Le monde de la reconnaissance

25 grands penseurs du monde entier, Nouvel Observateur, spécial 40 ans, janvier 2005

Pour ses 40 ans, le Nouvel Observateur donne à ses lecteurs l'opportunité de s'ouvrir au monde extérieur avec un panorama de 25 penseurs étrangers. Devant tant de noms inconnus, on peut se sentir à la fois écrasés de toute l'étendue de notre ignorance et remplis d'émerveillement devant ces nouveaux espaces qui s'ouvrent devant nous, impatients de nouvelles rencontres. On se sent un peu moins seul soudain au milieu du bruit ambiant. La magie n'opère pas toujours, loin s'en faut. Toutes les oeuvres ne peuvent pas se résumer en quelques pages et le choix des penseurs est toujours sujet à caution, tout comme leur qualité de "grands", mais parfois on éprouve avec étonnement la reconnaissance de nouvelles intelligences qui nous relient secrètement par delà l'espace et le temps.

L'ouverture à l'étranger se faisant par la traduction c'est la dimension de traducteur du penseur sur laquelle ce dossier se focalisera en donnant la parole à leurs traducteurs français. On peut admettre que "penser c'est traduire" au sens de "vulgariser" en langage ordinaire, "d'une langue moins connue en une plus connue". Beaucoup trouveront cela exagéré devant des pensées complexes et difficiles qui ne sont pas accessibles sans un certain travail. Le penseur est bien un médiateur, il recueille et transmet, on peut même aller jusqu'à l'accuser de plagiat, mais ce n'est pas un simple canal de communication pour autant, plutôt un interrupteur, comme dirait Sloterdijk, destiné à nous réveiller de nos préjugés, apporter du nouveau, nous ouvrir les yeux, nous déranger, nous inquiéter. On ne peut négliger ce qui en constitue l'intentionalité, l'émotion, l'affectivité car penser c'est aussi s'engager, relier et responsabiliser, rétroagir, questionner, critiquer, s'indigner, dénoncer, rectifier, exhorter, donner sens, orienter, diriger, influencer, répondre, résister, s'opposer, élaborer, inventer, faire la différence, etc... L'enjeu n'est pas seulement de connaissance mais plus encore de reconnaissance où se construit notre humanité. C'est ce qui méritait d'être pris comme point de départ de notre être-au-monde.

Après un petit aperçu du début de cette revue, nous allons donc revenir sur ce thème de la reconnaissance, qui apparaît central chez plusieurs auteurs et qui était déjà le sujet du dernier livre de Paul Ricoeur.

Ainsi, Stanley Cavell (USA) rejoint la psychanalyse en mettant l'accent sur ce qu'on ne veut pas savoir plutôt que sur ce qu'on peut savoir, comme un simple cognitivisme. Nous avons des problèmes de reconnaissance beaucoup plus que de connaissance.

Soleymane Bachir Diane (Sénégal) qui donne une grande importance à Boole et ses "Lois de la pensée", insiste sur la dimension de symbole et de projection de la pensée. Dès lors ce n'est pas le probable qui importe mais le possible. Il n'y a pas de "futur" donné, mais des possibles multiples et imprévus. Habiter la temporalité signifie "tendre vers", souci d'un sens qui vient de l'avenir.

On peut citer aussi les recherches de Nestor Garcia Canclini (Mexique) confirmant que "ce qu'on nomme globalisation se présente comme un ensemble de processus d'homogénéisation mais en même temps de fractionnement du monde, qui réordonne les différences et les inégalités sans les supprimer".

Enfin, "l'Inde est l'inconscient de l'occident" d'après Sudhir Kakar, affirmant que "la ligne de front des tensions entre cultures traverse les âmes avant d'opposer les continents".

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Mais revenons à la question de la reconnaissance avec Amartya Sen (prix Nobel d'économie 1998) qui est parmi les plus grands, cité comme référence par plusieurs des penseurs interrogés. Venu de l'économie du bien-être il a été d'une importance décisive dans la mise en évidence de la responsabilité politique dans l'économie (et les famines), ainsi que dans la réorientation du développement économique et des indicateurs de richesse vers le développement humain, qu'il a défini précisément comme développement des capacités et de l'autonomie des individus, c'est-à-dire comme production de l'autonomie individuelle, construction d'une liberté qui n'est pas donnée ni si naturelle que cela ("La liberté individuelle, une responsabilité sociale"). Elargissant la "base d'information" trop réduite de l'homo economicus, il refuse d'identifier le bien-être avec le revenu monétaire ou l'acquisition de marchandises, ni même la satisfaction d'une préférence, en introduisant des critères objectifs comme l'espérance de vie mais surtout en montrant le caractère social de la satisfaction individuelle et le caractère primordial du besoin de reconnaissance sociale. Le bien-être est lié tout autant que les conditions purement matérielles à la reconnaissance sociale déterminant la triple capacité de ressentir de l'estime de soi, de paraître en public sans honte et de participer à la vie de la communauté.

Le successeur d'Habermas et continuateur de la théorie critique, Axel Honneth, approfondit depuis quelques temps déjà ce thème hégélien de "La lutte pour la reconnaissance" (1991, Le Cerf) où l'on retrouve les trois dimensions de la reconnaissance sociale dégagées par Amartya Sen. Il distingue en effet trois sphères de la reconnaissance, ou de l'expérience de l'injustice :

La première est celle de l'intimité, où le sujet trouve la satisfaction de ses besoins affectifs fondamentaux. Le vecteur de la reconnaissance est alors l'amour et l'amitié, lesquels rendent possible la confiance en soi, c'est-à-dire la conviction de la valeur de son existence psychophysique. La deuxième sphère est celle de la reconnaissance de la valeur égale des personnes. C'est au droit qu'il faut rattacher ce type de reconnaissance dans la mesure où il fournit les conditions du respect de soi-même, c'est-à-dire la certitude de la valeur de sa liberté. La troisième sphère concerne la contribution de nos activités au bien de la société dans son ensemble. La reconnaissance y est produite par différentes formes de salaires, directs et indirects, et par la solidarité sociale. Ici, la reconnaissance a pour conséquence l'estime de soi, c'est-à-dire la conviction de la valeur sociale de son activité.

On s'aperçoit que les agents sociaux eux-mêmes sont constitués dans des relations communicationnelles, et on comprend que les actes communicationnels n'ont pas seulement le langage comme élément. Un des enjeux du concept de reconnaissance est précisément de développer une conception élargie de la communication. La reconnaissance est toujours une demande, c'est-à-dire une attente dirigée vers autrui, une attente ainsi associée à un type de communication d'autrui avec moi.

La théorie de la reconnaissance permet encore de souligner la vulnérabilité de l'individualité. L'idée que les individus se font de leur propre valeur dépend de la manière dont autrui se comporte à leur égard.

C'est ce qu'il ne faudrait pas oublier.

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Sommaire du numéro : Stanley Cavell, Souleymane Diagne, Nestor Garcia Canclini, Sudhir Kakar, Vladimir Kantor, José Gil, Ian Hacking, Candido Mendes, Slavoj Zizek, Jon Elster, Kwame Appiah, Giorgo Agamben, Axel Honneth, Martha Nussbaum, Carlos Maria Vilas, Simon Blackburn, Toni Négri, Charles Taylor, Peter Sloterdijk, Richard Rortry, Philip Petitt, Daniel Innerarity, Jaakko Hintikka, Amartya Sen, Michael Walzer

Jean Zin 22/01/05
http://jeanzin.fr/ecorevo/grit/nouvobs.htm


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