L'évolution n'est pas un déploiement mais un chemin serpentant de façon contingente dans l'espace des possibles. 105
De même qu'il existe une dialectique entre l'organisme et son environnement, l'un façonnant l'autre, il existe une dialectique entre la méthode et la problématique de la science. 147
Richard C. Lewontin, La triple hélice, Seuil, 09/2003
C'est un livre contre les simplifications de la génétique et du darwinisme. Il nous montre d'abord à quel point les mots et les images nous trompent. On ne peut se passer de métaphores et d'analogies pour comprendre mais c'est aussi une source d'erreurs car la marge est faible entre l'expérience scientifique et les glissements idéologiques. Il est difficile d'avoir une pensée complexe intégrant le développement génétique (reproduction à l'identique de l'embryon) avec l'évolution darwinienne (diversification et adaptation à l'environnement), la règle et l'exception qui sont effectivement la contradiction du vivant. Les énoncés des biologistes trahissent le plus souvent les idéologies incompatibles du tout génétique ou du tout environnemental alors que l'auteur insiste sur l'imbrication des mécanismes, les organismes modifiant leur propre environnement, et sur le fait que ni les gènes, ni l'environnement ne sont complètement déterminants.
Il montre, en particulier, que les mécanismes génétiques sont encore bien peu connus et surtout qu'ils sont très sensibles à leur environnement. Un génotype ne détermine pas un phénotype, cela dépend généralement de la chaleur, de l'humidité, de contraintes mécaniques, du rôle des formes et de l'information positionnelle (du voisinage immédiat), voire d'une part de hasard plus ou moins importante. La morphogénèse n'est pas réductible à un calcul ou un programme mais intègre la contingence, la dépendance des conditions initiales et du chemin déjà parcouru. On ne peut parler non plus d'un processus d'adaptation : contrairement à ce qu'on veut nous faire croire toutes les niches écologiques ne sont pas occupées. Il s'agit plutôt d'une construction réciproque des organismes et de l'environnement. Même si on peut admettre que "l'organisme propose, l'environnement dispose", il n'y a pas un organisme d'un côté et l'environnement de l'autre car il n'y a pas d'organisme sans environnement mais surtout chaque organisme a son environnement spécifique, signifiant pour lui, champ de son intervention. C'est l'organisme qui constitue son environnement comme tel. Le concept le plus pertinent semble celui de co-évolution en dehors des extinctions de masse (mais il faudrait sans doute mieux relier les aléas de l'environnement et du temps avec l'improbabilité de l'information et la reproduction des stratégies vitales ou cognitives qui peuvent y répondre, en mémorisant leurs acquis, intériorisation de l'extériorité dans l'organisation et la diversité des formes, exploitation de l'espace des possibles).
La distinction de l'organisme et de l'environnement est donc floue et changeante. Dans l'organisme lui-même, il y a intrication des fonctions, pluralité des mécanismes régulateurs (équifinalité), de telle sorte qu'on ne peut séparer les parties du tout (il y a une stratégie globale poursuivie par une pluralité de moyens). En dehors des pathologies, il est la plupart du temps impossible d'assigner une cause unique à un effet global dans un organisme vivant. D'ailleurs "on peut définir la normalité comme l'état dans lequel aucune chaîne causale ne contrôle l'organisme" (p111). La normalité c'est la liberté !
Richard Lewontin va assez loin dans la réfutation du darwinisme en constatant qu'en dehors d'évolutions quantitatives comme celle de la taille ou des différences de chronologie du développement (néoténie ou maturation accélérée), il faut plusieurs mutations pour modifier qualitativement les capacités d'adaptation, ce qui est très improbable (ce à quoi François Jacob répondrait qu'il s'agit la plupart du temps d'un bricolage, de la réutilisation de fonctions déjà existantes et donc viables, non pas de mutations aléatoires mais un déplacement d'une séquence de gènes. Le rôle des virus est encore très sous-estimé, pouvant apporter des fonctions nouvelles, des sauts qualitatifs, des mutations brusques et non pas progressives. Il y a en tout cas plusieurs niveaux de mutations).
Le temps nécessaire pour qu'une mutation se produise et atteigne une prégnance suffisamment élevée pour avoir une influence sur le processus de sélection est du même ordre de grandeur que la durée de vie d'une espèce, soit environ 10 millions d'années. 108Cette salutaire critique épistémologique insiste sur la nécessité de ne pas confondre "causes et agents" (p123) en prenant pour exemple les progrès de l'espérance de vie qui ne serait pas tant le fruit de l'hygiène et de la médecine mais d'une meilleure alimentation et d'un meilleur niveau de vie. Il faudrait donc distinguer dans les épidémies les agents pathogènes des véritables causes qui sont sociales (en particulier en Afrique p124). Comme le dit un slogan, "on ne meurt pas de froid, on meurt de la misère" et du manque de solidarité.
Tout cela n'empêche pas l'auteur de tomber lui-même dans les pièges qu'il dénonce lorsqu'il se demande par exemple si le petit doigt n'a pas eu une plus grande utilité dans le passé alors qu'il semble bien que ce soit un caractère purement génétique qui produit des structures à 5 branches. Il suffit donc que le petit doigt ne soit pas trop gênant ! D'ailleurs la fin du livre, qui tente de dépasser le négatif de la critique afin d'en tirer des conséquences positives pour la recherche se révèle bien décevante. La biologie a encore beaucoup de progrès à faire, on n'en est qu'aux balbutiements, mais la leçon qu'on peut en tirer, c'est qu'on ne se délivre jamais tout-à-fait des métaphores, erreurs et simplifications de nos représentations, de nos grilles de lecture. On ne sort jamais complètement de la débilité mentale et il est très difficile de ne pas dire des bêtises. Il vaut mieux le savoir et renforcer notre vigilance contre nos préjugés, autant que faire se peut... C'est le lent cheminement de la science où chaque pas nous est compté.