Le sens de la vie

Ces lois inconnues, Pour une anthropologie du sens de la vie
Michael Francis Gibson, Métaillé, 2002
http://www.managras.com
Autrefois, entend-on dire, le monde et la vie avaient un sens, aujourd'hui, par contre, et comme le proclamait un graffiti des rues de Paris, tout est permis mais plus rien n'est possible. 14
Encore une fois, nous constatons d'étranges rencontres dans les livres qui paraissent. Soudain plusieurs auteurs sans se concerter semblent indiquer un changement de cap, ou bien rétablir des concepts oubliés, méprisés, tombés en désuétude. Ainsi, on trouvera de nombreuses rencontres entre cette anthropologie du sens de la vie et la théorie du mythe de Michel Boccara dans "La part animale de l'homme" (Anthropos, 2002) ou même avec les théories psychobiologiques de l'hypnose qui précèdent, mais il faudrait le rapprocher de bien d'autres parutions, notamment de la démonstration de la transcendance des phénomènes intersubjectifs ou économiques faite par Mark Rogin Ansprach dans "A charge de revanche, figures élémentaires de la réciprocité" (seuil, 2002). On est à chaque fois dans la transduction entre corps et esprit, entre l'animalité et l'humanité qui s'en détache, entre le mythe et la raison, entre le vécu et le sens, entre l'individu et sa communauté culturelle.

La communauté mythique (besoin de sens)
C'est l'espace proprement humain que l'on trouvera ici critiquement fondé. Il s'agit d'un espace de fiction, c'est-à-dire d'initiative poétique - et donc créatrice - au sein duquel nous pouvons, êtres incomplets que nous sommes, et même devons nous donner forme, nous susciter ou recréer nous-mêmes, non pas enfermés dans le stérile défi solipsisme désespérément souverain, mais en faisant appel au seul type de langage dont un sens-pour-nous puisse jamais jaillir. 11

"Avant d'être les enfants de nos parents, nous sommes les enfants d'un texte". En un mot, la matière abordée ici au stade de son élaboration première, on la retrouve dans l'oeuvre de Legendre au stade de son institutionnalisation dogmatique dans la politique. 18
L'ethnologie, plus encore que la sociologie, rend manifeste à quel point l'individu dépend du social, à quel point la notion même d'individu est problématique tellement nous sommes entièrement façonnés par notre culture. On s'est d'abord rassuré en s'imaginant que nous étions différents de ces "sauvages" "primitifs" (avaient-ils une âme?), mais l'histoire des mentalités, des idéologies, des croyances a bien montré, de Kuhn à Foucault ou Legendre, comme nous en étions au même point. On peut donc dire avec Lucien Goldmann que "l'hypothèse du sujet individuel est une idéologie déformante, élaborée elle-même par un sujet collectif" (Épistémologie et philosophie politique p95 Médiations). Sans dénier qu'il y a bien une existence individuelle dans ses dimensions biologique, biographique et relationnelle, "L'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, c'est l'ensemble des rapports sociaux." (K.Marx Thèses sur Feuerbach no 6). L'individu isolé a même une tendance naturelle à sombrer dans la folie, nous avons besoin des autres pour nous assurer de la réalité (nous faire une opinion) et surtout c'est le désir des autres qui nous fait vivre.

L'individu humain n'est donc pas une réalité naturelle, donnée, biologique car ce qui nous distingue de l'animal c'est justement que "la vie humaine doit être instituée" (Legendre). Il faut penser à la fois la continuité et la rupture avec l'animal ; une chenille n'a pas la légèreté du papillon. Ainsi, on prête de plus en plus aux animaux une forme de culture et on a bien raison, mais cela n'a rien à voir avec le fait que nous autres, frères humains, ne trouvons notre humanité que dans la culture. On peut dire que l'être parlant n'a pas de nature qui lui soit propre, c'est le seul animal dont le cerveau permet un détachement des instincts. Ses modèles sont culturels plus que génétiques : "la coutume est une seconde nature" (Pascal). Mieux le langage de la culture se signale comme symbolique par sa rupture marquée avec le naturel, présence d'une absence. L'appartenance à l'humanité ou à la communauté ne va pas de soi. Il faut devenir un homme (être initié, baptisé, re-né) et se différencier en portant des plumes, des peintures, des insignes, des emblèmes. Nous devons fabriquer de l'altérité. Les types et rôles naturels deviennent des types culturels en passant par le langage et le mythe. La culture se fait commentaire du corps humain, sexué et mortel, réinscrit dans une finalité qui dépasse ses fonctions biologiques, devenues figures emblématiques de ce qui doit être. Rien d'autre n'existe pour nous. Le rêve, la culture, le sens, le désir font exister toute chose. Nous sommes dans un rêve collectif (on pourrait dire aussi dans la construction d'un monde commun). "L'état de veille ne serait qu'un rêve contraint par la réalité extérieure", un rêve partagé dans un sens commun, le règne de l'opinion avec ses aveuglements plutôt qu'un accès direct à l'être. De même qu'il n'y a pas d'homme naturel, il n'y a pas de communauté naturelle mais institution de la société par le partage d'une Loi qui nous sépare de l'immédiateté animale, interdit qui nous soumet au langage et à l'échange, au paiement de nos dettes et au désir de reconnaissance.
La toute première passion de l'homme, secrète et infiniment patiente dans la quête de son accomplissement, est celle qui le pousse à sortir de la solitude. Nous sommes donc portés à guetter, dans tout signal ou toute forme modulés, un indice de ce que pourrait être cette qualité inouïe d'humanité qui nous rendrait enfin dignes d'être admis au sein de la communauté. 218-219
Avec le langage "tout fait sens, nous cherchons en toute chose une présence, une intention" 116 et "tout est mystérieux qui n'a pas encore de nom" 115. Nous sommes en position de lecture du monde, de déchiffrage de ses signaux, d'une "transduction" qui se cherche par projections et analogies. La folie interprétative est inséparable du langage et de la raison. Par l'intervention du langage ce n'est pas seulement l'intentionnalité, la finalité, le sens, le projet qui surgit dans la chaîne des causes naturelles, mais c'est aussi la dimension temporelle du récit qui s'impose, d'abord dans le mythe qui est le plus souvent mythe des origines, de nos premiers parents, nos ancêtres dont nous héritons nos rites, nos institutions et la question du sens, héritage dont il nous faut partir, que nous devons assumer et dépasser. On ne peut se fonder sur soi-même. Nous avons besoin d'un récit des origines, d'une généalogie qui nous inscrit dans une histoire, dans le temps et qu'il faut toujours raviver, transmettre par des rites.

Nous ne faisons pas exception à cette nostalgie en reconstruisant notre origine animale. Il n'y a pas de dehors objectif (pas de métalangage disait Lacan, pas d'Autre de l'Autre), on ne peut aller plus loin que son temps. Nous sommes pris dans une "boucle étrange" : "Nous ne pouvons comprendre notre origine qu'à partir de notre point d'arrivée, notre culture" 63. "Ce n'est que par la culture que nous connaissons la culture" 64. Plutôt que de vouloir sortir impossiblement de cette récursivité, il vaut mieux en tenir compte. Le langage et la culture ne sauraient être fondés ni sur l'individu, ni sur la société, se situant sur une autre dimension, au-delà du psychisme et des institutions. De même mythes et religions ne se limitent pas à donner sens à la mort ou la moralité mais à l'ensemble de la vie et des moeurs. La vision mythique est la vision interprétative de la réalité commune, l'idéologie qui lui donne sens. "Le propre de la culture est donc d'offrir aux membres d'une société une intériorité commune sous la forme cohérente d'une interprétation du monde". Ce monde culturel, idéologique, mythique est d'ailleurs toujours fondé sur la bonté, la justice, le sacrifice et la transe jusqu'à "délirer de joie".
Les origines de ces dispositions sont à rechercher dans le désir qu'éprouve chacun de se trouver engagé, avec toute sa communauté, dans la poursuite d'un but commun dont il ne connaîtra pleinement la nature qu'après l'avoir atteint ou réalisé. Notons enfin que les exigences et les aspirations qui nous viennent de l'ordre emblématique sont parfois difficiles, voir impossibles à concilier avec celle des pulsions. 120

Ne pourrait-on envisager le réseau des finalités inhérent à chaque culture comme un langage très particulier - et qui seul permet aux êtres de se nommer, de se reconnaître et de se fixer des valeurs et des buts communs ? 15

Le jeu des questions (travail du scepticisme, détachement du rite animal)

Avec le besoin de sens et de reconnaissance nous n'avons qu'une face de l'évolution humaine qui se résume pour l'instant à remplacer l'inné par l'acquis, le génétique par le culturel sous sa forme dogmatique. Cela signifie pourtant que "le bébé humain ne sait pas ce qu'il doit faire" et doit donc l'apprendre. L'assimilation d'informations surabondantes se fait d'abord globalement, sous forme hypnotique[1] ou par imitation, "le tout étant par la suite seulement soumis à l'interprétation" 101, à la réflexion grâce au langage. Cette coupure des instincts innés qui nous voue à un apprentissage sans fin constitue notre inachèvement et notre historicité. On peut attribuer cette immaturité inhabituelle pour des animaux adultes à notre "néoténie", notre prématuration, en tout cas nous avons gardé la curiosité de l'enfance[2] et une certaine souplesse, "l'immaturité affaiblissant sensiblement l'emprise de la réponse innée sans jamais l'abolir tout à fait" 48. L'assouplissement des contraintes comportementales est la base de la culture comme comportements acquis. "Le rôle des réflexes a diminué, celui de la réflexion augmenté" 47 (Yves Coppens). C'est par cette brèche dans la rigidité instinctuelle que va pouvoir s'introduire l'évolution historique, le changement de comportement, la question morale de nos moeurs mais "la société animale et ses rituels sont antérieurs à l'individu" 37, rituel nuptial, rituel de chasse, etc., la fonction du rite (sport, politesse, etc) est déjà chez l'animal à la fois communication, contrôle de l'agression et liaison (Lorenz).

Pour Michael Francis Gibson, la question fondatrice est la question d'abord silencieuse "Pourquoi nous comportons nous comme nous le faisons ?" 43. En effet, sa thèse principale est que le rite précède le mythe, celui-ci n'étant qu'une mise en récit des rites, des coutumes, rationalisation de nos comportements animaux puis culturels qui rétroagit ensuite sur nos comportements. Ce qui compte, c'est ce qu'on fait, et de faire ensuite de sa pratique une conviction. Ce besoin d'explication idéologique de nos comportements cherche donc à les justifier mais finalement les transforme. C'est le travail de la langue, ou du scepticisme, dont l'action est sensible à long terme, voire à très long terme, par rapport à l'inévitable conformisme ordinaire de nos échanges. Il faut souligner que la question surgit toujours après-coup[3], éveil d'une réaction inconsciente, illumination soudaine d'une équivoque de la langue, processus d'arrachement à notre animalité et à nos habitudes ou nos préjugés. Il s'agit d'un processus de formulation, d'explication de l'implicite qui ne fait toujours que commencer, remise en cause toujours à refaire mais question qui peut toujours se poser, introduisant la liberté humaine, difficilement, au coeur de l'hypnose collective et de nos automatismes mentaux.
La pensée est prompte mais la réflexion est lente et quelques millénaires suffisent à peine au mûrissement d'une question. 59
Il n'y a dans les fictions collectives nulle fantaisie gratuite mais il y a bien une part de jeu. "Tout commence par le jeu" 50. Le passage de l'évolution génétique (inné) à l'évolution culturelle (acquis) semble favorisé par une accélération des combinaisons permises par les capacités associationnistes des lobes frontaux mais aussi par les pratiques de jeu qui ne se limitent pas à l'enfance. La culture est jouée dès le début. Malgré la terreur sacrée, l'exécution religieuse des rites, les cultures qui survivent ne sont pas figées au point de ne plus pouvoir apprendre, s'approfondir et s'adapter. C'est un théâtre mythique où le geste a toute la signification du geste dans sa finalité symbolique mais qui organise matériellement une société dans sa hiérarchie des valeurs, ses compétitions et ses sacrifices. Jeu trop sérieux souvent, hors du monde, mettant les corps à rude épreuve, porteur de destructions et de morts, une délectation mortifère dans le défi du sens qui fait dire à Denis Duclos que le fantasme de la culture est le suicide collectif. Les limites instinctuelles manquent dramatiquement, nous laissent sans rempart contre la folie, mais c'est néanmoins ce qui permet tous les jeux qui bousculent les lignes et nous maintiennent dans une enfance inachevée.

Il faudrait ajouter, il me semble, que notre responsabilité actuelle, au-delà de l'espèce, est l'urgence de réintégrer la nature dans la culture, faire des limites vitales des limites sacrées, tâche de l'écologie de fonder un sens sur la vie et l'avenir plutôt que sur la mort comme seul au-delà. Nous pouvons reprendre à notre compte les lois de la nature seulement en les opposants aux lois "naturelles" de l'économie, aux prétentions d'une croissance infinie.

La division du sujet

Il y a sans doute un caractère trop marqué de modernité dans cette infantilisation, dans l'attrait de la nouveauté et du jeu ou l'accumulation culturelle infinie. Il semble bien pourtant que ce soit la réalisation de nos potentialités restées en sommeil pendant des milliers d'années. "L'accumulation culturelle était en cours bien avant que le développement organique n'ait cessé, mais cette accumulation a fort probablement joué un rôle actif dans la tournure que prirent les dernières étapes de ce développement" (C. Geertz) 58. Il y a une dialectique entre l'espèce génétique et ses acquis culturels. Ainsi, ce serait la pratique des outils, puis du feu, de l'enterrement des morts, du langage qui sélectionnerait les progrès cognitifs de l'espèce et non l'inverse. Ce progrès n'est pas un progrès de l'adaptation mais plutôt de l'inachèvement qui nous ouvre sur un apprentissage infini, une enfance sans fin, courant vers un horizon qui se dérobe et traçant de nouveaux chemins encore inexplorés, promesse toujours déçue qui nous laisse à notre incomplétude, au besoin de sens, progrès de l'insatisfaction pourrait-on dire mais du désir aussi.
Seul l'homme inachevé éprouve un tel besoin du sens qui le complétera... La téléologie est la substance de toute culture. 55

Par
infinité, désormais, entendons cet "inachèvement" (dont nous devrons examiner les causes), qui ouvre devant chacun de nous l'espace illimité du possible et nous infuse cette énergie si singulière qui, par moments, nous soulève et nous fait tendre vers l'infini. 17
En abordant la question du sens de la vie, c'est la question de notre inscription de sujet dans une histoire collective que nous abordons, reconnaissance sociale qui ne va pas de soi mais où s'affirme notre incomplétude et notre division de sujet dans l'expérience de la transcendance du langage, du mythe, de la religion. S'il y a bien unité psychobiologique de l'individu, et même bio- psycho- sociologique, cela ne va pas sans une division interne entre nature et culture, sorte d'internalisation de la division externe qui se manifeste émotionellement par la mise en question de notre être dans une volonté valorisante. L'homme s'arrache à son animalité par le langage et cette transcendance symbolique construit le monde humain comme fiction, monde de l'au-delà et du sens, des finalités et des valeurs, autre monde, sur-nature.

Ce qui constitue la culture, la source du besoin de sens, c'est la projection dans le futur, dans l'au-delà, angoisse ou espérance d'une réalité absente, au nom d'un passé disparu, "puissantes émotions que la conscience du temps éveille en nous" 31. Se donner un but comme futur, c'est déjà en attendre une transformation personnelle ; on peut y voir une "initiative poétique pour nous recréer nous-mêmes" (la production de soi). Cette temporalité de notre être comme projet n'a plus rien de naturel, instituant liberté, finalité et sens (on retrouve ici Heidegger). "Ce modèle du temps et de l'espèce qui, pour chacun de nous, parait aller de soi, est un acquis central de la culture". En effet, on peut voir dans la finalité, la projection dans l'avenir et la construction de soi, ce qui nous distingue vraiment des animaux qui agissent poussés par des pulsions génétiques alors que ce qui fait les humains imprévisibles, leur liberté par rapport à l'ordre des causes, et donc de la nature, réside dans cette faculté de se diriger vers un but, être attiré par un idéal, par l'inaccessible étoile. Toute finalité est la construction d'une transcendance, d'un dualisme entre être et devoir-être, empire de la causalité et finalités humaines.
Transcendance et téléologie

Notre dimension spécifiquement humaine résulte de l'intention finalisante qu'introduit dans le monde la seule continuité de ce processus, qui se perpétue à travers cette communauté humaine qu'à chaque instant il dépasse [...] Cette image, en sa qualité d'épiphanie du désir tel que l'entend Spinoza, vient figurer à nos yeux l'essence même de l'homme. 19

Le rôle du processus de la culture a toujours été (n'a jamais cessé d'être) l'édification de ce règne "trans-naturel", de cette "seconde nature" ou de cette "sur-nature" qui est le seul environnement qui convienne à l'humain - son unique chez-soi. 22
Michael Francis Gibson a l'ambition de réintégrer la transcendance dans la science mais "une transcendance dans l'immanence", c'est-à-dire à la fois la présence existentielle de la transcendance pour nous et sa nécessité fonctionnelle (de transduction), rejoignant ici Mark Rogin Ansprach. Cette expérience de l'au-delà, comme expérience de notre incomplétude, notre insatisfaction, notre désir constitue l'immanence de la transcendance, son surgissement dans le monde comme absence. Cette transcendance introduit pourtant bien un dualisme, une apparence de dualisme du moins mais qui est décisive et vécue, dans l'expérience du deuil par exemple, présence d'une existence après la mort, mais aussi dans le poids de nos dettes (sous-estimées ici), la fluctuation des marchés ou bien sûr dans la foi. Cette transcendance bien comprise doit éviter de confondre le symbolique et le social, la vérité (l'information) et le pouvoir (la contrainte), ne s'identifiant donc ni à l'individu, ni au collectif.
L'individu demeure en interaction permanente avec son héritage et avec la communauté qui l'a vu naître [...] Les dieux sont apparus pour rendre compte de l'irréfutable expérience vécue de cette transcendance. Cette "transduction" remplit un rôle indispensable aussi bien à la constitution de l'individu qu'à la constitution et la survie de la communauté. 16

Il s'agit donc d'examiner les conditions d'émergence d'une dynamique spécifique issue de la nature mais largement indépendante d'elle, dynamique effectivement finalisante qui, tout en ne résidant ni en moi, ni en nous, ni dans le monde, ni derrière le monde, demeure, comme on le verra, la condition première de notre présence effective au monde et, à nos yeux, la seule source du monde lui-même, sa justification et son absolution définitive. 21
La théologie se confondrait ainsi avec la téléologie, une intentionnalité finalisante qui donne sens aux coutumes et aux choses, car seul ce qui a du sens est réel pour nous. L'auteur analyse longuement ce qui distingue le dieu personnel des juifs des dieux "naturels". Il y voit l'opposition du domaine des causes (de la nature) à celui des finalités, des intentions, des choses dernières, d'une fin de l'histoire à venir, présence d'une absence, conversion aux promesses d'un sauveur, mais surtout relève du sujet comme projet inachevé et liberté active sur le monde des causes subies. On penserait plutôt depuis Hayek que la prétention de s'opposer aux "lois du marché" est l'appel de toutes les tyrannies alors que l'auteur identifie la liberté à la possibilité d'un projet humain et voit dans le ravalement de la société au monde des causes le principe même de la tyrannie. En effet, on sait que "la nature est cruelle" et peut justifier nazisme ou darwinisme social néolibéral au nom du règne implacable des causes, du progrès ou des lois éternelles de l'économie ou de la biologie alors que la culture est le règne de la liberté, du choix, que chacun peut faire malgré tout, de nous rassembler dans une finalité commune.
Ce qui subsiste de la théologie dans une perspective non-théiste s'avère être cette téléologie dont nous, dans notre singularité humaine, ne saurions nous passer sans renoncer à nous-mêmes. Sous cette forme, la théologie se présente, pourrait-on dire, comme une "science du désir indéfinissable" ou encore comme une "théorie des qualités inconnues". Il lui revient de ce fait de mettre en forme et de théoriser aussi bien nos visées futures que cette hiérarchie toujours mouvante de valeurs et de buts que forme précisément le réseau emblématique en sa qualité de structure finalisante matériellement fondée. 212
Il faut le redire, si on peut faire de la nature une valeur culturelle, c'est à l'opposer aux "lois naturelles de l'économie" qui nous mènent à notre perte, c'est bien au nom de nos finalités humaines. L'opposition des finalités et de la causalité n'est bien sûr pas totale, toute finalité devant s'appuyer sur les forces en cause et la résistance du monde, sa dureté qui l'ouvre à la durée. Surtout, comme nous l'avons dit, rien ni personne ne pouvant se fonder sur soi, toute finalité est héritée et doit s'inscrire dans une processus historique qui nous dépasse. Il y a une causalité historique des finalités humaines. Si les projets humains peuvent s'introduire dans la chaîne des causes et contredire l'inéluctable, c'est au nom d'une finalité qui a sa propre causalité dans sa généalogie, son héritage comme tâche historique léguée par nos pères qui n'ont pas achevé la besogne mais tracé le sillon. Il y a une transcendance de l'histoire à laquelle nous participons, notre liberté même est trop réelle, nous n'avons pas le choix, il faut choisir ! Chacun doit tenir sa place dans ce tâtonnement collectif où se déchirent nos illusions, processus d'apprentissage.
J'ai suggéré de quelle manière le concept de cause a pu se dégager de ses premières représentations divines et personnalisées. Or, dans la mesure où la vérité n'est pas donnée mais encore en construction, on ne saurait encore parler d'illusion ici, comme on serait sans doute en droit de le faire dans le cas contraire. dans cette perspective, en effet, et dans la mesure où l'on ne s'en contente pas, les "illusions" de cette espèce ne sont jamais qu'une première approche tâtonnante d'une formulation, et chaque intuition le point de départ d'un long voyage, une vérité in statu nascendi. 214

Le mythe moderne

Dès lors que le discours scientifique est promulgué sur la place publique, il sera inévitablement reçu comme un discours légitime de sens ou de non-sens et non pas pour ce qu'il est en vérité : le contexte et la référence indispensables d'un tel discours. En effet, le discours touchant à la valeur échappe entièrement à la compétence d'une science appelée par sa méthode même à dire ce qui est mais jamais ce qui vaut. Ce faisant, je me propose avant tout de faire toucher du doigt le processus ininterrompu d'où naît l'idée que nous nous faisons tant de nous-mêmes que de la place (nulle ou significative) que nous tenons dans le monde - "Idée" communément appelée "Image" ou "mythe", ou encore, un peu partout dans ces pages, "emblème". 19
On a ici une réévaluation de l'idéologie, du mythe, de la religion comme sens commun et projet collectif, impossibilité de sortir de l'idéologie, d'une grille de lecture de la société et du monde qu'on peut seulement changer, améliorer d'un certain point de vue. Pour construire un nouveau mythe qui nous rassemble dans une histoire et une finalité collective, retrouver un grand récit fondateur, il faut sans doute comprendre d'abord que, malgré les prétentions d'une science démystificatrice, nous sommes encore complètement pris dans le mythe du progrès et le règne des causes avec les mythes de la croissance et du développement comme livrés à eux-mêmes, sans but. Il faut dépasser les illusions d'un dogmatisme anti-dogmatique, l'idéologie de la fin des idéologies, le mythe du discours rationnel débarrassé de toute mythologie en montrant la "mise en scène du mythe moderne" qui remplace "les notions cruciales de sens et de finalité" par "les critères vides d'efficacité et de rentabilité" 21. On est complètement dans l'idéologie en croyant être complètement dans la réalité. C'est ce qui définit l'idéologie.
Nous ne saurions penser pleinement et rationnellement sans avoir d'abord reconnu les assises mythiques de la raison elle-même. 19

C'est dire que le mythe est premier et fondateur en regard de la raison - tout comme rituel et question (comme on le verra) sont premiers et fondateurs en regard du mythe. L'ignorer s'annonce désormais singulièrement dangereux, et pourrait, dans les décennies à venir s'avérer fatal pour les assises mêmes de la personne et de la communauté. 20

L'Art de vivre (projets d'existence)
Il est devenu urgent pour la société laïque d'aborder enfin sérieusement l'examen des choses finales [...] Comme l'a soutenu Ernst Bloch, on ne saurait encore clairement déterminer ce qui est proprement "humain". Il ne s'agit pas pour autant de relativiser la vérité ou l'éthique, mais de placer l'un et l'autre dans la perspective d'un processus toujours en cours et dont nous sommes les acteurs. 212

Il s'agit aussi d'un processus d'ordre phylogénique : toute l'espèce humaine y est continuellement impliquée, et ce depuis le "premier jour". 216
On ne sautera pas, rose en main, de l'obscurité mythique à la lumière rationnelle pour un paradis éternel, mais le processus continue, chaque fois renouvelé de désillusionnements, de prises de conscience construisant de nouvelles explications mythiques qui ont leur part d'ombre, de préjugés, de simplifications. Il n'y a jamais d'accès direct à l'être, encore moins de suppression du monde des valeurs, des finalités, des désirs et des rêves. Il faut souligner l'impossibilité de s'installer dans ce monde. On doit sans cesse se relever de la chute dans l'erreur, l'inhumanité, une passivité coupable devant l'injustice du monde. La liberté ne se prouve qu'en acte. Ce processus continu d'apprentissage, de construction du monde, de mise en cause de nos comportements et de nos croyances par le discours, a une dimension ontogénique (personnelle) et phylogénique (historique), tout comme l'activité artistique joue un rôle dans notre développement personnel et, sur un autre plan, les artistes dans la construction de nos représentations historiques (pour être reconnue une oeuvre d'art doit se situer par rapport à l'histoire de l'art, dans sa rupture même).

La création poétique qui est re-création mythique, implication dans le monde de la culture, des finalités et du sens, participe donc à la "révélation de l'être", au processus historique de formulation de la liberté humaine. Le travail artistique n'est pas d'inventer de l'inouï, de l'imprévu, du scandale, de forcer l'attention par sa singularité ou son extrémisme, mais c'est bien plutôt un travail de réminiscence, de dé-voilement, d'explication de l'implicite, d'évocation du mystère, de combat contre soi-même (ce qui va de soi) et ce qui reste voilé à notre conscience endormie, pour donner forme à ce qui nous habite d'abord d'une prémonition intuitive et vécue, une impression originaire de notre venue au monde qui oriente et structure notre participation à la recherche collective, à la définition de nos objectifs. On peut donc dire aussi bien que le sens de la vie est chaque fois à reconquérir ou qu'il est à chaque fois déjà là qui nous attend et qu'il faut simplement sauver de l'oubli en s'appropriant le projet historique par nos actes, nos rêves, nos visions d'avenir.
L'artiste est souvent un être qui, du fait de son insertion problématique dans le monde social, est mieux en mesure de prendre conscience des remous et des tendances - ou forces attractives - de sa culture. Il en souffre en un premier temps, mais finit par transformer son handicap en oeuvre. 215

Voilà qui sonne le glas de tout primitivisme naïf et aussi de la "spontanéité" de l'élan purement individuel comme référence ou valeur artistique fondamentale. 215

L'impression que nous avons parfois de nous trouver en présence d'une vérité "plus vraie que celle du monde quotidien" résulte du sentiment de nous trouver enfin devant une promesse de sens - sentiment que nous communique la cohérence inhérente au discours formel. 217

Un rêve d'avenir

Nous voici donc écartelés entre rêve et réalité, avec un monde à construire, une nature à défendre, une vie à réussir, une histoire à transmettre. Nous ne nous sauverons pas tout seul, c'est l'oubli des autres qui est intenable, oubli des dures réalités tout autant que des valeurs humaines et de la continuité des générations, voulant nous ramener à l'animalité. Mais la chair humaine n'est pas viable sans institution, sans discours, sans morale, sans justification. Le jeu n'est donc pas fini. Il se pourrait même que la partie soit en train de changer de tournure et que nous aurons un rôle à y jouer. Ce livre est peut-être un signe de ce renouveau car ce ne sont pas les affirmations qui sont nouvelles, mais de les affirmer de nouveau avec la force de l'évidence après tant d'années de défaite pour nos espérances, oser redonner toute leur place au jeu, au sens et à la poésie, au rêve d'un monde humain.
C'est le rêve même de la culture qui constitue les bases de notre monde véritable. 219

Nous avons encore à la fois du chemin à faire et des promesses à tenir. Car si nous cherchons, dans les circonstances difficiles du moment, à susciter un monde véritablement humain, nous souhaitons aussi (sur le tard, sans doute, et sans même y songer) parvenir au but avec la conviction de n'avoir pas trahi nos pères ni l'entreprise humaine qu'ils nous ont léguée. Or, nous ne saurions leur demeurer fidèles, à nos pères, qu'en relevant sans cesse notre position, tout comme ils l'ont fait eux-mêmes, et en fixant nous-mêmes le cap qui conduira au but - but qui, sous ses noms divers, demeure invariant. 220

Le jeu de l'imagination poétique tisse à la surface des choses un vêtement de splendeur - et nous nous construisons nous-mêmes au moyen d'un tel jeu. C'est dans ce jeu, enfin, dans cette danse exigeante, avec tout ce qu'elle a aussi de grave et de délectable, que la vie paraît digne d'être vécue. Car si par notre enracinement dans le biologique, nous restons proches des autres primates, nous sommes les seuls êtres vivants à se constituer de la sorte, dans le rêve, avant tout, et dans le jeu ; les seuls à assumer leur singularité et leur unique grandeur en reconnaissant ce qu'il y a d'insubstantiel dans tout cela. 220-221

Jamais non plus la question ne se tait, et jamais le mythe n'apporte la réponse définitive qui seule mettrait fin au temps [...] Toute réponse ne sera donc jamais plus qu'un outil une question plus acérée encore que nous nous adressons sans cesse à nous mêmes et aux fins du monde [...] Nous ne serons jamais au bout de nos peines - ni de nos joies. 221



[1] "La suggestion nous apparaît ainsi comme la relation primaire fondamentale entre deux êtres, la matrice, le creuset dans lequel viendront s'inscrire toutes les relations ultérieures. Nous dirons encore qu'elle est une entité psycho-socio-biologique indissociable, agissant à un niveau inconscient très archaïque, prélangagier, présexuel, et médiatisant l'influence affective que tout individu exerce sur un autre" 100 (Chertok).
L'hypnose est une identification à l'absolu, dénuée de dualité, nostalgie de l'accomplissement de la fusion Mère-enfant.

[2] "Tu ne dois jamais cesser de vouloir être un enfant !", Pseudo-Héraclite :
http://rezo.net/interdit/2002mai/heraclite.htm

[3] Kojève, Tyrannie et Sagesse (De la Tyrannie, Léo Strauss p 276)  :
"Tant que, par la réflexion discursive philosophique, l’homme n'a pas pris complètement conscience d’une situation politique donnée à un moment quelconque de l'histoire, il n’a aucune "distance" vis-à-vis d'elle. Il ne peut pas "prendre position", il ne peut pas se décider consciemment et librement pour ou contre. Il "subit" simplement le monde politique, comme l'animal subit le monde naturel où il vit. Mais la prise de conscience philosophique s'étant effectuée, l’homme peut distinguer entre la réalité politique donnée et l'idée qu’il s'en fait "dans sa tête", cette "idée" pouvant alors faire fonction d’un "idéal". Toutefois, si l’homme se contente de comprendre (=expliquer ou justifier) philosophiquement la réalité politique donnée, il ne pourra jamais dépasser ni cette réalité elle-même ni l’idée philosophique qui correspond à celle-ci. Pour qu’il y ait "dépassement" ou progrès philosophique vers la Sagesse (=Vérité), il faut que le donné politique (qui peut être nié) soit nié effectivement par l’Action (de la Lutte et du Travail), de façon à ce qu'une réalité historique ou politique (c'est-à-dire humaine) nouvelle soit d’abord créée dans et par cette négation active du réel déjà existant et philosophiquement compris, et ensuite comprise dans les cadres d’une philosophie nouvelle. Cette nouvelle philosophie ne conservera que la partie de l’ancienne qui aura survécu à l’épreuve de la négation créatrice politique de la réalité historique qui lui correspondait et elle transformera ou "sublimera" la partie conservée en la synthétisant (dans et par un discours cohérent) avec sa propre révélation de la réalité historique nouvelle."


15/06/02
Jean Zin - http://jeanzin.fr/ecorevo/grit/gibson.htm

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