La morale de l'action

Il arrive souvent que l’esprit s’oublie, se perde; mais à l’intérieur il est toujours en opposition avec lui-même; il est progrès intérieur - comme Hamlet dit de l’esprit de son père : "Bien travaillé, vieille taupe!"- jusqu’à ce qu’il trouve en lui-même assez de force pour soulever la croûte terrestre qui le sépare du soleil (..) L’édifice sans âme, vermoulu, s’écroule et l’esprit se montre sous la forme d’une nouvelle jeunesse. (Hegel. Cours sur l’histoire de la philosophie.)
Le titre de Politiques donné à ce volume est destiné à recouvrir ce qui d’ordinaire se donne comme morale, se suffisant de son devoir. Traitant, ici, de pratiques, il ne peut s’agir que de pratiques dans lesquels ont est engagé, stratégiquement. Depuis Marx, et malgré les marxistes, il nous faut nous préoccuper d’efficacité, de mise en oeuvre des principes de justice : il ne suffit pas d’interpréter le monde, nous devons le transformer (réaliser la philosophie, c’est-à-dire le dialogue). Mais il y a plus. Les militants anti-coloniaux des années 60 sont devenus les vedettes du pouvoir actuel et les VRP du nouvel humanisme des droits de l’homme qui donne en spectacle une misère insupportable pour mieux nous persuader de la qualité de notre vie alors que notre réelle misère quotidienne est la meilleure garantie de la reproduction de l’horreur partout dans le monde ("La liberté dictatoriale du Marché, tempérée par la reconnaissance des Droits de l’homme spectateur" - Debord 93)

L’écroulement de la bureaucratie suffit à justifier l’ordre présent, mais il n’est pas possible de se passer d’un négatif actuel et c’est pourquoi l’humanitarisme prend le relais de l’ancien repoussoir communiste de la société occidentale (et de ses marchandises) dans une vision objectivante et modélisatrice du monde. Après le communisme soviétique, la misère et la guerre extérieures nous détournent de constater la persistance de leur violence la plus quotidienne, la plus familière, derrière l’écran d’un confort mortel. Cette abondance de pacotilles nous laisse de plus en plus éloignés de tout pouvoir, pauperes, pauvres en liberté devant les potentes, puissances de plus en plus anonymes. La richesse a toujours été bien public et n’appartient qu’aux rois (reich), ne constituant qu’un rôle d’apparat ou une fonction sociale derrière les mirages d’un divertissement illusoire. Le spectacle médiatique nous fait oublier la terrible menace d’Hiroshima mais la mort de masse rôde toujours, ces armes atomiques que nous nous sommes autorisés à cause des Nazis et qui resserviront!

Devrons nous attendre que l’Afrique se rende enfin à la colonisation de la marchandise, elle qui aura défendu si longtemps les plus anciennes traditions et pourtant vote, elle aussi, avec les pieds de l’émigration pour qu’on en finisse? Mais la nécessité immédiate d’arrêter une destruction accélérée de la planète ne permet pas d’attendre la régulation inévitable du marché pour assurer la survie de l’humanité, survie que mettent si calmement en doute tant de scientifiques ridiculement "désintéressés ". La question la plus actuelle est "Pourquoi, donc, supportez vous la vie que vous menez?" La réponse par la famille et le sexe, voire le travail et l’ambition ne suffit pas à masquer son indigence patente partout. Le féminisme a bien effectué sa mission historique de déracinement du sexe, mais après que les femmes aient réclamé le pouvoir pour elles-mêmes, c’est le conformisme qui a triomphé partout laissant chacun plus solitaire encore, responsable de son sexe et sans plus de rites ou de règles publiques pour couvrir ce naufrage immémorable. Cette destruction de tout lien naturel est notre enjeu et notre responsabilité actuelle, non pour revenir en arrière et se soumettre aux lois implacables de la nature mais pour y défendre notre vie menacée, chacun responsable de tout.

Or, l’expérience du Tout qui nous a été donnée d’abord est la terrible abstraction de la Terreur habillée d’idéologie soit communiste, soit fasciste, qu’il faut distinguer. Mais Il nous faut prendre la mesure de cette émergence dans l’histoire et de la formidable énergie d’unité, d’identification qu’elle a su mobiliser jusqu’à sa perte actuelle qui s’épuise, devient impensable, dans l’économisme dominant. Cette psychose auto-destructrice, ce besoin de reconnaissance, cette fascination de soi, doit être pesée avec exactitude : impossible de négliger cette pensée de l’Un. Nous devons d’abord prendre la mesure du sérieux de l’histoire, des risques mortels qui s’y jouent entre identité et liberté. Au moins, l’expérience nazie nous oblige à défendre plus fermement la liberté partout où elle est menacée, devoir impérieux de mémoire, sans pouvoir négliger l’unité sociale.

Dans ces conditions, l’affirmation qu’on a parfois formulée, selon laquelle les juifs ne se seraient pas révoltés par couardise, est aussi absurde qu’insultante. La réalité, c’est que personne ne se révoltait : il suffit de rappeler que les chambres à gaz d’Auschwitz furent testées sur un groupe de trois cents prisonniers de guerre russes, jeunes, militairement entraînés, politiquement préparés, et qui n’étaient pas retenus par la présence de femmes et d’enfants; et eux non plus ne se révoltèrent pas.
Je voudrait enfin ajouter une dernière considération. La conscience profonde que l’oppression ne doit pas être tolérée, mais qu’il faut y résister, n’était pas très développée dans l’Europe fasciste, et était particulièrement faible en Italie. C’était l’apanage d’un petit nombre d’hommes politiquement actifs, que le fascisme et le nazisme avaient isolés, expulsés, terrorisés
Primo Levi . Si c’est un homme p198
La psychanalyse ne devrait pas avoir d’autre but que cette analyse de la servitude en quoi consiste le transfert expérimental. L’analyste qui se déprend de la suggestion rejoint l’artiste, le révolutionnaire, le saint dans cette fonction de critique des pouvoirs. Breton ne s’y est pas trompé qui, le premier peut-être, a senti l’exigence de ces trois pensées : Hegel, Freud, Marx, osant se réclamer de leur unité en artiste, au nom de la poésie soit, de rien, du pur sujet responsable devant l’histoire de sa subjectivité comme de son action. Sa théorie peut nous paraître confuse souvent, elle n’en demeure pas moins ferme sur l’essentiel et se renforçant singulièrement au second manifeste, même si c’est le premier qui compte vraiment. Le sauvetage du contenu après l’ouragan Dadaïste devait s’épuiser dans un nouveau formalisme sans grande envergure et dans le détournement de la révolution en ordre stalinien. L’action de Debord et des Situationnistes va mener à une exigence plus haute, plus cohérente et, donc, plus politique, dont Mai 68 est bien la mise en acte historique. Il nous faut reprendre cette critique radicale du pouvoir pour rendre notre asservissement plus insupportable encore.

Il convient de s’assurer du sérieux de l’affaire en étudiant d’abord ce qu’il faut justement combattre : l’objectivation du sujet, sa réduction au biologique ou au social (à toute science humaine) avec la tentation hiérarchique et sa faillite, la fascination de l’identification et du lien solide qu’il instaure de toute l’énergie de la lutte pour la reconnaissance, si essentielle. Le triomphe de la Volonté est de courte durée car il ne peut malheureusement que renforcer cette Volonté jusqu’à ce qu’elle se donne un but qu’elle ne peut atteindre. Que ce soit Hannibal, Napoléon ou Hitler, les plus grandes victoires ne conduisent qu’à la défaite totale finale et si la folie n’est certes pas au départ, elle est bien, pitoyable, à la fin (La science au jeu est de savoir écarter. Gràcian).

La politique est un combat, elle est polémique. La politique réglant le pouvoir de la cité est le lieu du conflit des intérêts qui s’y confrontent, c’est le partage entre amis et ennemis politiques où s’opère l’identification, ce n’est pas la simple gestion technique de la totalité. Même un gouvernement qui prétendrait ne gouverner que les choses décide, en fait, de la vie concrète des gens. C’est le pas de Marx de se situer résolument à l’intérieur de ce conflit, constituant la critique de l’idéologie. Il ne faut pourtant pas y réduire le Droit, ce serait perdre toute liberté, le véritable Droit ne s’appliquant qu’à exclure les considérations politiques. Il faut, au contraire utiliser le Droit pour imposer la limitation du pouvoir de l’économie, l’orienter, le rationaliser : c’est la pratique écologiste. Mais c’est bien la dictature de la marchandise qu’il faut abattre sans revenir à des utopies totalitaires mais en tenant compte des contradictions concrètes, maîtriser les effets de nos actions, de notre production globale, la production de notre monde.

Nous sommes à l’époque de l’unification mondiale inachevée. Les peuples déracinés et perdus cherchent à sauver autoritairement les valeurs du passé, leurs habitudes, leur culture et, ce faisant, ne peuvent que reproduire la logique de l’exclusion et de la ségrégation. Alors que bientôt nous regarderons étrangement ces lettres mortes, une fois mieux construite cette culture mondiale encore en friche, et qui ne pourra se bâtir que sur les trésors des anciens peuples accumulés par les siècles. L’homogénéisation de nos sociétés occidentales n’est pas causée par la "popularisation d’une aristocratie alimentée par la domination du tiers monde", reproduisant la différence hiérarchique hors de la société, mais c’est bien comme avant-garde du monde égalitaire de la marchandise que nous annonçons l’avenir.

J’ai conscience, bien évidemment, d’atteindre par l’immensité du champ que j’explore mon propre niveau d’incompétence. Je poursuis pourtant le même combat répété pour ce qui me parait essentiel à notre humanité, la liberté de tous et contre tout, pour laquelle nous sommes tous incompétents, incompatibilité de notre singularité limitée avec l’universel où elle s’inscrit et dont elle tire toute consistance. Ce pourquoi, à fonder notre liberté réciproque du citoyen, c’est ensemble que nous déciderons du sort, trouvant matière à se déchirer en deux camps incompatibles et qu’il faudra décider dans l’urgence. La morale se réduit aux lois du dialogue. Si des contradicteurs me démentent, sur quelques points, quelques dates et corrigent mes conjectures, je saurais que je n’ai pas écrit en vain, nos erreurs même nous portent toujours plus loin une fois corrigées, et on ne pense jamais seul. Mais il n’y a nul lieu, non plus, de s’en satisfaire. Ce n’est qu’un appel à l’urgence, un rappel à l’ordre, hanté d’inutiles massacres et d’horreurs sans mesure, un cri de rassemblement qui se souvient du temps lointain déjà des cerises en Mai, en attendant qu’il nous revienne, appel du printemps prochain au coeur d’un hiver trop long pour qu’on s’en souvienne encore vraiment (Qu’il vienne, qu’il vienne, le temps dont on s’éprenne).

 
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