L'enjeu politique de la théorie de l'information


Nos sociétés subissent une mutation majeure encore mal comprise. Nous sommes submergés par l'information, les réseaux et les technologies numériques qui ont profondément transformé nos vies et les modes de production, accélérant la mondialisation et modifiant les questions politiques, notamment la question des régulations (avec toute une période de "dérégulation"). La domination des marchés et le néolibéralisme que nous subissons depuis 25 ans, ne sont pas le retour au libéralisme originel, comme on le croit trop souvent. La théorie de Hayek, qui sert de référence depuis l'échec des politiques de régulation keynésiennes (sombrant dans la stagflation après la crise pétrolière), diffère profondément des anciennes théories néoclassiques de l'équilibre et de l'optimum puisque le néolibéralisme se construit sur le caractère imparfait de l'information et non plus sur l'hypothèse d'une concurrence parfaite. Ce caractère imparfait de l'information, rencontré depuis toujours par le renseignement militaire, va de la simple dissymétrie de l'information et de la rationalité limitée jusqu'au marketing (propagande) ou la théorie des jeux (stratégie). C'est au nom de cette théorie de l'information et de l'auto-organisation, de la complexité et de l'ordre spontané "naturel" que toute régulation est assimilée au totalitarisme ("La route de la servitude", "La présomption fatale", ouvrages de Hayek voulant nous persuader que nous ne pouvons comprendre notre monde, encore moins le diriger). Il y a un paradoxe pourtant à se servir du concept d'information (certes toujours imparfaite) pour nous persuader qu'on ne pourrait tirer aucune conséquence d'informations répétées sur les désastres annoncés, ni donc corriger notre action à temps comme si nous n'avions aucune idée de ce qui nous attend. De même c'est au nom de la liberté qu'on prétend ne pouvoir rien faire (There Is No Alternative disait Tatcher qui se référait constamment aux théories d'Hayek). Cela nous semble contradictoire puisque l'information suppose la rétroaction, et la liberté (du citoyen) l'action (politique).

Les conséquences d'une mauvaise compréhension de la portée des concepts d'information et de régulation sont donc considérables, aussi bien sur le plan politique (biopouvoir et libéralisme) que dans les domaines économique, écologique, scientifique, éducatif, médical. La confusion théorique se traduit dans les pratiques effectives des régulations sociales. Une clarification de ces concepts semble indispensable pour fonder une régulation souple et vivante basée sur l'autonomie et la rétroaction, d'autant plus que c'est seulement par l'information que peut se tisser au niveau planétaire une coopération sans violence.

Sans confondre la société avec un corps, on peut croyons-nous réfuter le libéralisme, le laisser-faire, l'individualisme sans système social ni référence à la biosphère, et ceci tout autant que le totalitarisme volontariste et violent outrepassant nos limites et détruisant la complexité des équilibres et des différenciations locales. Les règles d'une bonne gouvernance impliquent de mobiliser des citoyens autonomes sur des objectifs partagés et de mettre en place des régulations prudentes mais décidées, régulations se réglant par rétroaction sur leurs effets plutôt qu'un volontarisme aveugle et destructeur. S'il faut connaître la limite de nos pouvoirs, ce n'est pas pour ne rien faire mais pour donner aux acteurs un peu plus d'autonomie ainsi qu'à nos remèdes un peu plus d'efficacité.

L'imperfection de l'information est réelle, il ne faut jamais l'oublier. C'est bien ce qui oblige à corriger le tir en permanence grâce à de nouvelles évaluations. C'est le principe même des régulations, de la rétroaction, du simple thermostat. Pas d'action sans évaluation ni contrôle, ce n'est certes pas le plus facile. On ne peut se fier à la bonne volonté. On devrait au contraire toujours penser que ça ne va pas marcher comme on le voulait pour intégrer la marge d'erreur et de friction dans l'action. Il faut donc opposer une systémique écologiste, des finalités humaines préservant notre avenir, aux théories de l'équilibre naturel, d'un progrès subi, d'une course en avant sans direction ni limite, d'un libéralisme ne profitant qu'aux plus favorisés et qui n'est pas durable, livré à une entropie galopante. Si l'information peut avoir un sens, c'est de conduire à l'action et sa correction afin de permettre une régulation conforme à nos objectifs et se protéger de l'extérieur dans son imprévisibilité. Ainsi, il n'y a pas de marché sans Etat ni régulations. Ce n'est pas un phénomène naturel ni spontané comme on peut le prétendre, mais toujours encadré. L'information est certes toujours imparfaite mais on ne peut l'ignorer pour autant, se réfugier dans l'inconscience et l'irresponsabilité, comme nos modernes sophistes, sous prétexte qu'on peut toujours se tromper. On ne peut se fier non plus, et pour les mêmes raisons, à une gouvernance extérieure par de prétendus experts, à une gestion technique des populations, dont il faudrait au contraire développer l'autonomie, la réactivité pour mobiliser l'action au service d'objectifs construits démocratiquement et corrigés sans cesse face à leurs dérives ou bien à leurs effets pervers, en tenant compte des réalités locales et des urgences du moment. Les régulations par objectif et rétroaction aux informations sont une alternative à la violence régulatrice, hiérarchique et centralisée, de l'ère énergétique. Les entreprises y sont confrontées déjà, plus ou moins maladroitement, car le travail consiste de moins en moins en dépense d'énergie, travail de force, travail forcé, pour se réduire à la "résolution de problèmes" exigeant investissement personnel, initiative et autonomie du travailleur.

Du signal physique analogique à l'information numérique et biologique

L'histoire détaillée de la "théorie de l'information" suggère que la confusion entre "ordre naturel" et régulation s'origine historiquement dans la confusion du signal physique et de l'information biologique, confusion qu'on retrouve entre les phénomènes analogiques et numériques, comme dans l'assimilation pure et simple de l'information à l'entropie. Les travaux de Henri Laborit ou Ernest Lawrence Rossi suggèrent pourtant qu'on doit plutôt opposer le caractère spécifiquement biologique de l'information et des régulations par rapport aux phénomènes physiques de transmission, d'entropie, de rapport signal/bruit et d'auto-organisation. Il faut distinguer flux et signe, l'information se caractérisant par son absence de toute proportionnalité entre l'effet et la cause, contrairement à l'énergie, ainsi que par le fait de renvoyer à autre chose qu'elle-même et donc par sa capacité de reproduction ou de transduction. L'écologie et la systémique ont bien affaire à une régulation des flux, mais par l'intermédiaire d'informations échangées plus que de rapports de force ou de lutte pour la survie comme en témoignent les co-évolutions d'espèces complémentaires. Cette clarification semble indispensable pour passer d'une économie libérale destructrice à des régulations écologiques prenant en compte les informations disponibles, dans leur imperfection, pour corriger le tir constamment et ne pas se laisser faire, ne pas laisser nos conditions de vie se détériorer ni faire n'importe quoi aveuglément.

L'enjeu est ici de bien distinguer la communication et l'information elle-même : d'une part ce qui relève d'un flux continu analogique (Wiener), signal physique, et d'autre part ce qui relève de l'information discontinue numérique (Shannon), signe codifié. Les deux notions ne sont pas sans rapports, bien évidemment, et partagent notamment les problèmes de l'entropie et du bruit. On peut déjà remarquer cependant que du côté des processus continus on a affaire à une perte, une diminution du signal, son brouillage, alors que du côté de la transmission numérique ce qu'il faut traiter c'est l'erreur, avec beaucoup moins d'entropie grâce aux corrections d'erreur par redondances cycliques (CRC). La véritable révolution est numérique, comme chacun le sait aujourd'hui. Le caractère discontinu de l'information est ce qui lui donne son caractère signifiant, décisionnel, par sa capacité à déclencher une réaction conditionnelle (répondre par oui ou par non), mais aussi par sa capacité à se reproduire à l'identique. L'information se distingue complètement comme signe de la force brute ou de l'énergie, son effet est sans commune mesure avec une puissance matérielle, ce n'est pas une violence physique qui l'impose à tous. Pour transmettre une information numérique on a besoin malgré tout d'une porteuse continue (ou quasi-continue), d'une substance matérielle, physique, support sur lequel se découpent les éléments significatifs selon un codage de l'information en unités discrètes (phonèmes ou bits).

Il y a donc bien une théorie de la transmission du signal qui est l'application de l'entropie à la communication. Cette théorie du signal est fondamentale par elle-même puisqu'elle concerne aussi la portée des forces physiques qui ne sont pas infinies et ne se propagent pas dans le vide mais traversent un univers bruyant, agité et perturbant, le rapport signal/bruit diminuant toujours avec la distance. Un bruit de fond peut aussi par sa permanence structurer des phénomènes dynamiques instables amplifiant un signal infime. Ce sont des phénomènes physiques dont il faut tenir compte.

La théorie de l'information est tout autre chose, théorie statistique de l'improbabilité et de la redondance (quantité d'information) mais surtout théorie de l'adaptation, de la sélection, de la décision, de l'apprentissage, de la signification, de l'erreur, de la correction, du pilotage, du vivant et du langage. L'information comme signe renvoie toujours à autre chose qu'elle-même, un sens pour quelqu'un. Il n'y a pas d'information sans récepteur pour lequel elle prend sens et influe sur son action. On ne gagne rien à mélanger les deux théories même si la théorie de l'information doit inclure la théorie de la communication, comme la biologie doit se construire sur la physique et la chimie. Il faut distinguer la réaction physique purement mécanique (automatique) de la rétroaction biologique (conditionnelle). L'information est un élément originellement biologique. Pour Rossi "la vie est une qualité de la matière qui surgit du contenu informationnel inhérent à l'improbabilité de la forme", c'est-à-dire par la capacité à faire face à l'imprévu, s'adapter à un monde incertain. Grâce à l'information il y a non seulement beaucoup moins d'erreurs mais une portée sans commune mesure de la communication et de sa reproduction, une persistance de la vie, son foisonnement, son évolution, sa complexification malgré l'entropie physique et l'indétermination quantique ou phénoménale. Les mondes physique et biologique s'opposent complètement, mondes des causes et de l'entropie d'un côté, monde des fins et de la reproduction de l'autre, même si un signal continu peut constituer une information pour nous (une mesure discontinue) et que l'indispensable indétermination du monde à la base de l'information et de la vie est bien d'origine physique. Pas d'information, en effet, sans indétermination puisqu'une information se définit par la réduction de l'incertitude, mais pas d'information sans rétroaction non plus, souvent imprévisible, orientée vers une fin, une régulation. Une information insignifiante dont on ne fait rien n'est pas une information. L'information c'est la contingence, la liberté, l'intériorité, le savoir, la décision, la rétroaction, l'intentionnalité, le désir, le projet, le sens, l'existence, l'organisation, la vie, alors que la communication tout comme les systèmes dynamiques sont entièrement du domaine des causes mécaniques. A l'opposée de l'énergie , l'information a la propriété essentielle de renvoyer à autre chose qu'elle-même, à son caractère indirect de signe découplant complètement l'énergie de l'information et donc toute proportionnalité entre l'énergie de commande souvent infime et l'énergie de puissance mobilisée.

Ces précisions doivent permettre de comprendre qu'il n'y a de véritable information, feed-back, rétroaction, qu'au niveau d'une régulation de nature biologique, d'une "rétroaction conditionnelle" (qui peut être biochimique, individuelle, sociale ou automatisée). La biochimie est une chimie conditionnelle, liée à des "récepteurs" spécifiques, et comparable dans le principe au fonctionnement d'un transistor ou d'un servomécanisme auto-correcteur. On ne peut mettre sur le même plan la régulation des flux d'un bassin par équilibration hydraulique et la régulation systémique d'un organisme, inséré dans son environnement, par circulation d'informations chimiques ou symboliques. Les libéraux qui croient pouvoir assimiler l'équilibre de marchés soi-disant auto-régulés à une régulation biologique prétendent nier pourtant la capacité d'apprentissage et d'organisation, le rôle de l'information et de la rétroaction inséparables de tout phénomène vivant. Les notions d'auto-organisation et de régulation sont un enjeu politique essentiel dans de nombreux domaines : économie, écologie, médecine, etc. Ce pourquoi il est crucial de distinguer les phénomènes dissipatifs, stabilités dynamiques spontanées mais purement mécaniques, d'une vie orientée vers sa perpétuation, habitée par le dur désir de durer, capable d'apprendre et de maintenir son homéostasie, intervention de la finalité dans la chaîne des causes.

Distinguer dans la communication ce qui relève de la transmission ou de l'information est un préalable, même si ce n'est pas toujours facile, pour comprendre le passage de la société énergétique et violente à la société de l'information et de la coopération. Dans l'information, définie par son improbabilité et son caractère de signe, il faut distinguer aussi ce qui relève de la grammaire (code, média, redondance improbable, signifiant), de la sémantique (émetteur/récepteur, contexte commun, question, commande, signifié) et de la pragmatique (précision,  pertinence, valeur, efficience, intensité, émotion, décision, réaction conditionnelle, sélection, correction, signification).

Là encore il faut prendre garde à ne pas mettre au même niveau ce qui relève du langage ou de la communication biologique. La parole ne se réduit pas à une boucle de régulation. Avec le langage une nouvelle rupture s'opère, un changement de niveau, basé certes sur l'information, comme le biologique est basé sur la chimie, mais comportant son efficace propre, imposant ses structures à nos représentations ainsi que son exigence d'universalité et de réciprocité tout en apportant une bien plus grande souplesse et inventivité, l'histoire accélérant considérablement l'évolution. Donner toute son importance au concept d'information doit amener aussi à en limiter strictement la portée. Il faut rendre à la nature ce qui relève du domaine des causes et des structures dynamiques, appliquer le concept de signe, d'information et de finalité à tout ce qui est vivant, réservant au domaine de la parole et de la culture ce qui relève du projet humain, de la politique et de l'histoire. Ce n'est pas parce que nous passons de l'ère de l'énergie à celle de l'information que tout se réduit à l'empire des signes, mais la parole plus encore que la simple information est un instrument de régulation d'une puissance incomparable, sans commune mesure avec les régulations mécaniques ou énergétiques. La nécessité d'une régulation écologique à l'ère informationnelle reste entière, devant prendre en compte toutes ces dimensions matérielles, biologiques et sociales, sans tout réduire à l'information ni ravaler l'homme au rang de moyen, simple variable d'ajustement ou facteur de perturbation, alors qu'il en est l'acteur historique dont dépend la vérité de l'être et l'humanité dont il témoigne pour les générations à venir ; question du sens restée ouverte et qui nous est posée à tous, à laquelle chacun répond dans la plus grande incertitude et dont nous sommes responsables devant nos proches comme devant l'histoire. Les dimensions politique et sociale du langage, de la culture et du sens sont absolument essentielles. Le système ou l'économie ou la nature même, c'est ce qui reste quand la société a perdu sa raison d'être, ses prétentions politiques, quand elle n'est plus humaine et n'a plus de sens.

On peut consulter la thèse monumentale de Jérôme Segal sur l'histoire de la théorie de l'information qui doit sortir en 2003 chez Syllepse :
http://www.mpiwg-berlin.mpg.de/staff/segal/thesis/

Jean Zin