Temps de lecture : 20 minutesJ'ai toujours trouvé le comble du paradoxe les libertaires se réclamant de Nietzsche, l'expurgeant de tout ce qui a mené les Nazis à s'en réclamer, ce qui n'est quand même pas rien. On peut toujours dire que les penseurs ne sont pas responsables de leurs partisans ni des conséquences de leur pensée, mais c'est un peu léger, tout comme ceux qui ne veulent pas penser le rapport de la philosophie de Heidegger au nazisme, ce qui est encore plus incroyable. Il ne s'agit pas de s'ériger en procureur et renvoyer leurs oeuvres au néant, comme le font trop de critiques superficielles, mais au contraire de relier profondément ce qu'elles peuvent avoir de séduction mais aussi de vérité, tout est là, avec leurs conséquences désastreuses. C'est la même chose pour Marx. On a beau répéter que les régimes marxistes n'avaient rien à voir avec Marx, il y a forcément un rapport, et au lieu de croire pouvoir choisir ce qu'on accepte ou non, il faut comprendre la logique menant à l'inacceptable. En fait, ce que les errements politiques des philosophes depuis Platon illustrent, c'est non seulement qu'ils ne valent pas mieux que les autres sur ce plan mais, pire, que le Bien est l'origine du Mal souvent, comme la folie est un excès de logique. Non seulement la philosophie promet plus qu'elle ne peut tenir mais souvent elle égare tout autant que les religions, que ce soit sur sa prétendue sagesse ou sur la liberté.
On comprend bien ce que Nietzsche peut avoir de séduisant, surtout pour des adolescents qui doivent s'affirmer. D'abord, il est simple (simpliste) et c'est incontestablement un grand écrivain qui nous communique son exaltation en nous encourageant à prendre notre indépendance et renverser les idoles. Sortir de la religion pour un fils de pasteur, ce n'est pas rien (et le poussera vers la paranoïa). Cela en fait donc le philosophe de la mort de Dieu, de son absence et de valeurs ayant ainsi perdu leur fondement, nécessité de s'inventer de nouveaux principes de vie. C'est cette réitération du moment sceptique, réveil du sommeil dogmatique, réaffirmation de l'ignorance, réactivation du doute, qui en fait l'importance dans l'histoire de la philosophie. Si Dieu est mort tout est permis, s'imaginent les croyants, alors qu'il montre que cela nous rend surtout responsables de nos valeurs et de nos vies.
Pas étonnant jusque là que les libertaires y voient un allié mais son erreur est d'en faire un enjeu individuel - il n'y aurait pas d'autre fondement que Dieu ou l'individu - ce qui fait que ça se complique ensuite avec un snobisme élitiste assez ridicule, et qui commence avec l'extraordinaire retournement voulant faire de la morale la dictature des faibles et des dominés alors qu'elle est plutôt au service des propriétaires et des dominants ! Ils nous le répètent sans cesse, les riches sont persécutés par les pauvres ! Derrière une salutaire critique de l'hypocrisie morale et de l'insupportable moraline (initiée par les "moralistes français" comme La Rochefoucauld), il y a quand même là de quoi justifier, comme jamais depuis Aristote, inégalités et domination, même déguisées en méritocratie et dépassement de soi. De plus, cette dénonciation d'une morale trompeuse la réduit abusivement à ce qui nous empêcherait de jouir et bride notre instinct ou volonté de puissance.
L'amusant, c'est de constater que son rejet de l'idéal et de la morale ne fera qu'aboutir à un autre idéal, une autre morale négatrice. En effet, derrière la dévalorisation de toutes les valeurs dont il est l'aboutissement, le nihilisme se dévoilait comme la négation de la vie au nom de l'idéal (platonicien) ou de valeurs supérieures, comme si elles n'étaient qu'un obstacle à une affirmation positive de la vie, à laquelle il suffirait de laisser libre cours. C'est bien sûr une illusion dogmatique, et, l'inversion des valeurs au profit de la vie ne se résumera finalement qu'à tout réduire à des valeurs (qui valent pour la volonté - de puissance) et n'en garder que la supériorité, l'effort pour se dépasser qui ne prend sens qu'à pouvoir regarder les autres de haut. Du coup, il ne fait que répéter la promesse du crucifié (auquel il s'identifie à la fin) en reconstituant un idéal de vie héroïque qui transfigurerait l'existence, ce qui dévalorise tout autant la vraie vie, vie quotidienne renvoyée au néant, dans un nihilisme encore plus radical sous ses apparences hédonistes d'une vie débordante (d'ailleurs un fragment de 1887 le confirme : "Je n’ai osé que récemment m’avouer qu’au fond, j’ai toujours été nihiliste"). On peut opposer à cet idéal héroïque inatteignable, la simple beauté du geste quotidien, dans son humanité, qui suffit à donner sens et valeur à nos vies.
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