorisation de la personne, de la fin de la production de masse (économie de la demande), d'une automation qui est la fin de la "force de travail" et le passage à la productivité de la liberté ou des réseaux qui sont la fin de la concurrence salariale et un retour à la coopération. Il ne faut plus gagner sa vie mais la produire. Ce sont les capacités de chacun qu'il faut développer, ses libertés objectives. Ce que nous devons favoriser ce sont des activités autonomes, seules compatibles avec une véritable liberté active, mais qui exigent un Revenu Garanti si on n'a aucun capital.

Il y a là aussi un véritable retournement de la "valeur travail" qui est inassimilable par l'ancienne morale se trouvant défendre le travail comme sacrifice à la société, peine, subordination, devoir, montrant par là que l'idéologie hiérarchique n'a pas disparu des entreprises, ni les liens de dépendance. Pourtant le chômage lui-même a permis d'imposer le travail comme désir, manifestant l'exclusion de l'individu isolé alors qu'il est constitué par ses liens sociaux, son intégration dans des réseaux. Ce qui compte désormais ce n'est plus la production individuelle mais le travail social, la participation à l'activité commune. Cette nouvelle logique de dépassement de l'hétéronomie, son inversion était déjà en germe dans l'ergothérapie mise en place dans les asiles après la seconde guerre mondiale, passant d'un esclavage inhumain des fous à des activités plus épanouissantes !

C'est donc un travail voulu et non plus forcé par l'indigence. Le Revenu Garanti inverse la valeur travail en statut désirable, ce n'est pas la contrepartie douloureuse d'un don. Le don est d'ailleurs toujours ramené à l'échange, soit au nom de l'équivalence (contre le don sans retour de Sénèque), soit de l'individualisation alors qu'il s'agit plutôt d'une généralisation du maternage. Le Revenu Garanti n'est pas un don individualisé, d'ailleurs l'État n'est pas dans la sphère du don mais du droit, c'est bien plutôt ce que nous doit la société qui nous élève, nous forme, nous éduque, nous soigne. Nous n'avons pas besoin d'incitations pour nous valoriser socialement, mais de moyens suffisants, d'un peu d'aide.

Plutôt que de se lamenter sur les "inutiles au monde" que sont supposés être les chômeurs, ne pourrait-t-on les considérer comme ceux qui sont "disponibles". Adam Smith appelait bien les rentiers "classe disponible", en opposition aux producteurs. S'il faut bien une rente sociale en effet pour cela, c'est surtout cette classe disponible (comprenant aussi les retraités et les femmes au foyer) qui doit être l'objet prioritaire du développement humain et le lieu de la créativité. Le travail salarié d'abord valorisé par le chômage devrait perdre finalement sa prééminence au profit d'un au-delà du salariat et de l'emploi qui ne peut se développer sans un Revenu Garanti.

Le revenu garanti n'est pas le revenu unique et n'introduit pas une déconnexion entre le travail et le revenu, déconnexion originelle mais de plus en plus flagrante avec la production immatérielle. La garantie du revenu constitue seulement une protection contre les fluctuations des revenus dans une économie flexible et la base d'un développement humain. Il ne constitue pas une désincitation au travail puisque sa caractéristique est d'être cumulable, au moins partiellement, avec un autre revenu, mais il favorise les activités autonomes. S'il est suffisant c'est enfin un revenu de résistance poussant les salaires à la hausse et rétablissant un rapport de force plus favorable au travail.

Une politique de développement humain ne se limite pas au revenu garanti mais doit permettre une véritable valorisation des personnes, la formation, l'intégration à l'activité économique comme l'accès aux responsabilités démocratiques. Le revenu garanti n'est ici qu'un minimum, encore faut-il s'entendre sur son niveau qui doit être suffisant pour à la fois sortir du productivisme et donner un véritable droit à l'indépendance financière, un droit à l'existence qui soit aussi un revenu de résistance à des salaires trop bas.

Il ne s'agit pas de se limiter à l'analyse des dysfonctionnements du capitalisme ou des évolutions de la production. Il s'agit plutôt de construire un projet écologiste, une économie alternative au productivisme salarial en s'appuyant sur les nouvelles potentialités de l'économie immatérielle. Nous voulons montrer que la question de la garantie du revenu est au coeur de toute subversion de la logique capitaliste et patriarcale, le préalable à toute affirmation de la priorité de la vie, de la politique, de la personne sur l'économie.

- La fin du patriarcat

La structure familiale est bien sûr primordiale dans la construction de l'idéologie. L'écologie n'est pas la cause de la fin du patriarcat, elle en serait plutôt un des effets. Si on peut raisonnablement penser qu'on vit effectivement l'avènement d'un nouveau matriarcat (inévitable dès l’instant où la femme a des partenaires successifs), par contre il faut reconnaître que, sur le court terme, le patriarcat reste encore largement structurant. La situation est donc inconfortable, personne n’y trouvant son compte.

La nouveauté massive est la présence bientôt majoritaire des femmes dans le salariat, faisant entrer le hors-travail (la 2ème journée, éducation et travail domestique) dans le salariat. Ce qui doit imposer la garantie du revenu, c'est aussi la contrainte de reproduction des nouvelles forces productives, mais là encore doit s'introduire une rupture dans le partage du savoir contre les héritiers de notre noblesse d'État, car s'y oppose la reproduction de la domination. La logique de rente patrimoniale, logique patriarcale, est de plus en plus déconsidérée, ressentie comme privilège arbitraire. De l'égalité abstraite des individus justifiant les plus grandes inégalités, on passe à une personnalisation (une sorte de "mérite républicain") reconstituant la solidarité sociale.

La fin du patriarcat commence avec la fin du féodalisme et des rois, se traduisant d'abord par un individualisme tout aussi impossible que le totalitarisme qui a voulu rétablir la primauté d'une totalité autoritaire dans la négation de l'individu. L'écologie enfin sauvegarde la totalité aussi bien que l'individu, leur inter-dépendance dans une approche plus accueillante et diversifiée, la substitution d'un Etat-providence à un État de guerre. Les transformations de l'économie immatérielle en réseau accélèrent le passage de la concurrence à la coopération. C'est cet ensemble de causes (de la fin du patriarcat à la globalisation, aux externalités, à l'écologie, aux réseaux coopératifs, à la production de l'homme par l'homme) qui concourt, avec la "crise de la mesure", au dépassement de la justice distributive pour un développement humain plus maternel. Si le darwinisme était la théorie d'un capitalisme où le plus fort gagne, les théories de la domestication, de la couveuse protectrice sont plus adaptées pour une économie où celui qui gagne est le plus coopératif, le plus aimé.

Tout montre que nous quittons le patriarcat et sa conception de la justice comme norme, mesure, propriété, patrimoine pour une sollicitude plus féminine selon les féministes Carol Gilligan (Une si grande différence), Nel Nodding (Care) et Joan Tronto (Moral Boundaries). On passe ainsi de la justice patriarcale qui nous condamne à "gagner" notre vie, à la providence, à l'écologie, à l'assistance, au droit à l'existence, à l'amour maternel de l'Etat-Providence. C'est un renversement considérable. Ce à quoi nous avons à nous affronter mais ce qui rencontre aussi la résistance la plus opaque (dans la justification d'un revenu d'existence par exemple), c'est cet achèvement de la justice dans l'amour qui nous délivre de la Loi et ouvre le temps messianique de la liberté, d'une liberté objective que Sen identifie au développement mais qui est aussi l'essence de la production culturelle ou du New Work, le travail passionné délivré de toute subordination comme de toute distance avec la vie. Les femmes seront les premières bénéficiaires d'un revenu garanti individuel sans devoir marchander leur travail domestique, ni être confinées au foyer, et gagnant une indépendance indispensable qui devrait signer la véritable fin du patriarcat.

- Une culture de la frugalité

Le développement soutenable exige surtout une économie plus économe et le Revenu garanti est aussi l'instrument du développement d'un Tiers-secteur d'économie solidaire et du développement local offrant une alternative au salariat productiviste. En l'absence de revenu garanti, la pression de la nécessité nous livre à toutes les exploitations, pour l'emploi on accepterait n'importe quoi ! Le capitalisme s'impose par sa productivité puis dure par le salariat. On ne peut détacher consommation et production. C'est bien la logique productiviste qui a produit le compromis fordiste aboutissant finalement à la société de consommation pour faire tourner les usines. Christian Marazzi dans son indispensable "La place des chaussettes" montre comment nos comportements privés, notre standing, sont directement reliés à notre travail. Pour changer la consommation, il faut changer la production.

En supprimant la nécessité vitale de la compétition, le Revenu Garanti doit permettre une culture de la frugalité, retrouvant un peu de l'esprit protestant du capitalisme à ses débuts, avant que l'accumulation infinie ne cultive un désir sans fin, sans satisfaction possible, inaugurant une société de consommation sans limite, du toujours plus (A. Gide, JJ Goux).

On peut attendre le développement d'une culture de frugalité à mesure que se généraliseront des modes de vie qui ne sont plus centrés sur le salariat et rassemblent une élite culturelle avec les plus pauvres, bohème qui n'est pas encore bourgeoise et qui puisse rendre la pauvreté moins honteuse (comme en témoignent les mouvements de jeunes Beatniks, Hippies, Punks), dynamiser une économie locale de débrouille et de solidarités (SEL). Cette culture de la frugalité ne doit pas être réduite à une esthétisation de la pauvreté par les futurs cadres de la société (De la misère en milieu étudiant). Ce doit être un choix, rendu possible par les produits et services adaptés.

Nous ne pouvons défendre la croissance et le travail à n'importe quel prix, ni condamner les "inactifs". Cependant il ne s'agit pas de justifier la pauvreté ni d'encourager l'inactivité mais bien au contraire d'encourager un développement personnel, une activité valorisante, un statut social, un travail extérieur, ce pourquoi il faut accepter le cumul du Revenu Garanti avec un autre revenu jusqu'au smic, sans y forcer quiconque pourtant.

- Le revenu citoyen, prix de la démocratie

C'est enfin une question politique de démocratie élémentaire si on ne veut pas réserver la politique aux riches, aux fonctionnaires ou aux professionnels comme maintenant. C'est un point aussi essentiel que les autres et de grandes conséquences. S'il n'y a pas de véritable opposition idéologique au sujet d'un statut de l'élu, ce qui doit frapper c'est à quel point il n'est pas pris en compte, l'inertie idéologique, comme si on pouvait se satisfaire de l'oligarchie actuelle.
 

Une fois admise l'urgence d'un revenu garanti, on n'a pas tout réglé mais on s'est mis dans une autre logique, pour aider les gens à valoriser leurs activités autonomes, par exemple, ou leur proposer un développement de carrière, ou aménager différentes poses dans l'activité, différents rythmes de travail. Le principal reste à faire, le travail de formation, de soin et d'assistance qui doit constituer notre développement humain. Il y faut d'abord une conversion à une société plus secourable et moins individualiste. C'est notre intérêt, y compris économiquement mais c'est aussi le sort que nous réservons aux pauvres et aux exclus qui sera jugé très bientôt aussi abject que l'esclavage par les nouvelles générations. C'est bien là qu'il faudrait rendre la honte encore plus honteuse.

Toutes les ressources de  l'inspiration poétique seraient nécessaires pour illustrer l'évolution de notre conception du monde : d'une justice normative au développement humain, d'un individualisme homogénéisant du semblable (tu matériel), à la pensée globale de l'écologie valorisant les diversités au nom de nos complémentarités et de notre destin commun (il final), du bien individuel à une conscience sociale retrouvée, d'un savoir et d'une liberté coupable au savoir libérateur et créatif, d'un travail pénible à la valorisation de soi. C'est le temps de l'enfance après celui de l'esclave et du citoyen, temps de l'apprentissage et de la formation de l'esprit après celui de l'obéissance et de la discipline des corps.
 


Nous pouvons désormais tout reprendre à zéro et construire un programme pour le troisième millénaire, une alternative au capitalisme salarial, un développement local et personnel basé sur le revenu garanti et la valorisation personnelle. 

D. De l'économie à l'écologie
L'alternative écologique : société d'assistance et droit au travail

Subordonner l'économie au social

L'Ecologie-Politique, comme conscience de la mondialisation achevée, est la nécessité, devant les limites planétaires et les destructions du capitalisme, de trouver une alternative globale au productivisme qui préserve nos diversités et nos libertés grâce à une véritable démocratie participative.

Nous ne pouvons laisser faire la globalisation libérale et la domination de la logique économique sur la société. Notre premier principe doit être de subordonner l'économie au social (négation de la séparation de l'économie) et donc de mettre l'économie au service d'un développement humain comme développement des libertés objectives, des capacités réelles et de l'autonomie de chacun.

En effet, notre second principe doit être de laisser à l'individu le maximum d'autonomie plutôt que de le subordonner à l'État, ne pas le traiter en moyen mais comme fin, c'est-à-dire qu'on doit le considérer comme sujet (comme acteur responsable) plutôt que de le manipuler comme objet, faire du citoyen vivant la base du pouvoir plutôt que de le traiter en administré. Responsabilité ou autonomie sont pris plus au sérieux que dans un libéralisme de façade car c'est la solidarité qui les rend effectifs. Les valeurs écologistes de responsabilité, de solidarité et d'autonomie sont indissociables:

  • Responsabilité : développement soutenable

  • Anti-productivisme, contre la logique du profit, contre la croissance c'est-à-dire contre le capitalisme salarial. Principe de précaution.
     
  • Solidarité : droit à l'existence

  • Pour la coopération, le développement local et personnel, l'assistance, pour un droit concret à l'existence (discrimination positive, favoriser les défavorisés). Pour une mondialisation des peuples, contre la mondialisation marchande. Contre  la concurrence de tous contre tous.
     
  • Autonomie : valorisation de la diversité

  • Contre la domination majoritaire normative, pour une démocratie participative du consensus et des minorités, le développement et l'expression personnelle, l'action citoyenne, une démocratie face à face. Pour le travail indépendant et artisanal, à dimension humaine.
    Comme alternative au salariat productiviste aussi bien qu'expression de la solidarité sociale ou revenu d'autonomie, le Revenu Garanti qui a toujours été une revendication écologiste, constitue bien la synthèse de ces trois valeurs et la base d'une production écologique tirant parti de la révolution informationnelle comme de la dynamique du cycle de croissance.

    Les écologistes eux-mêmes n'en sont pas encore assez persuadés et se contentent de "niches écologiques" ou de limiter les dégâts. Ce sont bien les rapports de production qu'il faut changer pourtant, la libération du travail.

    Pour une véritable alternative au capitalisme productiviste

    Nous ne pouvons accepter le mythe libéral d'un capitalisme populaire, de salariés-actionnaires réconciliant travail et capital, pas plus qu'une propriété collective qui garde les mêmes outils en les faisant simplement changer de main. L'opposition des intérêts des salariés et des intérêts des actionnaires ne disparaît pas sous prétexte que les salariés seraient "propriétaires" de l'entreprise, comme ne disparaît pas la contradiction entre les producteurs et les consommateurs que nous sommes pourtant tous. C'est le salariat et le capitalisme que nous devons dépasser, leur productivisme insoutenable, en nous appuyant sur les possibilités du moment mais :

    Soit on se contente d'un tiers-secteur protégé, un petit plus écologique sauvant la réciprocité du lien social, à côté d'une production marchande inchangée et toujours insoutenable ;

    Soit on se donne comme objectif une production simplement plus économe et aseptisée, un renforcement des normes, des taxes et des contrôles, ainsi qu'une réduction de la production et du temps de travail. Le travailleur devra s'adapter alors à une société de plus en plus déshumanisée et inégalitaire, remplacée par l'extension du marché et par l'optimisation de la production de marchandise, selon la même pente que le productivisme actuel, avec juste un peu moins de consommation et un peu plus de "temps pour vivre".

    La définition des "besoins sociaux", même déterminés "démocratiquement", se substituant au marché pour "subordonner" le travail et l'économie,  en nivelant les différences individuelles et en reproduisant un salariat simplement socialisé, n'est pas une meilleure voie et peut même ouvrir la route à des entreprises comme Vivendi pour les assurer au meilleur coût sans remettre en cause la logique du profit.

    Soit on veut remettre, enfin, l'économie à l'endroit, sur sa base sociale, et on se donne comme objectif le développement personnel, la production de l'homme par l'homme plutôt que la consommation de biens. Le fait que le capitalisme rencontre la limite planétaire ne doit pas réduire l'écologie à juste limiter le capitalisme, car nous devenons responsables de l'économie comme du climat et nous devons assumer un objectif politique de développement humain, soutenable pas seulement plus durable. Dans ce cadre, le Revenu Garanti s'impose comme alternative au salariat au temps de la révolution informationnelle, et nous sommes justement à un moment propice pour conquérir de nouveaux droits.

    Pour de nouveaux droits au développement humain

    Ce n'est ni en généralisant le salariat, ni en démocratisant le capitalisme, ni en s'imaginant réorienter les multinationales sur des buts éthiques ou politiques, encore moins en "changeant nos habitudes" qu'on rendra notre développement soutenable mais en se réorientant sur l'économie locale et le développement personnel, en partant des hommes eux-mêmes, de leur vie, de leurs envies et non des "besoins de la production". Il faut "penser à l'envers" du fordisme. Renversement de perspective, grâce aux nouvelles technologies, de la production de masse à la production singularisée qui nous redonne l'initiative. Il faut partir du citoyen lui-même, de son expression, parier sur la démocratie participative (occupons-nous de nos affaires). La véritable révolution est de partir des compétences de chacun, de l'autonomie et de la diversité des travailleurs, de l'offre effective qui doit, bien sûr, rencontrer une demande sociale, tenir compte du global où elle prend son sens.

    Ce recentrage sur la personne, est aussi un recentrage sur le local. Small is beautiful et il vaut mieux des milliers de cigales qu'une grosse mutuelle bureaucratisée éloignée de cette économie locale, économie de face-à-face. Il vaut mieux créer des régies et des coopératives municipales, favoriser le travail indépendant et artisanal aussi bien que des formes d'associations et de réseaux locaux (SEL) mais pour cela il faut un revenu garanti, un capital risque d'État, l'accès aux conseils et à toutes sortes d'assistances.

    Puisqu'il n'y a pas, à l'opposé du credo libéral, de liberté naturelle en société, mais que toute liberté (celle de la concurrence par exemple) est bien une construction sociale, alors toute libération des nouvelles forces productives doit être organisée aussi et commencer par des droits nouveaux. Il ne s'agit ni de "prendre le pouvoir", ni de tout collectiviser, mais de gagner des nouveaux droits. Contre la précarité : droit à la sécurité, droit à un revenu garanti indépendant de l'emploi. Passage des droits formels aux droits concrets : droit à l'existence, à l'autonomie financière, à la formation, à l'initiative économique. S'adapter à la nouvelle économie ne veut pas dire revenir sur les derniers systèmes d'assistance sociale mais, bien au contraire, développer une véritable société d'assistance, de valorisation des compétences et de coopérations en réseaux constituant une alternative concrète au salariat. Il s'agit bien de tirer parti des nouvelles technologies mais pour se passer du capitalisme et construire une économie plus économe en réorientant la consommation vers l'immatériel et les services.

    Pour un revenu garanti (droit à l'existence)

    Très concrètement, cela veut dire rejeter le vieux principe "qui ne travaille pas ne mange pas" responsable du maintien sous la contrainte de la nécessité, et reconnaître qu'il n'y a pas de liberté sans indépendance financière. Mettre la vie avant le profit, le social avant l'économie, c'est vouloir donner sa place à chacun, favoriser son expression, la valorisation de ses talents, c'est faire de l'économie un développement local et solidaire, plutôt qu'une croissance soi-disant durable. C'est redonner sens à une véritable fraternité, à notre être-ensemble et privilégier le long terme sur l'intérêt immédiat.

    Plutôt qu'une logique d'insertion des exclus dans l'économie, nous devons privilégier au contraire un développement des personnes (formations, aides financières, assistance technique, mise en contact). Plutôt que d'inciter les entreprises à embaucher, nous devons donner des aides aux personnes (Supiot).

    Ce qui était hier encore une pure utopie morale est désormais une nécessité de la nouvelle économie, de l'automatisation et de l'immatériel (du développement des activités culturelles à la coopération logicielle) revendication reprise par les chômeurs (à la suite de Toni Négri, André Gorz, Transversales, etc). Les instruments de cette "libération du travail", de la sortie du règne de la nécessité économique et du dépassement du salariat, au stade de la production immatérielle, sont d'abord, de véritables droits à l'existence :
    - Droits fondamentaux au logement, aux soins, à l'assistance, à la formation
    - Un Revenu Social Garanti individuel d'un montant suffisant (75% du smic)

    Ces droits ne sont qu'un préalable pourtant au changement de la logique productive, au développement comme liberté.

    Pour un développement local et personnel (libération du travail)

    Nous pouvons désormais préciser notre projet de développement écologique qui a bien un sens comme développement local et personnel. Nous ne pouvons nous réduire au revenu garanti comme solde de tout compte, même s'il est une base indispensable. C'est bien la production que nous voulons changer et passer d'une société concurrentielle à une société coopérative, de l'économie à l'écologie. Il ne faut pas s'en tenir aux garanties vitales mais il faut assurer l'accès aux moyens de production et à la reconnaissance sociale. L'ordinateur est devenu le moyen de production universel accessible à tous, point décisif, mais il ne faut pas pour autant laisser le privilège de l'initiative économique aux riches. Il faudrait reconstituer l'équivalent des anciens terrains communaux :

    - Des coopératives et des régies municipales de développement local ainsi que des Systèmes d'Échanges Locaux favorisant les échanges en circuit court et abritant des activités autonomes ou coopératives (Bookchin montre qu'en dehors d'une propriété municipale les coopératives sont soumises au productivisme).
    - Une assistance et une formation individuelles tout au long de la vie. Ce que tentent déjà de faire de grandes entreprises (gestion de carrière des DRH). Droit au conseil et au soutien entre l'Éducation Nationale et la médecine générale. Cette nécessité de l'assistant personnel prend la forme du "coach" dans la société en réseaux.
    - Enfin, accès au droit à l'initiative économique pour tous (subventions, prêts, Capital Risque d'État) et même à l'échec conformément à ce qui se met en place pour les start-up d'ailleurs (pépinières d'entreprises). Le développement local consiste ici à fournir des moyens aux acteurs locaux mais aussi de les coordonner dans le souci de la valorisation des personnes et de leur savoir-faire multiples.

    Arrivé à ce point, le droit de la personne semble acquérir un contenu concret hors de toute hiérarchie ou lignage. Les droits à l'existence et à la valorisation personnelle donnent les bases d'une sortie du productivisme salarial, d'une véritable solidarité fraternelle en donnant à chacun les moyens d'être autonome. Délivrés de la contrainte vitale, il sera possible d'organiser localement une production plus écologique (production intégrée zéro déchet, circuits courts, agriculture biologique et artisanats locaux) sans négliger l'ouverture à l'extérieur et notamment la coopération nord-sud, mais aussi une coordination globale par le biais d'une planification souple des investissements publics.

    C'est seulement à ces conditions qu'un revenu garanti pourra être la base d'une économie écologique, une alternative au capitalisme et pas seulement un traitement de la misère. Dépasser le débat sur le Revenu Social Garanti est nécessaire pour poser le véritable débat sur le droit au travail. C'est la garantie du revenu qui permet de transformer le travail en droit, en activité valorisante, et non plus en devoir douloureux ou nécessité vitale. C'est bien cette sécurité minimum qui permettrait de résister à la dégradation des conditions de travail et qui peut enfin donner sens à une autogestion autrement soumise aux mêmes contraintes productivistes que le salariat.

    Tout ceci se résume, juridiquement, à l'extension des droits de la personne à l'autonomie financière et à la valorisation de ses compétences mais exige aussi l'instauration d'une démocratie participative. A la différence de nos sociétés dominées par le profit et la croissance, il sera possible alors de retrouver notre véritable communauté et d'imposer vraiment le contrôle et la limitation de la production sans craindre des représailles sociales. C'est seulement par l'extension des droits qu'on viendra à bout de la domination marchande et du productivisme capitaliste.

    La formule de Marx qui a nourri tant d'utopies prend désormais un sens plus concret bien qu'éloigné des représentations habituelles : "De chacun selon ses capacités" signifie formation, valorisation sociale et parcours professionnel (statut), une véritable libération des forces productives individuelles. "A chacun selon ses besoins" signifie d'une part un Revenu Social Garanti mais aussi les moyens professionnels dans le cadre du développement local. Reste, ce qui n'est pas mince, à donner forme à cette assistance professionnelle en échappant au clientélisme local, à la re-féodalisation qui accompagne hélas ce recentrage sur le local et la personne. C'est un défi comparable à l'éducation nationale et qui doit nous permettre un véritable développement écologique et une consommation largement immatérielle, orientée vers la valorisation personnelle, la production de l'homme par l'homme (qui représente déjà 40% du PIB), plutôt que vers une consommation de marchandises insoutenable écologiquement.
     


    Il nous faut approfondir la description de ce nouveau développement local et personnel, caractérisé comme économie quaternaire (activités autonomes défendues par Roger Sue et surtout Jean-Marc Ferry) prenant la suite du tertiaire (services). Il ne faut pas confondre cette économie écologique avec le tiers-secteur actuel et l'économie sociale assurant avec l'aide de l'État, le recyclage des exclus du salariat. Ce doit être véritablement un contre-projet au capitalisme salarial, une nouvelle organisation productive, une nouvelle répartition des revenus, une nouvelle donne. 

    E. L'ère du quaternaire.

    Le projet écologiste se distingue radicalement d'une fonctionnarisation de la société tout autant que de l'individualisme salarial principalement par le développement des activités autonomes qui doivent être au coeur du nouveau mode de développement basé sur la production de l'homme par l'homme et la valorisation de la personne.

    A l'opposé de la logique contractuelle de l'aide aux chômeurs pour retrouver un travail subordonné (PARE), l'écologie prend assez au sérieux la valorisation de la responsabilité et de l'individu pour que la société d'assistance tant décriée qu'elle revendique puisse favoriser les activités autonomes en apportant aux individus toutes sortes de services et de protections sociales.

    Il y a une véritable nécessité économique du développement de ce secteur des activités autonomes qui semblent revenir à une forme d'artisanat. Il n'y a pourtant aucun statut permettant d'exercer une activité libérale en dessous d'un niveau de revenu assez élevé. En effet, de nombreuses barrières (comme les cotisations sociales) empêchent de pratiquer des professions indépendantes en dessous d'un gain assez important, condamnant rapidement les moins productifs. Les charges sociales forfaitaires n'ont pas d'autre signification que de constituer une barrière d'accès sur un marché concurrentiel afin d'éliminer les moins performants et maintenir un niveau élevé de prestations. On empêche les gens de travailler, voilà la vérité, le droit au travail n'est toujours pas respecté.

    Dés lors, si on ne doit pas limiter les possibilités aux activités personnelles, il faut reconnaître leur importance croissante et stratégique, surtout d'un point de vue écologiste, et l'urgence de garantir leur statut (que ce soient les nouvelles formes d'artisanat, les professions libérales, les agriculteurs biologiques, les artistes, les informaticiens indépendants etc). C'est un statut pour ces travailleurs indépendants intermittents qu'il faudrait d'abord, la possibilité d'exercer une activité indépendante en même temps qu'une activité salariée à temps partiel ainsi que l'exonération de charges jusqu'à un niveau suffisant de ressources, et puis obtenir pour ces activités toutes les protections sociales du salariat (les scop sont une forme d'association d'indépendants qui va dans ce sens mais des régies locales seraient plus adaptées, des structures d'accueil offrant toute l'assistance nécessaire).

    Il ne s'agit pas de rendre chacun indépendant mais de donner un véritable choix. Il ne s'agit pas de laisser chacun se débrouiller tout seul mais au contraire de fournir toute l'assistance nécessaire, créer de nouvelles formes d'associations et d'engagement dans des projets collectifs. Il ne faudrait pas abandonner les structures de socialisation aux grandes entreprises mais développer au contraire des régies ou coopératives municipales et généraliser le droit d'assistance, l'aide au développement, à la gestion de carrière, aux coachs et divers conseils ou soutiens.

    Avec tout cela, il n'est pas question d'interdire le salariat, qui survivra sous différentes formes avec des protections renforcées, mais de réduire sa place centrale dans la société, la dépendance de la société, la détermination de son idéologie, pour devenir enfin un secteur "subordonné".

    La vie au quaternaire

    Une curieuse critique s'élève contre le travail autonome au nom du fait qu'il s'identifie avec la vie et ne sépare plus travail et vie privée. C'est effectivement abolir la séparation introduite par le salariat. L'empiétement sur la vie privée n'est d'ailleurs pas obligatoire, c'est une question d'organisation. La critique va plus au fond en critiquant le fait de se passionner pour son travail (ce qu'on appelle New Work). Soit parce que notre passion permettrait notre auto-exploitation (!), soit parce que la passion ce n'est pas bien car il faut avoir une vie équilibrée et saine. Il faut rétablir que si le travail autonome permet le travail passionné, il n'y force personne. Ceux qui préfèrent mener une double vie pourront toujours compartimenter leur temps. Il n'est pas forcément condamnable que la plupart identifient leur activité avec leur vie, de toutes façons, c'est la question de la liberté.

    Il ne faudrait pas, certes, idéaliser ce travail passionné qui est dur, comporte bien des échecs et déceptions. Ce n'est jamais gagné d'avance, c'est un douloureux apprentissage mais c'est aussi une aventure. Ce qui est inacceptable c'est l'exploitation salariale de cette passion. Il faut de bonnes protections pour s'aventurer sur ces sommets en autonome et il faudrait pouvoir alterner périodes de surchauffe avec périodes de récupération mais surtout on ne doit y forcer personne.

    La différence entre notre projet d'économie quaternaire et l'utopie individualiste libérale qui abandonne chacun à la lutte de tous contre tous, c'est tout simplement l'assistance et la coopération dont chacun doit pouvoir bénéficier afin de ne pas réserver aux riches le droit à l'erreur et à l'initiative économique.

    Le projet d'une valorisation de la personne est bien un approfondissement de la division du travail, comme un projet de développement local valorise les avantages concurrentiels, les spécificités locales. Il y a des talents cachés qui pourraient rendre de grands services tout en valorisant ceux qui les ont développés. On ne doit pas supposer que tout le monde sait se vendre et, pour cela, la division du travail entre artiste et impresario est souvent nécessaire aussi, entre savoir-faire et faire-savoir.

    Concrètement, on pourra faire partie d'une coopérative municipale, être indépendant ou encore salarié. Le Revenu garanti ne devrait pas être inférieur à un minimum de 75% du smic mais peut être d'un niveau plus élevé pour la plupart (contrat d'activité de Boissonat ou statut professionnel de Supiot). Une simple déclaration des heures salariées et du revenu du mois, un peu comme pour les Assedic actuellement, permettraient de déterminer le montant versé. Si les heures salariées sont inférieures à un plein temps, il pourra être versé un montant proportionnel au temps non-travaillé, sans tenir compte du revenu afin d'encourager le temps partiel choisi. Pour toutes les activités écologiques et culturelles qu'on veut encourager, le revenu garanti servira de subvention, de revenu de base versé intégralement entrant dans le revenu imposable. Pour les autres activités libérales, le revenu sera versé sous condition de ressources, le montant étant dégressif à partir du smic.

    C'est la fin du paritarisme, des droits liés à l'entreprise, au salariat, pour un statut "au-delà de l'emploi". Les "inactifs" comme les professions libérales bénéficieront donc des mêmes protections universelles (CMU) que les salariés, les charges sociales devenant progressives (CSG), en fonction des externalités sociales participant à la création de richesse. L'ANPE devra évoluer vers une agence de valorisation des compétences, sans la menace inacceptable de "couper les vivres" du projet actuel (PARE) et surtout en ne se limitant plus au salariat mais en tenant lieu de bourse d'échange local de produits et services, ainsi que d'accès à divers financements.

    On voit comme je colle à l'actualité plutôt que de m'engager dans une rêverie lointaine. Ces structures existantes sont loin d'être suffisantes, surtout parce que le RMI est indigne, mais aussi parce qu'il manque des structures d'assistance et qu'il faut créer des coopératives et régies municipales intégrant plus facilement à la vie locale, permettant la transition avec le salariat, et protégeant de la pression économique (Bookchin). Aussi indispensable serait un statut de l'indépendant, la fin de l'interdiction d'une activité libérale faiblement rémunératrice, et la généralisation du statut de l'intermittent.

    Arrêtez tout.

    La question se pose devant toute révolution. Et si cela ne marchait pas ? Si la production s'arrêtait ? D'abord ce serait sans doute souhaitable de s'arrêter et de réfléchir un peu, comme ce livre vous y invite en introduction, mais la démocratie participative implique surtout de corriger ses erreurs sans cesse. Il ne faut pas tomber dans l'idéalisme, nous ne supposons pas l'homme bon mais nous croyons à son désir de reconnaissance. Il faut agir avec prudence, avoir une stratégie progressive, mettre en place une économie plurielle. En tout cas, ni le tiers-secteur ou l'économie solidaire, encore moins la démocratie d'entreprise ne pourrons constituer des alternatives.

    L'utopie du temps libre est la même que celle de l'homo economicus, réduisant l'aspiration des hommes à la consommation, en négligeant le besoin d'activité et de reconnaissance sociale. Le "moindre effort", le principe de plaisir freudien ou le confort, génèrent un insupportable ennui, tout comme le chômage subi. C'est l'envers de l'idéologie du travail forcé qui doit bien supposer une paresse qui lui résiste et dont l'idéal ne peut être que de se délivrer de cette domination. Il ne faut pas en faire le rêve d'une vie inutile à ne rien faire, rêve aussi inconsistant que le désir de bonheur, ou la volonté de puissance, accumulation jamais satisfaite de capital inemployé, alors que ce qui nous mène, c'est le désir de désir, le désir de l'Autre, désir de reconnaissance, de valorisation sociale. C'est pour cela que le Citoyen est plus important que l'individu isolé, le débat politique permettant seul de dépasser rivalité et domination au nom de la Cité. Notre destin n'est pas de ne rien faire (surtout si ce n'est pas trop fatiguant!).

    Ce qui justifie nos espoirs, c'est que la révolution informationnelle a déjà eu lieu, le développement des réseaux valorisant les connexions, les singularités et non plus la production de masse, le travail de moins en moins physique s'identifiant de plus en plus à la communication. Comme toute nouveauté, elle porte avec elle son lot d'illusions mais aussi ses réelles ouvertures à d'autres possibles qu'il nous faudra affronter collectivement, en se corrigeant sans cesse.

    01/01/01

    III. L'alternative écologiste (le développement comme liberté)


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