Avec mon demi-siècle, on peut dire
que je reviens de loin déjà, d'une enfance catholique qui avait
encore un parfum de XIXè siècle et de péché,
d'une sexualité coupable et honteuse. La pornographie est apparue
dans le sillage de Mai 68 et de la libération sexuelle, au début
de mon adolescence mais cela ne m'a jamais intéressé. Je ne
suis pas porté sur le porno. J'y ai toujours éprouvé
du dégoût pour la mécanique et l'ennui de la répétition.
Le seul film que je connaisse qui prenne le sexe
au sérieux et se situe à la hauteur du sujet, c'est "l'Empire
des sens". Il y en a sûrement d'autres mais je ne suis pas assez motivé
pour les découvrir. Le sexe n'a jamais eu une très grande place
dans ma vie, sauf par poussées, et je n'ai jamais eu à payer
les services d'une prostituée par exemple (ce qui ne m'empêche
pas de les défendre). Je ne vais pas prétendre pour autant
être vierge et asexué, renier par décence mon appétit
et mes emportements. Ce serait mutiler notre condition qui est bien celle
d'un être sexué, pour qui le sexe a une importance qu'on peut
trouver démesurée, comme Freud y a insisté lourdement
et ce qui en a scandalisé plus d'un déjà. Notre époque
exige de nous, avec raison, qu'on reconnaisse toute l'étendue de nos
préoccupations sexuelles effectives, sans vouloir tout y réduire (on peut
aussi s'en passer mais c'est plus rare). Je l'ai toujours admis intellectuellement mais je dois
dire que plus le temps passe et plus je reconnais à la jouissance
sexuelle sa juste valeur, ce qui la rend précieuse pour les rapports
humains (tout comme chez les bonobos !) Dans ma jeunesse vieille j'idéalisais
trop l'amour et j'avais peur d'une jouissance débridée qui
ne respecterait pas les conventions et pourrait heurter la femme aimée,
lui déplaire ou l'effrayer, la prendre pour objet. Je voulais faire preuve de retenu (sublimer).
Depuis j'ai appris à apprécier comme un don du ciel l'abandon
à l'ivresse des corps partagée, offrant chacun à l'autre
nos désirs et notre jouissance dans une sorte d'éternité
; qui s'épuise si vite pourtant et retourne tristement aux petites
affaires et aux mornes habitudes (post coitum animal triste). La plupart
des sociétés sont organisées sur les rapports sexuels
et les liens de parenté qui en découlent, mais la culture est
une contre-nature, c'est une logique d'alliance à vie, on ne peut
fonder une société sur la jouissance sexuelle dans son inconstance.
C'est un fait qui pose problème au fondement de l'ordre social qui
n'est pas l'individu isolé et reste la famille encore. La destruction
de la famille patriarcale n'est pas achevée et la résolution
de la question reste incertaine mais il n'y a pas que du négatif,
de même qu'il n'y a pas que du positif dans la libération. Ne
pas rejeter notre part sexuelle ne peut pas vouloir dire s'y réduire
en laissant aux commandes nos pulsions les plus immédiates. On peut
vouloir protéger l'intimité de ses ivresses, qui ne sont pas
destinées aux regards (et deviennent obscènes pour un regard
extérieur), sans les refouler pour autant. Je garde donc une certaine
prévention envers le porno, mais je n'en nie pas l'attrait et surtout
on n'a plus besoin de s'y intéresser pour en être inondé,
sans doute pour longtemps. On imagine difficilement sa disparition de notre
monde. Il faut en prendre acte et le comprendre car ce n'est pas du tout
marginal même s'il est difficile d'en parler et même scabreux...
Le porno est partout, c'est l'activité dominante sur Internet. Conséquence
inévitable de la
libération sexuelle et, paradoxalement,
de la libération de la femme, on ne peut le réduire à
une image dégradante de la femme traitée en objet de plaisir (il y a d'ailleurs un porno gay).
On peut même penser que le porno le plus courant est de moins en moins
dégradant, de plus en plus naturel et déculpabilisé.
Il y a encore beaucoup d'horreurs dans ce qui est un symptôme de la
solitude et de la misère sexuelle mais il n'y a pas plus de véritables pervers
qu'avant et on peut remarquer aussi que le porno accélère les
mélanges et l'unification de l'espèce humaine, au même
titre que le sport, en nous familiarisant avec les types physiques les plus
éloignés des nôtres. Il faut tenir compte de cette invasion
et lui donner sens, reconnaître la prégnance sexuelle des images,
leur caractère complètement générique, reproductible
et communicable témoignant de notre soumission aux signes, notre part
de stupeur animale et d'emballement des humeurs auxquels il est si bon de
succomber. Ce qui émerge au-delà de l'annulation de toute parole,
c'est la jouissance féminine longtemps réprimée, en
même temps que s'installe le nouveau matriarcat des familles recomposées,
dans l'inconsistance la plus totale.
La question n'est plus d'assumer ou non sa part sexuelle mais qu'on ne peut
plus l'ignorer dans une société libérale qui flatte
nos pulsions primaires et laisse libre cours à une pornographie envahissante
qui tape en dessous de la ceinture, là où c'est sensible. Le
porno fait désormais parti de notre quotidien, sur nos murs, à
la télé et surtout sur Internet. On est inondé par les
spams de sites pornos. Impossible de ne pas voir, pas besoin d'aller chercher,
tout au plus céder parfois à la tentation. Cette
invasion
du sexe doit d'autant moins être prise à la légère
que c'est effectivement ce qui choque le plus les populations islamiques
qui sentent bien que la libération des femmes ouvre la voie à
la religion du sexe, car passés les bornes, il n'y a plus de limites
! C'est bien le patriarcat qui est en jeu. Il y a une solidarité effective
entre marché, démocratie libérale et libération
sexuelle, au-delà du marché du sexe. Une démocratie
laïque fondée sur les citoyens et non sur un pouvoir divin se
constitue originellement contre la famille et l'autorité patriarcale
qui est perdue en même temps que la transcendance de la Loi. La libération
de la femme commence avec le droit de vote, si ce n'est le droit au travail
et donc au revenu, pour s'achever avec la pillule et l'avortement. On ne peut guère séparer libération
de la femme et libération sexuelle, même si beaucoup le voudraient.
La pornographie fait partie du lot, c'est ce dont il faudrait se rendre compte.
La question qu'on doit se poser, c'est celle de la place du porno et du sexe
dans nos sociétés occidentalisées, faits de société
relativement souterrains mais massifs et touchant à notre reproduction
sociale. Contrairement à ce qu'on s'imagine, ce n'est pas une manifestation
du patriarcat mais de son déclin. Les images de machos ne sont plus
que des poses, les mâles triomphants se font de plus en plus rares.
Même si beaucoup de femmes voudraient l'interdire, le porno est un
symptôme de la libération sexuelle et de la libération
de la femme ; il accompagne le retour au matriarcat qui est déjà
effectif dans les familles recomposées dont tous les enfants ne sont
pas du même père (mais portent le nom de la mère). Il
ne faut peut-être pas tant s'alarmer de ce déferlement pornographique
auquel on est déjà bien habitué que d'en prendre acte
et de l'assumer, dans son dénuement.
Parler du porno ce n'est pas parler du marché du sexe mais
de représentation et de communication. On parlerait d'art si c'était
un peu mieux ! On y viendra sans doute, tout ne va pas toujours au pire.
On peut voir déjà se dessiner des évolutions positives
vers des petites historiettes assez plaisantes (il y a encore beaucoup de
progrès à faire) plutôt que des poussées vers
l'extrême ou le dégradant (qui existent aussi car la jouissance
reste toujours perverse et liée à l'interdit comme en témoigne
la psychanalyse). Reste qu'il faut savoir faire avec tout ce qu'on nous met
sous le nez et que ce n'est pas si simple, entre dénégation
et vantardise. On doit remarquer en premier lieu que si le sexe occupe une
part importante de nos techniques de
communication, c'est que le sexe renforce
la manipulation de l'information pour guider la rencontre et la reproduction.
C'est déjà la dictature de l'apparence (chants des oiseaux,
plumages éclatants, bel habit et maquillage, muscles gonflés
ou les yeux doux). Les odeurs sont importantes (phéromones) mais
la vue semble prépondérante pour l'espèce humaine. Le
sexe c'est d'abord une image des corps, ce que Lacan appelait l'imaginaire,
l'image dans le miroir. La
signification du phallus
c'est de représenter l'objet qui manque dans l'image de l'autre,
représentation imaginaire du manque de l'autre et du désir
de combler ce qui lui manque pour jouir de sa jouissance. Le porno détache
l'image de la présence du désir de l'autre tout en gardant
une partie de sa puissance suggestive ensorcelante. On peut y voir une expérience
d'éthologie humaine. C'est ce qu'il faut reconnaître, notre
part de stupeur animale qui est de fascination des signes et des images.
C'est par cela même qu'Internet peut répandre le porno car c'est
une communication de signes, de prégnances animales et culturelles
capables de capturer le désir, de le séduire. Le sexe, c'est
la communication de la séduction (plus ou moins raffinée).
La puissance du porno est d'en transmettre l'excitation, avec un pouvoir
de répétition à l'infini, d'un simple clic de souris.
Il ne faut pas négliger la part des humeurs et déséquilibres
nerveux, innés ou acquis dans les épreuves de la vie, les inégalités des organismes. Les
hormones
on leur rôle dans le caractère plus ou moins irrépressible
du sexe (dont la satisfaction est pourtant toujours à portée
de main, la jouissance solitaire de l'idiot). Les activités et préoccupations
sexuelles doublent la production de dopamine, un peu comme la cocaïne,
on peut donc assister, comme avec toutes drogues à une accoutumance
par excès ou, côté remède, à une compensation
de déficits préalables, en tout cas une dépendance du
sexe. Sans tomber dans l'obsession, tous les médecins vous le dirons
de nos jours, une activité sexuelle régulière est gage
de bonne santé. Il y a un retournement considérable depuis
Freud dans cette valorisation de la part animale qui était réprimée
depuis si longtemps par le patriarcat et chargée d'interdits au fondement
des cultures. On doit considérer comme un progrès de reconnaître
la part du corps, la part de chimie du cerveau, et même l'utilisation
du sexe comme traitement tantrique, pourquoi pas, à condition de ne
pas réduire l'amour et les rapports humains à des humeurs secrètes
alors que nous nous parlons et devons toujours trouver un sens au joui. Ce
sont paroles d'amour qui sont aussi affaires de communication et de rendez-vous
manqués. Ce que l'effet du porno montre expérimentalement, c'est
que l'instinctuel n'est pas un flux matériel accumulé mais
une réaction déclenchée par une information spécifique
ou une image typée (prégnance) même en l'absence d'encouragement
d'un partenaire en chair et en os. C'est une boucle de rétroaction
positive qui se déclenche à la vue d'attributs sexuels ou du
plaisir de l'autre, jusqu'à la transe sexuelle. L'embêtant
c'est que cet enthousiasme est lié à nos hormones et il ne
reste presque rien de nos emportements une fois qu'on a tiré son coup,
épuisé ses cartouches, côté mâle du moins
car le sexe féminin ne débande pas si vite, comme s'il en redemandait
encore ("quand c'est toi qui dit oui, quand c'est moi qui dit non"). Mais
alors qu'on était prêt à mourir pour elle, pour la pénétrer
encore et s'y perdre, alors qu'on voulait que cela dure toujours, rapidement
le désir se détache et va voir ailleurs ou s'endort. On ne
peut rester toujours à s'aimer dans un
conjungo sans fin (Lacan, L'Etourdit). On pouvait craindre que cette toxicomanie
sexuelle générée par la levée des tabous et de
la répression des sexualités ne renferme chacun dans sa chambre
et participe à l'éloignement du politique et des luttes sociales.
On va voir que cela pourrait aussi y ramener.
En effet, il semble bien que l'accumulation des corps exposés
sur Internet pousse vers une certaine
universalisation où
se mélangent black and white, asiatiques, latinos. Il y a comme une
proclamation à l'égalité des corps, assurés du
désir de l'autre. On peut même déceler un effacement
progressif des notions de beauté ou de laideur, car tout semble bon
pour renouveler l'expérience d'un désir générique.
Dans ce grand bordel, on voit bien que ce qui nous constitue comme espèce,
c'est bien la reproduction, les rapports sexuels. Il faut bien sûr craindre
l'argent qui pervertit tout dans une marchandisation des corps trop souvent
pitoyables, mais le porno gratuit est bien assez abondant, rien ne justifie
d'y dépenser ses sous.
Il faut dire qu'au-delà des plaisirs qu'on peut y trouver, il y a
un effet de révélation et un trésor dans tous ces corps
exposés dans leur épanouissement, révélation
de leurs
diversités et de leurs séductions, maigres,
potelés, jeunes, mûrs (découvrir qu'une femme âgée
peut être si désirable), toute la palette des jouissances féminines
(enjouées, tendres, profondes, avides, débordantes, tonitruantes),
toutes sortes de sexes, de seins, de styles. Il y a dans le porno un potentiel
de connaissances sur les innombrables anatomies et la diversité humaine.
J'écarquille les yeux devant tout un monde qui se découvre
et que j'ignorais. Ainsi, je dois avouer que je n'imaginais pas possibles
les sexes énormes qu'on voit sur les sites spécialisés.
Ce n'est pas que ça me tente mais tout cela confirme plutôt
que peu importe la forme, la taille, la couleur, seul compte la
rencontre
des désirs. On ne rend pas justice aux femmes en les accusant de
simulation, ce qui est très exagéré (en dehors du porno
du moins) alors qu'elles font monter la sauce, devancent l'appel, participent
à l'action, encouragent les initiatives, donnent corps au fantasme.
Cela confirme simplement que ce dont on jouit, c'est de la jouissance de l'autre, du
signe bien plus que de l'organe et du corps qui y participe, homme ou femme,
homos ou hétéros.
Le plus inquiétant sans doute dans le porno
c'est la question de la
jouissance féminine qu'il pose, par
le mauvais côté (celui du mâle). Le porno ouvre sur un
monde où les femmes jouissent du sexe de l'homme. Certaines féministes
diront que c'est un pur fantasme mais on a quand même l'impression qu'il
y a effectivement de plus en plus de femmes qui revendiquent une jouissance
sans complexe. Peut-être que dans les pratiques cela n'a pas tellement
changé mais au moins dans les représentations. Qu'une femme
puisse aimer "sucer une bite" pour le dire comme il faut, passait jusqu'à
très récemment (jusqu'à Bill Clinton!) pour une horreur,
de la très vulgaire propagande machiste, alors que c'est maintenant
de l'ordre de l'évidence admise par tout le monde (Clinton n'a pas
été accusé d'avoir forcé sa stagiaire à
un acte dégradant), de même qu'on ne comprend plus du tout
désormais pourquoi les femmes n'auraient pas autant de jouissance
que les hommes quand elles font l'amour, puisée aux sources de l'ébranlement
sexuel.
La sexualité est intégrée dans notre quotidien,
omniprésente dans les médias, elle fait partie de notre hygiène,
tous sexes confondus ! Il faut s'y faire mais en perdant son mystère
on peut dire que la sexualité se désexualise en devenant plaisir
partagé entre égaux plutôt qu'énigme de la rencontre
de l'Autre. Au moment où la jouissance féminine s'affirme comme telle,
elle perd sa féminité pour rejoindre la jouissance de son partenaire.
Cette banalisation de la jouissance féminine n'est pas sans produire
des remises en question radicales, brouillant les interdits, le malentendu
multipliant sans doute les agressions sexuelles et remplissant les prisons de
délinquants sexuels qui forment depuis peu le gros des détenus, avec les toxicomanes.
Ce sont les ratés de la libération sexuelle, les exclus de l'amour,
les victimes de la civilisation des moeurs ; des pauvres et des perdants en
tout cas. Malgré ces incarcérations de masse, il semble que
revienne constamment en sourdine l'utopie du marquis de Sade ("Français encore
un effort...") d'une
démocratie sexuelle, d'un droit à
la jouissance des corps, retour de la communauté des femmes du communisme
originaire. Pur fantasme à n'en pas douter d'une Loi qui ordonne la jouissance, mais qui insiste et se
transmet par la bande, par le porno justement.
En face, l'autre fantasme, tout aussi exagéré, c'est la crainte
de l'écroulement de tout ordre social et la fin de toute parole. Si
les mères cèdent à la jouissance, elles ouvrent la porte
à la confusion des noms (des relations de parenté) et à
tous leurs démons, nous laissant à la merci de leurs caprices,
sans Loi ni Père en ultime recours pour nous sauver d'une frérocité jalouse. Pour l'instant,
le matriarcat s'installe en Europe et cela ne se passe pas si mal sur le
plan sexuel, qui a toujours été le lieu de ratages innombrables. C'est au niveau
des représentations qu'on ne s'y retrouve plus et qu'on trouve le
film mauvais. Il ne suffira pas de vouloir interdire le porno, ni de faire un porno plus policé, ni
même un porno de qualité, plus véridique, démocratique
et décomplexé. Il faudrait vraiment intégrer au niveau
cognitif
la dimension sexuelle et l'effet pornographique, trouver la bonne distance,
reconnaître nos pulsions humaines, l'importance du corps et de la transgression, sans tomber
dans le nihilisme ni renier notre liberté ou notre responsabilité,
ne plus faire l'ange ou la bête. Ce qui caractérise l'humanité
avec son néocortex c'est de pouvoir surmonter ses instincts s'il le
faut, les court-circuiter pour engager des stratégies plus complexes.
Cela n'empêche pas ces instincts d'exister et d'être indispensables
à notre existence même. Il est difficile de tenir le juste milieu.
Pour l'instant, cela ne tient pas debout, entre hypocrisie et bêtise. Les choses ne pourront certainement
pas en rester là mais la taupe continue de creuser.