Généalogie du Père

Programme de recherche
Depuis Freud, le Père est l'image du passage à la culture par l'interdit de la jouissance primordiale supposée naturelle. Comme tout interdit, l'interdit de l'inceste est en même temps un impératif de jouissance mais il introduit une coupure avec la nature comme fondation de la culture, de l'héritage symbolique et d'une transmission culturelle. Le Père est ici à la fois origine et norme, fondement de nos identifications individuelles comme idéal du moi. Mais ce n'est qu'un mythe auquel le réel ne saurait s'égaler. Ce n'est qu'une nécessité de discours (de repères) pour des individus détachés de la communauté politique et réduits à la jouissance solitaire des consommateurs-spectateurs. Il y a d'autres mythologies d'accès à la culture qui ne passent pas par l'opération singulière du Père, même si le père a toujours été utilisé dans les mythes (donnant l'illusion d'une compréhension immédiate et universelle de son symbolisme).

En fait, la figure du Père a pris de plus en plus d'importance à mesure que sa fonction était de moins en moins remplie. Sur ce point, et contrairement à beaucoup d'autres, la politique se réclame (depuis Pompidou en France) de la psychanalyse et de l'Oedipe pour justifier une politique de la famille nucléaire et de la responsabilité paternelle qui témoigne déjà de son défaut par sa nostalgie d'un patriarcat autoritaire dépassé. Il ne faut pas être dupe de cette nouvelle évidence, qui est surtout nouvelle bien qu'elle se présente comme originaire. Il suffit d'en suivre la généalogie historique. Notre Père qui est aux cieux n'était pas encore notre père réel ici-bas mais si l'un existe aussi peu que l'autre, le mythe est un peu là ! Notre hypothèse est que cette promotion du Père par la psychanalyse répond à l'individualisme exigé par le marché du travail salarié (voir Psychanalyse et Capitalisme). Le fondement réel est le salariat, le fondement symbolique c'est les Droits de l'Homme, le fondement mythique est le Père imaginaire. La réactivation du Père par son "meurtre" n'est qu'un mythe de justification d'une société atomisée, de la négation de la société comme telle, de sa totalité interdite (sauf sous la forme spectaculaire du culte de la personnalité) qui devient une "société secrète". En effet, l'atomisation est elle-même idéologique, négation des communautés réelles, au premier rang desquelles l'entreprise (restée hiérarchique) et l'État. Cette dimension politique de la normalisation oedipienne, se réduisant à l'adaptation et au moi autonome, a toujours été au centre de polémiques pour la psychanalyse française alors que les anglo-saxons y sont moins sensibles. L'anthropologie familiale anglo-saxonne basée sur l'héritage arbitraire semble plus adaptée à l'individualisme et à la singularité paternelle que l'égalitarisme ou la solidarité familiale française, sensible à l'universel et à un destin collectif.

La fonction du Père dans la psychanalyse s'introduit comme métaphore du désir de la Mère, idéal auquel nous devons nous mesurer pour rivaliser avec l'objet de son désir. C'est aussi la nomination par où nous est transmis un héritage singulier. Mais il ne s'agit jamais que d'une structure, une combinaison, une scène comme processus de signification. Le Père comme origine est un acte de foi. Toute origine est reconstruite. Il n'y a d'autre origine que celle de l'énonciation singulière et située de chaque énoncé (on parle toujours à quelqu'un, notre message nous vient de l'autre). Le Père est un modèle, un héritage, une obsession qui nous est assignée par le discours social et non pas une expérience originaire, naturelle et universelle. C'est le point d'appui de l'individu dans sa singularité qui l'enferme et l'isole des autres. Pourtant cet individualisme n'est pas pensable sans la société et son discours courant, sans l'histoire qui compte plus que les individus et leurs pères, divisant les familles. La mythologie du Père, dans son évidence enfantine, agit comme un refoulement de la dimension universelle et sociale du discours alors que c'est le discours social qui nous réduit à notre originalité. Et ce qui nous revient en symptôme tient vraiment du Père et nous promet une autre sorte de moi autonome, indestructible, alors que chacun dépend insupportablement des autres et de la société comme un tout, participant à sa reproduction comme à notre propre valorisation sociale. Certes, la psychanalyse en répondant à la pression individualiste se sert du Père pour s'en passer, mais elle donne ainsi confirmation malgré tout aux idéaux de l'individualisme et du patriarcat.

Notre siècle a connu pire encore, lorsque l'individualisme se réduit à son support corporel dans une objectivation totalitaire évacuant toute subjectivité. Le mythe paternel se réduit alors à la génération naturelle ("la filiation bouchère"), à l'origine du corps. Ce fondement scientiste de la norme, et biologique de la paternité, justifie l'hygiénisme d'un bio-pouvoir qui mène tout droit au racisme, à la défense de l'espèce (eugénisme), à la négation de toute liberté (répression sexuelle contre les monstres, les dégénérés, les masturbateurs, prohibition des drogues). On ne sait comment y répondre sans se contredire. Aussi des lois interdisent toute liberté de parole sur le racisme et le sexisme, ainsi que sur les drogues pour des raisons opposées. On n'interdit que ce qu'on produit soi-même, pour se défendre des conséquences effectives auxquelles on ne sait pas faire face. La cause est ici, au niveau idéologique de la science, l'identification de la transmission et de la Loi du Père au corps biologique alors que la norme est culturelle. On n'est pas un corps mais un projet. Le pouvoir nous objective et se veut responsable de notre corps au lieu d'être l'instrument de notre subjectivité collective. La cause matérielle se trouve d'abord dans le salariat lui-même comme concurrence de tous contre tous et force de travail. Or le salariat se décompose justement dans un travail de plus en plus immatériel.

Seul un dépassement effectif des rapports salariaux peut généraliser le dépassement de l'individualisme dans une idéologie écologiste où le Père n'est plus la nécessaire négation du collectif, ni la diachronie négation de la synchronie, ni le passé négation de tout avenir. Un revenu directement social (revenu d'existence ou d'autonomie) est nécessaire au vécu pratique de notre appartenance à la société hors du marché du travail salarié qui nous isole. Dépasser l'individualisme abstrait et le mythe de la dette ne peut signifier la négation douloureuse de l'individu dans un totalitarisme inhumain mais inscrire la personne concrète dans un projet collectif où chacun a sa valeur et dignité de par son autonomie et sa différence. Ce projet collectif existe toujours en soi comme reproduction et croissance, il peut être transformé pour soi. Le Père qu'on ne peut changer lui, n'est plus qu'un messager de la foule. C'est la fin de la psychanalyse et du moi autonome qui libère la dimension politique du symbolique confisquée par l'identification au Père singulier.

On peut esquisser un parcours historique de différentes significations du Père.

07/06/1999

Index