L'économie sauvage

La dette de vie, Aux origines de la monnaie
Philippe Rospabé,
Préface de Alain Caillé
MAUSS, La découverte, 1995


Depuis que les hommes parlent, c'est-à-dire depuis qu'ils sont véritablement humains, ils se caractérisent non seulement par la question de la vérité mais tout autant par celle des différences et de l'interdiction de l'inceste qui les ouvre à la circulation des femmes et des désirs, à l'échange de paroles, de rites, de biens, de vengeances. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous sommes pris dans la circulation de la dette, la première nécessité étant depuis toujours d'assurer cette circulation, fonction primordiale de la police. Pour terminer les analyses de l'économie que j'ai tenté d'ouvrir aux dimensions sociales et historiques, il est bon de revenir à l'origine de l'économie pour cerner les enjeux archaïques derrière la rationalité apparente ainsi que pour montrer la persistance des sacrifices humains dans un monde pourtant si moderne et aseptisé.

Notre société de l'information est bien mal informée. On est toujours surpris de constater comme les journalistes se satisfont de leur ignorance et que tant de savoirs précieux sont comme inexistants. J'ai essayé depuis 10 ans déjà (dans mon Prêt-à-penser) de donner accès à certaines de ces connaissances indispensables mais le travail d'Alain Caillé mériterait aussi d'être mieux connu, au moins des écologistes. L'enjeu n'est pas d'érudition, il est vital. Face aux défis d'un monde globalisé et d'une complexité croissante, nous avons besoin de mobiliser toute notre intelligence. C'est le principe de précaution qui nous engage à construire une démocratie cognitive bien lointaine encore. Ainsi on ne peut donner foi à un optimisme béat comme celui de Pierre Lévy sans refouler tous les témoignages sur le tragique de la vie, la violence et les sacrifices, la castration freudienne. Il faut montrer en quoi nous sommes toujours des sauvages pour avoir une chance de nous en sortir.

En fait, le livre de Philippe Rospabé ne remonte pas vraiment aux sociétés pré-néolithiques, il y a donc une étape précédente, plus primitive et nous ne nous limiterons pas à ce livre mais convoquerons les analyses d'Alain Caillé ainsi que le récent "Trésors" de Christian Geffray. J'appelle ces sociétés originaires en tant qu'elles se réfèrent à une origine réactivée constamment à l'encontre des transgressions d'une Loi reçue des ancêtres. Ce ne sont pas forcément les sociétés les plus archaïques et sans doute que les échanges se développent de plus en plus avec le temps, surtout avec l'élevage.

1. On échange d'abord des coups, des insultes, des vies. "Il y a un lien, une continuité entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques [...] de la lutte on passe immédiatement aux cadeaux" Lévi-Strauss 1967, p78.

2. Cette hostilité et cette violence pour être originelles n'en sont pas pour autant naturelles ou bestiales mais résultent au contraire de strictes règles symboliques, déjà prises dans l'échange, la réciprocité, la dette de sang, la vengeance dont la fonction semble de maintenir l'hostilité, c'est-à-dire la différence entre les groupes (narcissisme de la petite différence) en même temps que donner poids à la parole et valeur à la vie. On ne doit pas perdre la face devant l'ennemi qui est presque toujours le voisin avec qui on partage à peu près la même culture, avec qui on échange femmes et biens, on pourrait dire le cher ennemi qui fait de toute guerre une sorte de guerre civile dans l'affirmation de son droit.

3. Le principe de l'Exogamie implique à la fois l'échange de femmes et le maintien de la différence des sangs, ce que réalise cette hostilité entretenue. "Nous épousons ceux que nous combattons"

4. Si on épouse toujours son ennemi c'est qu'il s'agit de ravir une vie à sa famille originelle, ouvrant une dette de sang comme d'un meurtre, l'échange de vies instituant le principe d'équivalence, femmes qui donnent la vie contre les vies perdues et sont donc objets de substitution. Les femmes entrent dans l'échange comme représentant la valeur suprême de la vie. La forme originelle de l'échange est la vengeance et la prise d'otages, le devoir de prendre une vie en retour.

5. L'interdiction de l'inceste, l'exogamie, le don, les sacrifices et l'hostilité rituelle forment ainsi un système organisant la circulation, même si, à la longue, il peut y avoir baisse des hostilités et fusion des groupes dans une entité plus large.

6. Avec les siens on partage, on n'échange qu'avec les étrangers et les ennemis, pointilleux sur l'équivalence des présents impossible à déterminer objectivement pourtant (les cadeaux familiaux, comme ceux de Noël, ne sont pas faits pour être rendus mais plutôt pour matérialiser ce qu'on reçoit de la famille, réactiver la dette originelle). On peut vérifier ainsi que la généralisation des rapports marchands est la généralisation de l'hostilité et de l'isolement même si la dette et l'hostilité s'adoucissent petit à petit : du meurtre à l'échange de femmes puis aux dons de biens symboliques ou d'argent. La méfiance et l'hostilité subsistent. Le don garde son caractère agressif de défi et d'obligation même s'il s'agit justement de donner des gages de sa bonne foi, matérialiser qu'on est un bien pour l'autre et gagner sa confiance en instituant des liens de réciprocité. L'hostilité transparaît ici dans l'exigence de compensation ou la compétition ostentatoire alors que les fêtes abolissent les différences dans l'abondance partagée.

7. Entrer dans cette logique de compensation implique que le malheur des uns fasse le bonheur des autres puisqu'il s'agit de sacrifier (souvent avec rage pour manifester la valeur de la perte) ce qui doit constituer une peine de même intensité, même si l'équivalence est déniée par les bénéficiaires, faisant ainsi monter les enchères.

8. Entre une vérité qui se paie du prix de la vie ou de l'honneur et l'échange d'hostilités qui s'en suit jusqu'à l'échange de femmes et de marchandises, il semble bien, comme le disait Aristote dans sa Rhétorique, que la passion humaine, soit surtout celle de l'égalité et de la réciprocité, réaction violente aux représentations que les autres peuvent avoir de nous et qu'il faut démentir à tout prix pour ne pas perdre la face, rendre les coups, rendre la pareille (don ou meurtre). La passion est ainsi une réponse, une fonction de rétablissement de l'équilibre qui déséquilibre pourtant en permanence le système, éprouvant sa résistance mais renforçant ainsi l'ordre rétabli.
 

9. Le sacrifice, d'abord dette envers l'équilibre rompu par la transgression et réaffirmation de la Loi qui réunit la communauté, réactivant la fondation originaire, va glisser en premier à l'utilitarisme d'après Alain Caillé, à partir du néolithique au moins, cherchant à "obliger" la divinité à partir d'une comptabilité minutieuse (C'est ce que Hegel appelle la conscience vile opposée à la conscience noble). Le sacrifice devient un investissement et un commerce, tablant sur cette preuve de confiance mesurée par la valeur qu'on attache aux biens sacrifiés, par le prix qu'on est prêt à payer, engageant une communication au loin avec l'espoir d'un retour. A l'origine de l'économie on a donc l'échange de vies avec l'ennemi et le sacrifice aux dieux où se donne libre cours l'exigence d'équivalence qui est déniée dans les échanges de dons.

10. Le sacrifice inaugure le discours économique de la valeur par l'équivalence des peines, équivalence de plus en plus symbolique. La vérité du sacrifice étant dans le sacrifice de soi, la souffrance donnée en échange d'un bienfait, c'est le travail qui offre sa peine qui va devenir le fondement de la valeur. On peut voir dans ce caractère sacrificiel de la valeur la cause des résistances intellectuelles à la fin de la valeur-travail dans l'économie immatérielle. La prétention d'une valeur objective est pourtant bien illusoire. Aristote remarquait déjà qu'on ne pouvait éviter les conflits sur la valeur car ce que ça te coûte n'est pas équivalent à ce que ça m'apporte.

11. Le passage à l'économie peut être daté de l'invention de la véritable monnaie, frappée par un Etat (Athènes notamment) mais qui ne prendra une fonction dominante qu'au moment où l'Etat se construira sur la guerre des religions, brisant l'unité symbolique et généralisant les rapports anonymes purement monétaires. Seul l'Etat permet des rapports anonymes sinon les rapports marchands ne peuvent se détacher des rapports personnels. On peut voir dans cette puissance anonyme de la monnaie la possibilité de briser les liens personnels, sans nous délivrer aucunement de la dette, mais remplaçant les anciennes différences qualitatives en simples inégalités quantitatives et constituant un facteur d'individuation. On peut désormais, en payant ses dettes sur le champ être quitte et partir au loin.

12. A cette face heureuse de "libération" il faut pourtant opposer la généralisation du sacrifice humain qu'entraîne sa disparition apparente. Si le sacrifice n'est plus directement identitaire, il devient le plus souvent économique s'incarnant dans le travail et le sacrifice des perdants. Comme Alain Caillé le souligne, il faut toujours sacrifier des populations à l'économie, au progrès, à la croissance. Malgré le discours publicitaire, l'utilitarisme est sacrificiel au nom du "bonheur du plus grand nombre" et le libéralisme passe son temps à justifier le sacrifice des improductifs.

13. Le marché se révèle lui aussi exiger que nous sacrifions à chaque arbitrage tous les désirs que nous ne pourrons pas nous offrir, dans une rareté organisée que ne connaissaient pas les sociétés originaires. Ce côté négatif de toute dépense est ce que les économistes appellent "désutilité". Mais comme le remarquait Lacan, seuls les pauvres payent, les paysans ; pour les riches il n'y a pas de vrai sacrifice.

14. Marx avait beau se moquer de la théorie de la valeur de Thomas d'Aquin, ou même encore de Smith, devant l'évidence que le prix d'une marchandise ne dépendait pas de la joie ou de la souffrance du travailleur, de même qu'il ne dépend même plus du temps de travail désormais, il n'empêche que toute valeur se fonde originairement sur une perte vitale, une dette de vie, le paiement sacrificiel et la substitution d'objet comme impossible compensation de l'égalité brisée par l'échange. La lutte des classes est bien un conflit sur la valeur.

15. Il faut rappeler enfin avec Christian Geffray (Trésors) que les liens sociaux ne se limitent pas aux rapports marchands qui ne représentent qu'un des 4 discours organisant les échanges. Il faudrait comme Solon mettre une limite à la domination marchande qui ne suffit pas à constituer une cité. Il faut faire sa part au discours politique, à la formation, à la production. Pour chaque discours c'est la question de sa vérité qui organise le lien social en lieu et place d'une impossible certitude objective mais toute jouissance se mesure au prix qu'il faut payer, au sacrifice de tout le reste, ou bien à la transgression de l'interdit. Les comptes s'équilibrent globalement même si c'est avec retard et qu'on n'est jamais assuré de recevoir autant que ce que l'on donne. Ce qui importe, ce n'est pas la vérité de la valeur mais la reconnaissance, la circulation des désirs, le plaisir de l'échange, de l'appartenance commune et de la rencontre de l'autre. Tout ne se réduit pas à l'intersubjectivité pourtant, la vérité a des conséquences pratiques et nous devons faire face à des limites écologiques bien réelles. Il y a un véritable enjeu cognitif de prise en compte de ces différentes dimensions.

16. Violences, vengeances et sacrifices sont le prix à payer pour une parole incertaine qui ne peut donner valeur à ce qu'elle dit qu'en mettant sa vie en jeu mais qui, pour cela même fait toute la dignité de chacun. Il y a donc bien une responsabilité cognitive au-delà des bons sentiments : toute réduction de l'incertitude, tout progrès de l'information réduisant la violence d'autant.

Jean Zin 20/12/01

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