Trous noirs dans le principe de précaution

Des trous noirs en laboratoire, Bernard Carr et Steven Giddings, Pour la Science, 332, juin 2005

trou noir On envisage la production de minis trous noirs par collisions de protons dans le prochain accélérateur de particules LHC (Large Hadron Collider à Genève, on dit collisionneur maintenant car on fait entrer en collision des particules accélérées en sens contraire. Les hadrons sont des particules sensibles à l'interaction forte, comme les protons, les neutrons ou les mésons). Ce serait passer un seuil, une nouvelle frontière, la dernière peut-être, mais il faut souligner du même coup les incertitudes de l'expérience, en particulier l'impossibilité d'évaluer véritablement les risques, même si un accident est effectivement très improbable a priori ! Comme le disent les auteurs de cet article :

"La perspective de produire des trous noirs sur Terre peut sembler insensée. Comment être sûr qu'ils vont bien se désintégrer en toute sécurité, comme le prédit S. Hawking, plutôt que de continuer à croître et, in fine, engloutir toute notre planète ? Au premier abord, cette inquiétude semble justifiée, d'autant que certains détails du raisonnement initial de S. Hawking peuvent être erronés, en particulier la destruction de l'information. Un raisonnement fondé sur les principes généraux de la physique quantique montre cependant que les trous noirs microscopiques ne peuvent être stables : ils sont pas conséquent sans risques. Une concentration d'énergie de masse, ce qu'est une particule élémentaire, n'est stable que si une loi de conservation interdit sa désintégration (par exemple, la conservation de la charge électrique et du nombre baryonique, qui assure la stabilité des protons tant qu'il n'est pas violé). Il n'existe pas de telles lois de conservation qui stabiliseraient un trou noir microscopique. Par conséquent, les petits trous noirs vont rapidement se désintégrer, en accord avec la seconde loi de la thermodynamique.

De fait, un argument empirique corrobore l'hypothèse selon laquelle une usine à trous noirs ne présenterait aucun danger. Des collisions très énergétiques comme celles qui auront lieu au LHC ont déjà eu lieu dans l'Univers primordial et se produisent même aujourd'hui, lorsque des rayons cosmiques de très haute énergie percutent l'atmosphère terrestre. Par conséquent, si les collisions au LHC sont susceptibles de former des trous noirs, cela signifie que la nature en a déjà produit juste au-dessus de nos têtes." 66


Tout ceci est probable mais n'est justement que très probable puisqu'on n'est même pas vraiment sûr de l'existence des trous noirs ! On est dans l'hypothètique, ce qui ne permet donc pas d'exclure absolument l'accident, l'emballement. C'est vraiment très excitant, presqu'autant que le saut à l'élastique ! Il n'est bien sûr pas question de s'opposer à ces expérimentations qui devraient être très riches d'enseignements sur les dimensions supplémentaires de l'espace-temps, mais au moins d'attirer l'attention sur la difficulté d'application du principe de précaution dans la recherche fondamentale. Evidemment, toutes les précautions ont été prises, est-ce pourtant suffisant quand les risques sont potentiellement apocalyptiques ? Peut-on tout sacrifier à l'avancée de la science et ne vaudrait-il pas mieux tester ce phénomène d'abord dans l'espace ? En tout cas, il serait dommage de réserver ces sueurs froides aux seuls scientifiques...

Il ne s'agit pas d'effrayer les populations, juste de faire sentir la précarité de notre existence et la fragilité du savoir, ce qui constitue notre présent historique dans son actualité. Mais voyons l'état, très spéculatif, de la théorie qu'on doit en grande partie à Stephen Hawking et qui prétend nous donner le fin mot de la physique, ce qu'il appelle même "la pensée de Dieu" :

"En prenant conscience que les trous noirs peuvent être petits, S. Hawking s'est interrogé sur les effets quantiques qui pouvaient entrer en jeu et, en 1974, il a abouti à la conclusion que les trous noirs avalent des particules, mais qu'ils en recrachent aussi. S. Hawking a alors prédit que les trous noirs rayonnent comme un corps chaud dont la température est inversement proportionnelle à leur masse. [...] Cette émission emportant de l'énergie, la masse du trou noir tend à décroître. Un trou noir est ainsi très instable : comme sa masse diminue, sa température augmente, de sorte qu'il émet des particules de plus en plus énergétiques - il maigrit donc de plus en plus vite.

Quand le trou noir a fondu jusqu'à atteindre une masse d'environ 1000 tonnes, les jeux sont faits : en moins d'une seconde, il explose avec l'énergie d'une bombe nucléaire d'un million de mégatonnes. Le temps que met un trou noir à s'évaporer est proportionnel au cube de sa masse initiale. Pour un trou noir d'une masse solaire, c'est une durée inobservable, 1064 ans [...]

Les travaux de S. Hawking ont constitué une grande avancée conceptuelle, car ils regroupaient trois pans bien distincts de la physique : la relativité générale, la théorie quantique et la thermodynamique. Ce fut aussi un pas en avant dans l'élaboration d'une théorie quantique de la gravitation. Même s'il s'avère un jour que les trous noirs primordiaux n'ont jamais existé, les réflexions autour de ce thème se seront révélées très fructueuses.

En particulier, la découverte de l'évaporation des trous noirs a mis en évidence un paradoxe situé au coeur des difficultés qui empêchent de concilier la relativité générale et la mécanique quantique. D'après la relativité générale, l'information contenue dans ce qui tombe sur un trou noir est perdue à jamais. Cependant, si le trou noir s'évapore qu'arrive-t-il à l'information qu'il referme ? S. Hawking a suggéré qu'un trou noir s'évapore totalement, en détruisant l'information. La destruction de l'information va à l'encontre des dogmes de la mécanique quantique, et viole en particulier la loi de conservation de l'énergie, ce qui la rend peu plausible. L'alternative selon laquelle les trous noirs laissent derrière eux des vestiges est tout aussi inacceptable. Pour que ces vestiges encodent toute l'information qui aurait pu tomber dans le trou noir, il faudrait qu'ils se présentent sous une variété infinie de types [...] La nature serait catastrophiquement instable. Une troisième solution consisterait à renoncer au principe de localité. [...]

La production de trous noirs ouvrirait de nouveaux horizons à la physique. l'existence même de ces objets serait une preuve de la réalité des dimensions cachées de l'espace, dont les propriétés pourraient alors être explorées. En produisant des trous noirs de taille de plus en plus grande, les dimensions supplémentaires se manifesteront toujours davantage à travers la force de gravité ; avec un trou noir de taille comparable à celle d'une de ces dimensions, la relation entre la température et la masse d'un trou noir serait notablement modifiée. De même, si un trou noir était suffisamment gros pour recouper un univers tridimensionnel parallèle dans les dimensions supplémentaires, ses propriétés d'évaporation changeraient soudainement.

La production de trous noirs dans les accélérateurs pourrait correspondre à une fin de la quête des composants ultimes de la matière [...] L'apparition des trous noirs marquerait ainsi un tournant dans l'étude de la nature, un tournant qui devrait inaugurer l'exploration des dimensions supplémentaires de l'espace-temps."

Jean Zin 03/06/05
http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/trounoir.htm


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