La Science comme religion universelle

Science et quête de sens, Unesco, 19-20 avril 2002
L'Unesco est bien dans son rôle en organisant des rencontres entre religions et sciences, participant ainsi à la compréhension et aux échanges culturels, si nécessaires en ce moment. Cependant l'organisation même de ces rencontres n'est pas sans effets sur la question, donnant, comme nous le verrons, un net avantage à la Science, dans son universalité indiscutée depuis le naufrage des prétentions d'une "science prolétarienne", par rapport à la diversité des religions traditionnelles qui lui doivent allégeance en se déclarant prêtes à renoncer à toute interprétation contraire aux données scientifiques...

Il n'y a pas à le regretter et c'est sans doute au contraire tout ce qui fait l'intérêt, l'excitation d'un moment historique de construction d'une nouvelle religion planétaire, mouvement qui dépasse les organisateurs et s'impose presque malgré nous en réaction au scepticisme libéral, au relativisme d'une "société ouverte" et au nihilisme de la marchandise triomphante. La Science est là pour affirmer qu'il y a un monde commun, de la vérité et des lois universelles, même si on ne peut tout savoir ; que le réel existe indépendamment de nous et de nos croyances, qu'il n'est pas immanent, immédiat et transparent mais accessible à l'expérience bien que transcendant et voilé. La confusion est encore largement dominante mais les convergences sont assez fortes pour en dessiner les enjeux. D'abord, comme nous l'avons dit, la Science garde toujours le dernier mot comme "réalité ultime" et "vérité universelle" permettant la communication entre tous les hommes (du Nord au Sud). Elle favoriserait, par là même, une "Révolution de la fraternité" unifiant tous les peuples. En quoi elle remplie bien l'ancienne fonction de la religion qui était l'organisation de la société, le cadre social des significations (clôture du sens), et non l'expérience intérieure de la foi à laquelle nous réduit le marché de la diversité religieuse mondialisée. Si l'homme est la question, la religion est la réponse, toujours insuffisante et qu'il faut dépasser, mais inévitable horizon du sens, moment historique, esprit du temps qui nous est commun, à partir duquel nous nous comprenons, mais dont il vaut mieux prendre conscience des limitations "dogmatiques" qui lui sont inhérentes jusque dans sa prétention anti-dogmatique !

Heureusement, ce qui caractérise par principe la rencontre des sciences et des religions c'est le rejet du scientisme et l'ouverture à la dimension religieuse, la constatation donc de l'insuffisance des sciences, conscience de l'insatisfaction, de l'ignorance et du mystère qu'elles laissent. C'est le principe même de la recherche scientifique postulant qu'il y a bien une vérité, des lois, mais qu'elles ne sont pas évidentes, immédiates, de l'ordre de l'opinion, du vote démocratique ou de la foi. Dès lors, sans rien renier de sa démarche analytique, la Science doit faire place, bien différenciée (la plupart des interventions le soulignaient), à une vision globale, qualitative, subjective, morale, universelle, englobant toutes les traditions dans un "besoin religieux", intériorisé, d'une communauté de vérité et de sentiment, "religion commune" hors dogmes, rites et croyances (sinon, pourrait-on objecter, les dogmes de la science, les rites de la technique et les croyances des marchés). En tout cas, l'anthropologie scientifique extérieure doit être complétée d'une "anthropologie" de l'intériorité qui est partage de notre expérience subjective intime (mais il faut tenir compte de la construction historique de cette intériorité). Il ne s'agit jamais d'un dialogue pourtant entre Science et religions, comme plusieurs l'ont montré, mais plutôt d'une extrapolation, d'interprétations religieuses prenant le relais des théories scientifiques, une vision et un témoignage "personnel". Un bonne part des intervenant étaient là simplement pour expliquer que leur religion est compatible avec la science, étant d'un autre ordre, mais il faut admettre que le livre de la nature est tout autant oeuvre divine que les livres sacrés transmis par nos traditions et que "Dieu trouve que l'évolution est bonne" (!), qu'il faudrait donc aimer ceux qui souffrent, les inévitables ratés d'évolutions non favorables ! Le Big Bang favorise en tout cas des religions "cosmiques" et sans dieux comme le bouddhisme ou le Dieu des philosophes (Spinoza, voire Aristote), beaucoup plus que les théologies créationnistes, encore moins l'arbitraire ou la grâce du Dieu créateur des juifs ou des protestants.

Bernard d'Espagnat oppose, quant à lui, une compréhension "intellectuelle et affective", (pour d'autres connaissance et compassion), ce qui me semble trop réducteur. On ne peut mettre sur le même plan la réintroduction du sujet dans le savoir, de l'observateur dans l'expérience (quantique) et la teneur affective ou le désir qui lui donne sens, même s'il y a bien une dimension affective du religieux mettant en jeu le désir et le rapport à l'Autre, on ne peut évacuer sa dimension de vérité universelle. Pour certains le langage mathématique de la science (de la nature) suffit à réduire la matière à l'esprit, le réel au symbole (perdant la dimension de l'existence elle-même) alors qu'il n'y a pas si grand mystère au caractère mathématique des phénomènes puisque le calcul est ce qui "n'oublie rien", exprimant simplement qu'il n'y a pas de création de matière et qu'on doit retrouver en sortie ce qu'il y avait en entrée. Pas besoin de supposer que "l'univers soit guidé par la raison" comme par une volonté, ni s'étonner qu'on puisse le comprendre, sinon on ne comprendrait rien du tout, par contre il faut effectivement abandonner la conception d'un Dieu créateur intervenant dans sa création, et donc accessible aux prières. Quand à considérer que notre univers serait "le plus intéressant qui soit", au nom de la "diversité maximale" qu'il permet, cela suscite en moi le même étonnement dubitatif que le principe qui voudrait que nous soyons dans le meilleur des mondes possibles sous prétexte que tout a une cause (Leibniz) ! Le seul étonnement qui vaille, face au réel, c'est son existence, c'est à dire, la notre.

Rappelons que "religio" ne vient pas de "religare" comme ont le dit si souvent depuis Tertullien alors que religion vient de relegere, "exécuter religieusement (scrupuleusement) les rites". La religion traditionnelle ou révélée est ce qui ne dépend pas de nous et nous a été légué, objectivité commune (sacrée, séparée) qui donne sens à nos échanges, expérience de l'Etre, de la transcendance du monde et du sens historique, de sa présence immédiate, son urgence. Sans ce discours commun, à quoi bon se parler. "Nous" existons dans l'action commune. Pour dialoguer il faut déjà être d'accord sur l'essentiel (ne pas se tuer, se mentir), s'accorder sur un objectif, des références, un monde commun, une langue commune. Cette fonction dogmatique indispensable, que la Science doit assumer pour nous rassembler par delà nos croyances, s'étend à la technique, au travail, à l'industrie comme "Empire de la Vérité" selon Pierre Legendre, objectivité qui organise nos rapports sociaux, contraintes partagées en tant qu'elles s'imposent comme n'étant pas simple arbitraire ou purement subjectives. Que la nouvelle religion soit là, doit être reconnu pour intégrer dans notre conscience collective le vivant, le social et les effets négatifs de la techno-science, son unilatéralité et son irresponsabilité, afin de faire place à un point de vue global et pluriel celui de l'écologie intégrant la science, indispensable, tout autant que sa critique. Il me semble que l'écologie affirme la transcendance du monde et la vérité de notre destruction de l'environnement (pour les siècles des siècles), réintégrant le sujet vivant dans le savoir. Rendre explicite nos valeurs et nos croyances ne renforce pas le dogmatisme mais permet au contraire de les critiquer, de les corriger, constituer un lieu de réflexion historique et d'apprentissage des erreurs passées plutôt que de laisser dans l'ombre des superstitions aveugles.

Au-delà de cette "rumeur de transcendance" encore bien timide et brouillonne, tournant parfois au prêchi-prêcha, ce qui m'intéressait était de voir comment ce "besoin religieux" s'exprimait, auquel la Science essayait maladroitement de répondre sans pouvoir en couvrir tous les aspects. Ainsi, on a beau faire, le Dieu personnel n'est guère compatible avec le Dieu des physiciens qui n'intervient plus dans le monde. C'est ce qu'on appelle un "Deus otiosus", figure connue depuis les Egyptiens au moins, d'un Dieu créateur n'intervenant plus dans sa création, protégée de son arbitraire, révolutions des astres inaccessibles aux prières comme aux blasphèmes adressées à quelques divinités intermédiaires. Ferait-on de ce Dieu absent aspiration plus que géomètre ne saurait satisfaire la position mystique du sacrifiant qui veut passer, par son sacrifice (qui est sacrifice du sacrifiant), du statut de désirant à celui de désiré, relation à l'Autre telle que Buber et Lévinas rendent compte de la religion comme moralité, ou les mystiques chrétiens témoignent du désir de l'Autre.

Je vois dans le retour du finalisme en biologie plutôt un progrès de la science et pas tellement une incursion dans la religion car ce n'est plus un finalisme des causes, génétique par exemple, mais par la pression de l'environnement. Causalité par rétroaction qui est celle des muscles ou des neurones, sélection par la cible, finalité qui peut guider la sélection en se communiquant par retrogradation (renforcement). Ici on peut dire que le religieux sert d'abri à ce que la science officielle n'ose pas encore admettre. Quiconque observe le vivant ne peut éviter la question de la finalité (dont les monstres symbolisent l'échec pour Aristote, séparation de la cause finale et de la cause efficiente qui doit passer par la médiation de la matière et de la forme). Le finalisme ne peut être éliminé du biologique si on fait l'hypothèse que la vie peut être explicable, mais cela n'entraîne aucun plan pré-établi, ni d'intelligent design, intervention divine dont on n'a aucun besoin comme l'a montré Christian de Duve pour expliquer notre évolution qu'on peut considérer comme probable au contraire, comme évolution biologique sous la pression d'un milieu changeant, car "le hasard n'empêche pas l'inévitabilité" (si la diversification crée de la contingence, la complexité est par contre une évolution nécessaire). L'être humain n'est pas voulu mais il n'est pas arbitraire. "Ni miracle, ni accident : nous sommes censés être là". "Dieu joue aux dès parce qu'il est sûr de gagner" puisque ce n'est pas le hasard qui décide mais l'adaptation. On peut discuter bien sûr de la continuité d'une évolution qu'on prolonge au-delà de l'homme comme si l'évolution culturelle n'avait pas pris la suite de l'évolution biologique. De même, s'il est tentant de déduire les "valeurs éternelles" de cette "aspiration de l'univers", c'est ne pas comprendre que les valeurs morales sont d'abord celles du dialogue, de la réciprocité.

La première fonction de la religion est d'assurer une objectivité commune, une norme, un langage. Il semble que l'aspiration à l'unité et à la continuité en forme le socle. Manifestement on veut étendre cette continuité à l'ensemble de l'univers du big bang, à la vie, aux primates sans voir qu'elle est d'abord historique et spirituelle, c'est-à-dire d'un autre ordre temporel que l'univers physique ou l'évolution biologique. C'est ici que la Science est le plus à l'aise dans l'affirmation d'une continuité sous-jacente aux discontinuités des phénomènes. Pourtant, comme le remarquait justement Basarab Nicolescu, c'est nier qu'il puisse y avoir des discontinuités radicales, des seuils qualitatifs, des changements de niveaux de réalité. La continuité tombe ainsi dans un simplisme unilatéral alors qu'il y en a plusieurs et qu'il faut tenir compte aussi des ruptures. Il faut sauvegarder les différences de niveaux qui nous constituent en double nature, animale et divine, biologique et symbolique, entre nécessité et liberté, norme et idéal. On peut dire que le principal reproche qu'on doit adresser aux extrapolations religieuses des scientifiques, c'est le changement de plan entre ce qui est de l'ordre de l'évolution matérielle et ce qui relève du sens, même si on ne peut nier qu'ils ne sont pas sans rapports. Il faut reconnaître la rupture radicale qui détache l'esprit du corps dans la culture et l'universel, où ce n'est plus le corps qui compte mais les relations sociales, les réseaux d'informations et de pouvoirs. Il faut comprendre à la fois qu'il n'y a pas d'esprit sans corps (Aristote, De l'âme) mais aussi que l'esprit dépasse les corps, que la pensée est commune (Héraclite, Averroès), malgré Thomas d'Aquin et les religions du salut qui nous enferment dans notre culpabilité. Si on  peut parler de conscience émergente pour l'individu, on peut parler aussi d'un flux de conscience pour l'humanité ou les organisations, sans que cela ne nous assure pour autant aucune véritable immortalité au-delà d'un souvenir improbable ou des conséquences incalculables d'un soleil dispersé en milliers d'étoiles à venir.

L'individu pourtant veut être sauvé, justifié, aimé, reconnu individuellement. Outre l'unité et la continuité d'un monde où nous pouvons prendre place, on demande donc à la religion de donner sens à "notre vie" comme à "notre mort". Il y a opposition totale ici entre l'extériorité du regard scientifique et l'intériorité religieuse exprimant notre implication dans une expérience partagée, avec ses limites, ses parti-pris, ses aveuglements, ses ensorcellements. Cette dimension participative de l'intuition, intuition qui ne peut être pour Bergson qu'intuition d'une intentionnalité, d'une liberté à laquelle on s'identifie, ce besoin de fusion communautaire opposé au dogme, au devoir, au rationnel, semble privilégier une immédiateté enfantine à laquelle on peut préférer, comme une question l'affirmait, la sagesse africaine de l'âge mûr et de la palabre. Il faut admettre que le savoir n'est pas en nous mais qu'il faut l'éprouver dans le dialogue et l'expérience.

Il y a dans la religion une promesse de régénération par un ressourcement aux origines perdues. C'est ce qui fait, du "retour aux origines" depuis les "conversions" des religions révélées, la raison même des révolutions religieuses. C'est pour la tradition occidentale la promesse d'être sauvé par la grâce divine alors que c'est l'éveil pour les Bouddhistes. L'éveil peut bien se réduire à comprendre qu'il n'y a pas d'éveil, la conversion à renverser les idoles, la guérison ne consister qu'à se guérir de guérisons illusoires, on attend un effet "thérapeutique", une transformation du sujet qui lui rendrait une liberté originelle, l'accès à une authenticité perdue, un lien réparé, au pardon, à la réconciliation. Il ne faut pas occulter ce que toute conversion ou purification comporte de sacrifices et de renoncements pour surmonter la séparation. Le désir de fusion dans une continuité physique et temporelle se prolonge en identification à la totalité voire à l'universel ne gardant aucune particularité de nos personnes. On peut y voir la propriété du roseau pensant que nous sommes de tenir sous notre regard l'immensité de l'univers. Propriété de la parole et de l'écrit. Quand nous regardons en nous aussi, nous regardons "un petit peu plus loin que nous-mêmes", plus loin que l'animal, le travailleur, le citoyen, le croyant.

En plus d'un sentiment fusionnel, d'une dépersonnalisation et de valeurs morales, on demande par-dessus le marché à la religion de nous promettre bonheur éternel et joie partagée. C'est sans doute où l'on frise l'escroquerie publicitaire, car la satisfaction promise est plutôt celle du dépouillement, de l'abandon et de la perte, contrepartie de notre inscription dans une histoire qui donne sens par notre sacrifice à notre existence justifiée. Sans valoriser une souffrance masochiste, sulpicienne, je ne considère pas pour ma part que la souffrance serait évitable car "toute connaissance s'origine dans un corps souffrant" (Canguilhem). La souffrance est une forme d'attention (Valéry, "penser c'est perdre le fil"), la pensée est une irritation, la perception est souffrance (le bonheur de la morphine endort les sensations). Il n'en demeure pas moins que notre humanité consiste à prendre du recul sur notre immédiateté en nous élevant à l'universel, nous détachant des contingences de l'humeur. La réponse de la science est ici dans la régulation de l'humeur plus que dans la religion. Doit-on regretter cette justification de la religion, qui m'a toujours étonné, par la contemplation de l'immuable comme stabilisation de notre humeur ?

Même si la mondialisation de la techno-science rend d'autant plus nécessaire la mondialisation de l'éthique, il y a cependant une réelle difficulté à vouloir passer des faits aux valeurs, de la contemplation à l'action, de la continuité de l'évolution aux finalités morales. La Science n'est ni bonne ni mauvaise, ni progrès spirituel, ni transformation intérieure, et n'a même pas affaire aux "faits" mais à des "expériences". Les enseignements qu'ont croit pouvoir tirer de son universalité vont dans le sens de la fraternité, l'amour, la compassion, la non-violence. J'ai bien peur que la position soit trop fragile, et réversible en lutte pour la survie par exemple, dès lors qu'on néglige le fait qu'il n'y a de morale que pour l'être parlant car la morale énonce les conditions de la parole et de la foi (les 10 commandements). Pour nous parler, il faut que le message divin passe par la parole. S'il y a beaucoup de sens au mot "sens", comme le rappelait d'Espagnat, il n'y en a que pour un langage. Ce n'est pas le mécanisme physique ou biologique qui peut être vrai, mais seulement la parole, le sens. Le langage ne peut être immanent, spontané, il constitue au contraire la transcendance même, culture héritée, artifice existant réellement en dehors de nous, monde sacré de l'au-delà, séparé des corps et du temps, monde du sens et des mots. Le langage nous engage et nous rend responsables, il y a une éthique de l'agir communicationnel et du dialogue. C'est de là qu'il faut partir. Le pouvoir de l'esprit, c'est le pouvoir des mots et la télépathie qui nous relie par un fil mystérieux passe par la parole et par l'écrit, plus encore que par les images. Enfin, seul le langage donne sens à la question de savoir "pourquoi y-a-t'il quelque chose plutôt que rien " mais surtout à la conscience de notre mort, question de la rencontre du symbolique et de l'être. Le sens de la vie est toujours à construire, c'est toujours ce qui manque au moment de la rencontre de la logique et du lieu.

Pour aborder sérieusement, scientifiquement, religieusement, la question de la religion, il manquait l'histoire des religions, indispensable au moins pour comprendre son évolution récente en religions privées. Il manquait aussi l'histoire de la science avec ses ruptures, ses erreurs, ses dogmatismes, ses conséquences, ses critiques. Il manquait enfin l'histoire de l'intériorité elle-même. Le récit par Marcel Gauchet de la désagrégation religieuse aboutissant à la démocratie devrait être pris en compte même s'il doit être aussi dépassé. Nous dépendons de l'évolution spirituelle (intériorisation, universalisation) et ne pouvons revenir en arrière, mais le plus dramatique est de s'arrêter à l'isolation de l'individualisme au lieu de rejoindre l'universalité qui nous rassemble sans distinction de race ou de rang. C'est en cela que toute spiritualité exige un certain radicalisme, une transformation de la perception du monde (contemplation) jusqu'à en saisir l'unité par delà nos divisions sociales.

Aucune religion ne peut faire l'impasse sur la question du mal et de la liberté. La réponse de Bruno Guiderdoni au désastre des conflits religieux actuels était bien insuffisante, appel lancinant à la transformation des religions elles-mêmes qui devraient retrouver leur vérité dans l'amour et la fraternité pour combattre le mal et la guerre qui sont leurs véritables ennemis. Cet appel tant répété à la bonne volonté qui sépare le bien du mal, n'a pourtant aucune chance d'être entendu par les bonnes consciences, tant qu'on ne se rend pas compte que c'est le bien qui est la cause du mal. On se bat toujours pour le bien, on est prêt à tout au nom d'un bonheur suprême. C'est de "prendre idée d'une béatitude qui nous exile de la vie" (comme dit Lacan) qu'on peut tout massacrer ici bas. La culture et la civilisation produisent plus d'atrocités que les revanches rituelles. Définir l'homme comme aspiration à un idéal, c'est rejeter ce qui y résiste, en nous mais aussi dans les autres, ce qu'il faut refouler, réduire, expulser (le bouc émissaire, la purification ethnique). Pas moyen d'y échapper pour revenir à une sorte de simplisme animal. On ne se passera pas d'idéal, on n'arrêtera pas de penser, d'apprendre, de vouloir s'améliorer. Il faut donc absolument prendre conscience des conséquences néfastes, "inhumaines", de toutes les dévastations d'une espérance trop impatiente et de certitudes simplistes. Il faut prendre du recul avec sa propre vision du monde, ses coordonnées culturelles, leur relativité sur ce point crucial, social et historique, identitaire, sectaire, auto-centré, la part inéliminable de dogmatisme et d'ignorance, de faux savoirs, de préjugés.

La question de la liberté a été peu abordée il me semble. Les références philosophiques principales (Spinoza et Bouddhisme) ne laissent que peu de place à une liberté humaine s'identifiant à la source de l'univers ou bien à l'illusion. Bergson n'était pas très présent mais son évidence de la liberté ne sert pas beaucoup au débat avec la causalité scientifique. Kant pourrait servir à identifier liberté et raison, nécessité encore, l'universel comme indépendant des causalités matérielles et particulières. Il serait plus intéressant, il me semble, d'introduire avec Heidegger, la liberté comme question, délibération sur ce qu'on doit faire (comment se comporter) et dont toute la réalité est dans l'absence de réponse, la dramatisation de la recherche avec le risque lourd de conséquences de l'erreur (qui conduira Heidegger au nazisme...). Kojève rend compte d'une autre dimension de la liberté qui n'est plus celle de l'arbitrage mais de l'arbitraire, arbitraire se manifestant en premier lieu dans la diversité des langues et des traditions, arbitraire du signifiant où le libre-arbitre consiste simplement à choisir son camp. On n'argumente pas pour savoir dans quelle langue on parle, on parle la langue de son groupe. Il est important d'admettre cette part inéliminable d'arbitraire dans les codes et les normes sociales, part qu'on ne peut dire secondaire (le code de la route est impératif) mais dont la diversité est secondaire et peut faire l'objet de traductions. Ce n'est pas, là non plus, relativisme. Si le Dieu de la science ne connaît que la nécessité d'une causalité matérielle, il doit aussi faire place à la liberté comme hésitation (ignorance) et responsabilité (faute), liberté qui est l'homme même, dans sa dimension morale et spirituelle, mais ne peut plus être la propriété d'un Dieu capricieux intervenant dans le monde. Même si la liberté n'est que l'arbitraire des noms et l'ignorance sur ce qu'il faut faire, "perdre le fil" exigeant réflexion, que veut dire en ce cas être déterminé ? L'erreur des croyants, occupés au difficile effort de respecter les lois divines, a toujours été de croire que "si dieu n'existe pas tout est permis" (Dostoïevski) alors que c'est tout le contraire qui est vrai comme l'a montré Lacan : "si dieu n'existe pas, rien n'est permis". Quand il n'y a pas de norme, la question du choix de ce qu'on veut est beaucoup plus probématique et souvent indécidable.


20/04/02
Jean Zin - http://jeanzin.fr/ecorevo/grit/religion.htm

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